SCÈNE III : La cour du palais ducal, dont les portes extérieures sont fermées de peur que le peuple ne s'y introduise. LE DOGE entre revêtu du costume de sa dignité. Il s'avance au milieu du conseil des Dix, et d'autres patriciens suivis par des gardes, jusqu'à l'escalier du Géant (où le Doge jurait fidélité à Venise). C'est là que l'exécuteur de la justice se tient avec sa hache. En arrivant, un chef des dix dépouille la tête du Doge de la toque ducale.

LE DOGE : Ainsi donc le Doge n'est plus, et je suis enfin redevenu Marino Faliero : il m'est agréable de l'être, quoique ce ne soit que pour un moment. C'est ici que je fus couronné. Sois-moi témoin, ô ciel ! que je sens plus de joie en renonçant à cette brillante illusion, à ce diadème dérisoire, que je n'en éprouvai en recevant pour la première fois cet ornement fatal.

UN MEMBRE DU CONSEIL DES DIX : Tu trembles, Faliero !

LE DOGE : C'est donc l'effet de l'âge.

BENINTENDE : Faliero, n'as-tu plus rien à recommander au Sénat, qui soit compatible avec la justice ?

LE DOGE : Je voudrais recommander mon neveu à sa clémence, et mon épouse à sa justice ; car il me semble que ma mort, une mort comme la mienne, doit tout compenser entre l'État et moi.

BENINTENDE : On fera droit à ta prière, malgré ton crime inouï.

LE DOGE : Inouï ! En effet, il n'est pas d'histoire qui ne nous montre mille conspirateurs couronnés, armés contre le peuple ; il n'y a eu qu'un souverain qui soit mort pour le rendre libre, et il en va mourir un second aujourd'hui.

BENINTENDE : Et quels sont les souverains qui sont morts pour une telle cause ?

LE DOGE : Le roi de Sparte et le Doge de Venise... Agis et Faliero.

BENINTENDE : As-tu encore quelque chose à dire ou à faire ?

LE DOGE : Puis-je parler ?

BENINTENDE : Tu le peux ; mais souviens-toi que le peuple est trop éloigné pour t'entendre.

LE DOGE : Je ne parle pas à l'homme, mais au temps et à l'éternité dont je vais faire partie... Vous, éléments avec qui je vais tout à l'heure me confondre, que ma voix soit comme une âme pour vous ! Flots d'azur, qui portiez ma bannière ; vents, qui aimiez à jouer avec elle, et qui enfliez les voiles du navire qui me conduisait à la victoire ; ô toi ! ma terre natale, pour laquelle j'ai versé mon sang, et toi, terre étrangère qui en fus teinte ; vous, degrés de pierre, qui n'absorberez pas celui qui me reste et dont la vapeur fumante s'élèvera aux cieux ; vous, cieux, qui le recevrez ; toi, soleil qui nous éclaires, et toi qui allumes et éteins les soleils...je vous prends à témoin que je ne suis pas innocent !... Mais ces hommes le sont-ils ?... Je péris ; mais je serai vengé ; des siècles encore éloignés flottent sur l'abîme des temps à venir et découvrent à ces yeux qui vont se fermer le sort futur de cette ville orgueilleuse... Je lui laisse mon éternelle malédiction pour elle et ses enfants... Oui, les heures engendrent en silence le jour où cette cité, construite pour servir de rempart contre Attila, cédera lâchement à un nouvel Attila, sans verser pour se défendre seulement autant de sang qu'il en va couler, dans mon sacrifice, de ces veines souvent épuisées pour la protéger... Elle sera vendue et achetée, et donnée en apanage à ceux qui la mépriseront. D'empire elle deviendra province ; de capitale, petite ville où des esclaves formeront son sénat, des mendiants ses patriciens, et d'impudiques mercenaires son peuple. Quand l'Israélite occupera tes palais, le Hun tes forteresses, et quand le Grec traversera tes marchés et te ravira tes trésors en souriant ; quand tes patriciens mendieront un pain amer dans tes rues, et dans leur honteuse misère feront de leur noblesse un objet de pitié ; quand ceux qui conserveront quelque débris de l'héritage de leurs aïeux flatteront le ministre d'un roi barbare dans le même palais où ils étaient assis jadis comme souverains, et où leur souverain fut immolé par eux ; quand, fiers encore d'un nom dégradé, ou issus d'une femme adultère, glorieuse de s'être livrée au gondolier robuste ou au soldat étranger, ils se feront un honneur d'avoir conservé jusqu'à la troisième génération l'infamie de leur origine ; quand tes fils seront au dernier rang des hommes, esclaves renvoyés aux vaincus par les vainqueurs, méprisés par les lâches eux-mêmes moins lâches qu'eux, et repoussés par les vicieux pour des vices monstrueux dont le nom et l'image n'existeront pas ; quand de l'héritage de Chypre, aujourd'hui soumis à tes lois, il ne te restera que sa honte transmise à tes filles dont les prostitutions feront oublier celles de cette île, passées en proverbes ; quand tous les maux des États conquis s'attacheront à toi, le vice sans splendeur, le crime sans le charme de l'amour pour en adoucir et farder l'apparence ; les grossières voluptés sans passion, dont l'habitude te fera un besoin, et l'affectation étudiée d'une froide débauche qui fait un art des faiblesses d'une nature dépravée... quand tous ces fléaux pèseront sur toi et d'autres encore ; quand le rire sans gaieté, les amusements sans plaisir, la jeunesse sans honneur, la vieillesse avilie, la faiblesse et un sentiment douloureux contre lequel tu n'oseras ni lutter ni murmurer, t'auront rendu le pire et le dernier des déserts peuplés, alors, dans ton agonie, au milieu des assassinats dont tu seras témoin, pense au mien. Caverne d'hommes ivres du sang des princes, enfer au milieu des eaux , Sodome de l'océan, je te dévoue aux dieux infernaux, toi et ta race de vipères ! (Ici le Doge se tourne et s'adresse à l'exécuteur.) Esclave, fais ton devoir ! Frappe comme je frappais l'ennemi... frappe comme j'aurais frappé ces tyrans ; frappe avec la force de ma malédiction... frappe, et qu'il suffise d'un coup !

Le Doge se jette à genoux ; et au moment où le bourreau va lever la hache, la toile tombe.

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