II. Jean Eckart

Jean Eckart, né en 1260, est entré de fort bonne heure chez les dominicains ; il a, dans l’ordre, d’importantes fonctions : il est élu provincial pour la Saxe en 1303, vicaire général pour la Bohême en 1307, provincial d’Allemagne en 1310, désigné pour une chaire à Paris en 1311 ; en 1314, il prononce des sermons en allemand à Strasbourg, et il est soupçonné de relations avec la secte des Beghards ; en 1326, à Cologne, commence contre lui un procès intenté par l’archevêque ; on fait une collection de propositions hérétiques tirées de ses œuvres ; mais la condamnation ne fut portée qu’en 1329 ; il était mort deux ans avant, en 1327.

Les vingt-huit propositions condamnées affirment l’éternité du monde, créé par Dieu en même temps que son fils, la transformation, dans la vie éternelle, de la nature humaine dans la nature divine, l’identité parfaite entre l’homme saint et Dieu, l’unité parfaite et sans distinction de Dieu, le néant de toute créature, l’indifférence de toutes les œuvres extérieures, l’intellect incréé comme étant quelque chose de l’âme. Cette doctrine, par la place qu’elle donne à l’homme divin, rappelle celle de Jean Scot, et plusieurs hérésies qui se rattachent à lui. Pour en juger, l’on possède quatre questions, deux datant du premier séjour à Paris (1302), sur l’identité de l’intellect et de l’être en Dieu et chez les anges, deux de son second séjour (1311) sur le corps du Christ et sur l’éternité du mouvement, un Opus tripartitum connu par fragments, et les écrits allemands, Livre de la divine consolation et Sermons.

C’est une thèse connue de saint Thomas que, en Dieu, être et comprendre (esse et intelligere) sont une seule et même chose ; c’est à cette thèse que s’attaque Eckart : il part d’une proposition connue de Plotin et de Proclus : la cause ne doit rien contenir de ce que contient l’effet. Dieu, étant le principe de tout être, ne doit point avoir d’être en lui ; mais (et sur ce point Eckart paraît abandonner le néoplatonisme), ce Dieu qui n’est pas être est intelligence : il renverse l’ordre de perfection généralement accepté qui subordonne l’être à l’intelligence ; « c’est l’intelligence qui occupe le premier degré dans les perfections, et ensuite l’être ». Sa preuve est que ce qui appartient à l’intelligence est un non-être : « Car si l’espèce qui est en l’âme était un être, par elle on ne connaîtrait pas la chose dont elle est l’espèce ; si elle était un être, elle conduirait à la connaissance d’elle-même et elle détournerait de la connaissance de la chose dont elle est espèce. » C’est donc même chose de dire que Dieu est au-dessus de l’être, qu’il est cause de l’être et qu’il est intelligence 0.

Ses spéculations sur les anges confirment cette absolue différence entre l’intelligence et l’être ; il s’appuie sur le texte connu d’Aristote pour montrer que l’intelligence doit être, pour connaître, complètement vide de tout être ; l’acte intellectuel, indéterminé en lui-même, est déterminé d’après son objet et n’a pas d’être intrinsèque. L’image intellectuelle n’est pas davantage un être, puisqu’elle n’est ni une substance, ni un accident, étant dans l’âme comme en un lieu, non comme un sujet. Enfin notre acte intellectuel, ayant sa cause dans l’être, n’est pas l’être, en vertu de ce principe que la cause ne contient rien de ce que contient l’effet. L’intelligence est donc pour Eckart la plus haute forme de la réalité, ce qui allait aussi bien contre le volontarisme des Franciscains 0 que contre le thomisme. De plus, étant tout à fait indéterminée, elle ne peut pas être, dans l’homme, une réalité différente de ce qu’elle est en Dieu. Il est impossible que l’intellect soit créé ; « l’intellect est propre à Dieu ; autant donc chaque chose a d’intellect, autant elle a de Dieu, autant elle a d’un ou d’être ; monter jusqu’à l’intellect, c’est s’unir à Dieu 0 » ; la créature, c’est tout être qui est en dehors de l’intellect.

Eckart n’a pas toujours gardé le même langage que dans les Questions, mais il a gardé la même doctrine. Il pense comme Plotin ; selon celui-ci, puisque l’Un est le principe de tous les êtres, on doit dire qu’il n’est point ces êtres, puisqu’ils sont au-dessous de lui, mais on doit dire aussi qu’il est tous ces êtres, puisqu’ils viennent de lui. Dans les Questions, Eckart a préféré le premier langage ; il emploie le second lorsqu’il affirme dans l’Opus tripartitum : « Dieu est l’être » ; sa raison principale est que « toute chose qui est a, par l’être et de l’être, tout ce qu’elle est ; si donc l’être est différent de Dieu, elle tient l’être d’autre chose que de Dieu 0. » Et il n’y a là que des formules fort habituelles. Ce qui est particulier à Eckart, c’est l’usage qu’il en fait : dans la doctrine thomiste, la créature a un être dérivé, distinct de l’être du créateur et qui n’a avec lui que des rapports d’analogie. Eckart ignore cet être dérivé et analogue : l’être, chez lui, est comme d’un bloc ; donc la créature ou bien est identique à l’être, ou bien n’est rien du tout ; il s’agit de savoir, dans ce cas, comment on interprétera l’existence de l’homme dans le monde, et son activité morale ou religieuse. C’est l’union de ce problème spéculatif et pratique qui fait l’originalité d’Eckart.

Dieu est « l’être pur et plein », sans mélange de multiplicité et de négation ; l’un lui convient donc, plus encore que le vrai ou le bien ; « l’unité désigne la moelle ou le sommet de l’être, l’être en lui-même, exclusion faite de toute négation » ; l’un est donc « la négation de la négation » ; toute créature a une contradiction en elle ; chacune refuse d’être l’autre ; Dieu exclut, au contraire, toute altérité ; il est celui qui est. Dans cette indistinction absolue, Eckart introduit pourtant des distinctions de deux ordres, d’abord la distinction philosophique que Gilbert de la Porrée avait déjà faite entre la Déité et Dieu, puis la distinction dogmatique des trois personnes. La déité (Gottheit), c’est Dieu, abstraction faite de toutes ses relations, c’est l’un, dont on ne peut rien dire, le désert, l’abîme uniforme, l’immobile silence, la lumière qui s’écoule en elle-même ; en Dieu au contraire, il y a opération et activité et distinction de personnes. Pour bien saisir le sens de cette première distinction, il faut la concevoir comme l’envers de l’itinéraire mystique de l’âme : la divinité désigne le terme dernier de cet itinéraire, auquel Dieu est lui-même résorbé dans la divinité ; une distinction de ce genre chez Eckart se comprend moins comme la position de deux termes que dans le retour de l’un à l’autre,

Et c’est la remarque qu’il nous faudra faire sur toutes les distinctions qu’Eckart introduit dans l’être après avoir proclamé qu’il était sans distinction. Ce sont, si l’on peut dire, des distinctions évanouissantes qui ne rentrent pas dans la classification scolastique de distinctio realis, formalis ou rationis. Telle est aussi sa théorie de la Trinité : comme on l’a fait remarquer 0, « l’unité du processus trinitaire y est plus accentuée que les distinctions de personnes ». Dans la génération du Fils par le Père et la procession du Saint-Esprit, Eckart voit seulement « l’être simple et seul revenant par tout lui-même sur tout lui-même par un retour complet ». Le retour sur soi n’est rien ici, comme dans le livre Des Causes, que le séjour en soi ; les personnes ne sont que les moments d’un processus qui serait éternellement achevé ; il n’y a pas plus de distinctions entre les personnes que dans la nature divine.

Une autre multiplicité introduite en Dieu est celle des Idées ou raisons des choses, qui existent dans le Verbe, parole de Dieu où s’expriment, idéalement, toutes les créatures ; ici encore Eckart insiste sur l’indivision effective du monde idéal ; les choses n’y ont pas leur être formel, avant d’être produites au dehors dans la création. Dans la création elle-même se retrouvera l’unité : « Dieu créateur affecte tout le créé de sa propre unité, de son égalité, de son indistinction » ; il faut raisonner sur l’univers comme sur un organisme, dont toutes les parties sont un être unique ; « ce ne sont pas, dans le tout créé, les parties qui confèrent l’être à leur tout ; inversement, elles reçoivent l’être du tout, à travers le tout et dans le tout ». L’être donc appartient au tout et seulement au tout ; la partie, par elle-même, n’a pas d’être ; elle n’a d’être que rapportée au tout, et le tout est un et simple. Ainsi est encore reprise et résorbée la multiplicité des créatures ; Dieu est partout où est l’être ; « rien n’est aussi un et moins distinct que Dieu et tout le créé » ; Eckart admet la thèse classique que être, vie ou sagesse ne se disent du Créateur et des créatures que par analogie ; mais ce n’est pas du tout pour conférer quelque être dérivé aux créatures ; la formule veut dire bien plutôt que « toute créature a, de Dieu et en Dieu, et non pas en elle-même, l’être, la vie et la sagesse, d’une manière positive et radicale ». Et c’est pourquoi l’on doit dire que les créatures n’ont aucun être et ne sont rien ; ce qui est limité, ce qui s’éloigne de l’être n’est rien. L’ubiquité de Dieu veut dire que « Dieu est tout entier en quelque créature que ce soit, en une comme en toutes » ; aussi faut-il dire, contrairement à saint Thomas, qu’il aime toute chose également, parce que c’est lui-même qu’il aime en toutes.

Tout est commandé, dans ce système spéculatif, par cette maxime unique : l’unité de l’être ne subit aucune atteinte, aucune déchéance. S’il est très inspiré du néoplatonisme, il en a rejeté implicitement une thèse essentielle, c’est celle de la participation ; chez lui, il ne peut pas y avoir d’images multiples de l’être. Il n’a fait ainsi, il est vrai, que pousser à la rigueur une tendance qui est commune à tous les néoplatoniciens, la tendance à tout résorber dans le transcendant ; il s’agit moins d’expliquer l’être qui est en dehors de l’être que de l’annuler dans la mesure où il refuse de se laisser résorber en lui.

Aussi toute cette construction spéculative ne peut prendre son sens que par la vie mystique où se réalise effectivement cette annulation. Toute sa doctrine est dans ces paroles : « L’être du juste est identique à l’être de la justice ; juste et justice sont par le même être, ils jouissent du même être ; le juste, comme tel, tient et reçoit son être tout entier de la seule justice 0. » Cette identité foncière du participant au participé est l’aspect d’un intellectualisme profond qui, toujours, dans un être, se refuse à saisir le sujet actif et ne veut en retenir que le contenu représentatif ; la raison est, pour lui, plus noble que la volonté ; « c’est elle qui reçoit Dieu lui-même dans son être propre et nu ». C’est que l’image ne peut rien posséder d’elle-même qui la distingue de son modèle. D’autre part, c’est avant et en dehors de toute volonté que Dieu s’est manifesté dans son Verbe : la production d’une image est une émanation immédiate. Ce qui est vrai de la génération du Fils est vrai de l’image que, d’après la Genèse, Dieu a imprimée en toute âme et qui constitue la plus intime partie de l’âme ; Dieu est en elle immédiatement, et elle est immédiatement en Dieu ; elle coïncide avec le Fils, elle est le Fils lui-même ; elle se confond avec Dieu comme la flamme d’un brasier avec celle qui l’a allumé ; il s’agit non d’une union, mais d’une unité, non d’une ressemblance, mais d’une identité. « L’âme hait la ressemblance ; elle n’aime pas la ressemblance comme elle est en elle et à cause d’elle ; elle l’aime à cause de l’un, qui est caché en elle... Le semblable, est méchant et trompeur ; si j’étais un, je ne serais pas semblable 0. »

Les augustiniens voyaient l’image de Dieu dans la trinité des puissances qu’ils trouvaient dans l’âme ; il en est tout autrement chez Eckart. Il y a bien dans l’âme une trinité de puissances, une trinité inférieure, la rationnelle, l’irascible et la concupiscible, et une triade supérieure, mémoire, intelligence et volonté. Mais l’image de Dieu est au-dessus de cette triade ; c’est le fond (grunt), la lumière, l’étincelle (fünkelin) qui n’est pas du tout une puissance de l’âme mais son être même. L’âme, comme image, est incréée ; l’âme, douée de puissances, est au contraire multiple et créée. L’âme image est un être un et simple qui n’a aucun mode ni propriété. Eckart reprend l’idée plotinienne qu’il a pu connaître par Gundissalvi ; par sa partie supérieure, l’âme reste dans l’éternité et n’a aucun rapport avec le temps ni avec le corps. Au-dessus des sens (Sinne), au-dessus de l’entendement (Verstendikeit) est la raison (Vernüftikeit), identique à l’étincelle, qui découvre l’identité de l’âme et de Dieu 0.

La mystique est donc toute, comme chez Plotin, dans la connaissance de l’être éternel que nous sommes foncièrement et que nous restons éternellement ; elle n’est pas transmutation mais connaissance. Aussi la condition pratique qui s’impose à la vie religieuse est l’ascèse qui supprime les obstacles à cette connaissance, et avant tout la multiplicité. « L’âme est d’autant plus pauvre et misérable qu’elle s’attache à plus de choses. » Non seulement il faut se détacher de toute créature, se libérer de toute influence extérieure, devenir pauvre en esprit, mais être indifférent à toutes choses, fût-ce à l’intimité avec Dieu, à la sainteté et au règne de Dieu : virginité de l’âme, pureté du cœur, liberté du vouloir ne s’obtiennent qu’à ce prix. Un corollaire de ces règles était le complet mépris des œuvres ; les œuvres, veilles, pénitences ou prières, ont rapport au temps et supposent un salut qui est un événement à venir et qui s’achète ; « l’acte extérieur n’est donc pas proprement bon ni divin, et Dieu ne l’opère ni ne l’engendre, puisqu’il n’opère que sans interruption de temps ». Le mérite des œuvres suppose que l’activité divine pourrait plus ou moins s’insérer dans le temps, ce qui serait revenir à la participation. Avec ces œuvres n’a rien de commun le but de l’âme, « qui est de trouver sa parfaite identité avec Dieu ; l’âme, en qui Dieu est né, n’est rien moins que Dieu ; il ne s’agit plus alors de connaître Dieu ni de l’aimer et en général de rien connaître ni de rien aimer, mais de se créer soi-même, à partir du fond de la divinité 0». L’intellectualisme d’Eckart n’est donc, comme celui de Plotin, que provisoire ; il a pour but final l’être, non le connaître.

Conclusion

Le Moyen Age intellectuel, c’est-à-dire, selon notre définition, l’époque où l’enseignement philosophique est donné par le clergé, régulier ou séculier, s’achève avec le XIVe siècle. Au XVe siècle naissent des milieux intellectuels tout nouveaux, tels que les Académies italiennes, l’Académie platonicienne dans la Florence de Laurent de Médicis. l’Académie aldine à Venise, où se rencontrent laïques et clercs ; l’humanisme de Marsile Ficin, l’aristotélisme non chrétien de l’Université de Padoue (qui a d’ailleurs débuté au XIVe siècle), le platonisme de Nicolas de Cuse, sont les signes d’un esprit nouveau : la forme littéraire change ; elle évolue peu à peu vers le traité, vers l’essai, vers le dialogue ; elle cesse d’être purement dialectique.

Le Moyen Age philosophique a été une vaste expérience intellectuelle, qui, comme toutes les expériences du même genre, a été imposée par les circonstances, mais qui n’a pu être tentée que par des esprits vigoureux : cette expérience, c’est celle de l’introduction de la pensée rationnelle, issue de la Grèce, dans une civilisation chrétienne ; c’est, en gros, la solution du problème des rapports de la raison et de la foi. Mais il faut ici se défier des oppositions tranchées : nous ne connaissons pas d’état de la pensée religieuse chrétienne qui n’ait été lié à l’hellénisme, ne fût-ce que par la langue où elle s’exprimait, et le point de départ du Moyen Age, c’est la littérature patristique, où les Pères grecs et latins introduisent tant de la science et de la philosophie grecques. Le christianisme n’a donc jamais existé sans la philosophie. Il n’en est pas moins vrai que, dès le début du Moyen Age, on eut la conscience très nette d’une différence, allant parfois jusqu’à l’opposition, entre les lettres sacrées et la tradition profane ; mais en même temps, on sentait la nécessité d’user de la tradition profane (des sciences du trivium et du quadrivium et même de la morale rationnelle) pour donner consistance et forme à la vie chrétienne. Le problème s’imposait donc à ces hommes d’Occident, moins cultivés mais plus vigoureux que les Orientaux, et qui répugnaient à laisser la pensée se fixer en un pur verbalisme.

La solution de ce problème fut cherchée dans deux directions différentes, qu’on pourrait appeler la direction anselmienne et la direction thomiste. Dans la première, la raison entre dans la substance même de la vie chrétienne et dans la destinée surnaturelle de l’homme ; intermédiaire entre la foi et la vision, elle nous fait pénétrer dans le domaine des choses spirituelles ; elle nous élève vers notre fin. Dans la seconde, qui est dominée par le grand fait de l’introduction de la philosophie aristotélicienne comme une sorte de bloc rationnel et indépendant de la foi, la raison a le pouvoir de constituer, d’elle-même et de sa propre initiative, une philosophie autonome : l’œuvre d’Aristote existe, indépendamment de la révélation chrétienne ; en revanche, la raison est spontanément dirigée vers les choses sensibles ; si, de ces choses, elle s’élève jusqu’à l’affirmation d’une existence spirituelle, ce n’est que par une inférence qui en est tirée. Dans ces conditions, elle garde encore un rapport avec la foi, mais un rapport extérieur ; la foi se fait le guide de la raison, soit en lui interdisant certaines conclusions que le raisonnement semble autoriser, soit en l’élevant vers la réalité divine, qu’elle ne fait que pressentir. Remarquons que, chez saint Anselme comme chez saint Thomas, il s’agit moins de la solution d’un problème abstrait que d’une direction d’ensemble dans la vie spirituelle.

Dans l’une et dans l’autre direction, qui sont suivies avec rigueur du XIe au XIIIe siècle surtout, il apparaît, au XIVe siècle, qu’il y a eu un complet échec. On voit se dissocier les éléments du tout que les classiques du Moyen Age avaient essayé de former : le nominalisme apparaît, affirmant en même temps l’impossibilité, pour la raison, de s’élever jusqu’à l’existence de Dieu, et la nécessité, pour elle, d’arriver à une conception de la nature que l’on oppose à celle qui était liée traditionnellement à la foi chrétienne. Cette discordance interne est comme symbolisée par l’opposition que l’on voit éclater alors (bien qu’elle fût préparée dès le XIIe siècle) entre la vie intellectuelle et la vie mystique.

En posant, avec une telle continuité et une telle passion, le problème de la raison, le Moyen Age a maintenu le trait essentiel de notre civilisation occidentale, qui a commencé à l’est de la Méditerranée, au VIe siècle avant notre ère, dans les cités ioniennes, je veux dire l’effort pour faire progresser aussi loin que possible la raison humaine : mais il y a plus, le problème de la nature et des limites de la raison, problème qui a été une condition du développement de la pensée moderne, n’a pu se poser qu’après une époque où l’on avait réfléchi sur les rapports de la raison avec la vie spirituelle dans son ensemble, mieux, où l’on avait senti la nécessité vitale de cette question ; et s’il est vrai qu’au Moyen Age l’on ne pouvait même pas pressentir le rationalisme moderne, parce que l’on avait, de la raison, une conception trop verbale, trop étroite, insuffisamment nourrie par la conscience de ses progrès effectifs, il n’en reste pas moins que son résultat global est d’avoir incité la raison à prendre plus parfaitement conscience d’elle-même et de sa nature.

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