Le mysticisme spéculatif d’Eckart ne détruit pas moins, à sa manière, la notion de nature, que ne font les nominalistes ; et ses intuitions théologiques comportent la négation de tout être fini et partiel. A la fin du XIIIe siècle et au XIVe, les conditions de la vie intellectuelle et religieuse étaient assez différentes en Allemagne de ce qu’elles étaient devenues en France ; le développement des couvents y favorisait un mysticisme que le reste de la chrétienté avait surtout connu au XIIe siècle, au temps de saint Bernard et des Victorins. Ce mysticisme s’exprimait souvent, non seulement par des traités en latin, mais par des prédications en langue vulgaire destinées aux couvents de femmes et au peuple. Au XIIIe siècle, Mechtilde de Magdebourg (1207-1282), qui, après avoir mené la vie de charité et de pénitence d’une béguine, acheva sa vie au couvent de Helfta, dont les moniales étaient dirigées par des maîtres dominicains, est l’auteur de traités mystiques en langue vulgaire, qui sont un témoignage de la force de ce mouvement ; le dialogue lyrique entre l’âme et les sens, puis entre l’âme et le Seigneur, se termine par une effusion sur « l’amour éternel qui ignore la mort » 0. A la fin du siècle, en 1290, le provincial dominicain de Germanie, Hermann de Minden, prescrivait des prédications dans les couvents de femmes 0. C’est dans pareil milieu que se forme le mysticisme spéculatif des deux maîtres dominicains, Dietrich de Freiberg (mort en 1310) et maître Eckart (1260-1327), qui, venu de l’inspiration de Denys, du Livre des Causes et de Jean l’Érigène, a exprimé un trait essentiel de la pensée allemande.
Saint Augustin et Proclus, tels sont ceux qui ont inspiré à maître Dietrich son interprétation mystique de la théorie de l’intellect agent ; cet intellect, émané de Dieu, est « un individu, un être singulier qui se multiplie selon la multiplication de ceux dont il est de principe 0 ». Il est, en même temps, selon le mot augustinien, la partie secrète de l’âme (abditum mentis) d’où viennent science, vision et intelligence. C’est par le moyen de l’intellect agent que l’intellect possible passe à l’acte et saisit les intelligibles ; cette action aboutit non à une abstraction à partir des données sensibles, mais à une vision des règles éternelles et de la vérité immuable présente au secret de l’âme. Ce n’est pas par une nécessité naturelle, comme chez les Arabes, mais c’est par une grâce et une volonté providentielle que l’intellect agent est devenu forme de l’intellect possible ; de sorte que la vision béatifique ne sera pas due, comme le pense saint Thomas, à une lumière incréée qui, surnaturellement, élève l’intellect possible en dehors de son acte intellectuel, mais à la lumière créée, augmentée encore par la grâce 0. On voit à quel point est contraire à l’esprit thomiste cette indécision de frontière entre nature et surnature.