Ch. 1 - Les conditions historiques

Le XIIIe siècle a commencé par le pontificat d’Innocent III (1198-1215), et il s’est, achevé à la première année de celui de Boniface VIII ; il a vu ainsi les deux représentants les plus énergiques et les moins disposés au compromis de la théocratie papale ; mais, tandis qu’Innocent III réussit dans presque toutes ses entreprises, Boniface VIII trouve en Philippe le Bel un adversaire décidé à mettre fin à l’ingérence de la papauté dans les affaires des États ; c’est donc le XIIIe siècle qui a vu le déclin de cet augustinisme politique qui absorbait l’État dans l’Église ; mais on voit aussi décliner, avec la découverte des œuvres d’Aristote, l’augustinisme intellectuel, qui étendait sans limites le domaine de la théologie. Il y a place pour un État indépendant de l’Église, comme pour une philosophie rationnelle, séparée de la théologie.

L’adoption des Universités par les papes et la protection des ordres mendiants, Dominicains et Franciscains, ont marqué, au XIIIe siècle, un changement dans ce que l’on pourrait appeler la politique spirituelle de la papauté. La création de l’Université, pas plus que celle des ordres mendiants, ne revient à l’initiative du pape ; l’une et les autres se sont organisés spontanément ; et le pape n’a eu qu’à prendre en main et qu’à utiliser des forces spirituelles qu’il n’avait pas fait naître. Jusque-là, les écoles, soit abbatiales, soit épiscopales, ne dépendaient qu’indirectement du pape ; les écoles épiscopales, devenues, au XIIe siècle, les plus florissantes, étaient sous la direction immédiate de l’évêque et de son chancelier. Au début du XIIIe siècle, à Paris, cette dépendance était devenue pour les maîtres une sujétion intolérable ; mais le seul moyen pour eux de se soustraire à la hiérarchie ecclésiastique, c’était de dépendre immédiatement du pape ; de la même manière, tout au long du XIIe siècle, des princes ou même des rois s’étaient faits, au temporel, vassaux du Saint-Siège pour échapper aux liens de suzerainetés plus puissantes. C’est à la suite de luttes à très nombreuses péripéties, que, à Paris, l’Association générale des maîtres et des étudiants (Universitas magistrorum et scolarium) a réussi à arracher au chancelier de l’évêque la direction des études et à se faire reconnaître officiellement par le pape en 1231.

Dans tous les conflits qui ont eu lieu au cours du siècle, entre l’Université et le chancelier d’abord, puis entre elle et les papes, il ne s’agit nullement de doctrine, mais d’une aspiration générale à l’autonomie, qui se marque surtout par la prétention de conférer les grades aux étudiants et de choisir ses propres professeurs ; l’Université est, en un sens, un fait social analogue à celui des communes ; comme les communes sont à côté de la hiérarchie féodale, l’Université est en dehors de la hiérarchie ecclésiastique ; comme la commune est aspiration à un développement économique plus libre et plus étendu, l’Université, faisant suite aux écoles du XIIe siècle, recherche, au milieu de toutes les difficultés d’une orthodoxie pointilleuse, un développement de la pensée qui corresponde à ses exigences internes ; la preuve, c’est que les conflits de doctrines sont nombreux à l’intérieur même de l’Université. Il faut ajouter, il est vrai, que ces conflits doctrinaux, dès qu’ils paraissent intéresser la foi, sont tranchés non par une discussion libre mais par les pouvoirs spirituels, l’évêque ou le pape ; les adversaires ont l’habitude d’user continuellement vis-à-vis les uns des autres d’armes bien différentes de celles de la libre discussion ; ils accusent leur adversaire d’hérésie, et ils cherchent à faire condamner des propositions qui, en apparence du moins, sont purement philosophiques. La puissance supérieure n’apparaît pas comme stimulatrice et génératrice de la recherche, mais comme régulatrice et gardienne sans appel de l’orthodoxie. La situation est par là très différente de ce qu’elle a été dans les siècles antérieurs ; il ne s’agit plus de méditations sur la foi que promouvait l’Église, ni même d’un prolongement de cet humanisme antique dont les monastères gardaient les œuvres, mais de discussions qui ont lieu dans un domaine de notions purement rationnelles, où la foi n’a aucune place : si la foi a bien entendu encore son mot à dire, ce n’est plus que de l’extérieur, pour dire si l’opinion établie sur des raisons est ou non d’accord avec la croyance catholique. Nous trouvons ici la même ambiguïté que dans toutes les créations du XIIIe siècle : un jaillissement de forces nouvelles et indépendantes qui sont foncièrement différentes de l’Église et, d’autre part, une interprétation mystique de ces forces qui les asservit à l’Église et à la papauté.

Il faut ajouter que l’on retrouve cette même dualité et cette combinaison d’éléments différents à l’intérieur même de la spiritualité chrétienne. Les deux ordres mendiants, les Franciscains et les Dominicains, qui, fondés au début du siècle, deviennent les plus fermes soutiens de la foi catholique, sont, dans leur origine, indépendants de l’action propre de l’Église. Cela est surtout vrai des Franciscains. François d’Assise, en renonçant à tous ses biens et en se livrant à l’apostolat, visait le même idéal de perfection évangélique que, au XIIe siècle, Pierre Valdo, ce commerçant de Lyon qui se voua à la pauvreté et qui réunit autour de lui ces nombreux pauvres de Lyon, que l’on appela les Vaudois ; mais les Vaudois aboutirent à une hérésie qui eut son clergé, indépendant du clergé catholique, tandis que les Franciscains, dans leur apostolat, qui, dès 1225, s’étendait à la chrétienté tout entière, étaient entièrement soumis à la papauté. C’est aussi d’une initiative personnelle que naquit l’ordre des Dominicains : au début du XIIIe siècle, la conversion des Albigeois avait été confiée à des moines cisterciens qui ne réussissaient pas à convaincre ces Cathares, chez qui la recherche de la simplicité évangélique était en trop grand contraste avec l’opulence des ecclésiastiques ; Dominique, le sous-prieur de l’évêque d’Osma, qui traversait le Languedoc, eut l’intuition qu’on ne pouvait convaincre les Cathares qu’en luttant avec eux d’austérité ; alors commencèrent, avec l’assentiment du pape, ces prédications qui aboutirent à la fondation de l’ordre des Prêcheurs, approuvé en 1216. Ces deux ordres, ainsi nés spontanément, constituèrent, au XIIIe siècle, une sorte de police spirituelle, parfaitement organisée ; chacun était sous la direction d’un supérieur unique, et il était divisé en provinces. Ainsi ces ordres qui, primitivement, étaient comme une soupape de sûreté pour satisfaire à des besoins religieux que contentaient insuffisamment la hiérarchie ecclésiastique et les ordres existants, entrent, comme éléments, dans la vaste organisation de l’Église et, en se répandant à travers l’Europe, affirment son caractère universel.

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