V Complications

Une nouvelle attendait Marrières à son retour. Sa belle-mère, dont il avait toujours refusé les avances, était venue rendre visite à Hélène et l’avait invitée à dîner.

– Je me suis engagée, dit la jeune femme. Maman n’a pas fixé de date : le jour qui te conviendra sera le sien.

– Bien entendu, sans Jacques ?

– Naturellement.

Hélène avait mis son mari au courant de la scène qui s’était passée dans le bureau de la gare du Nord. Maurice n’en avait pas éprouvé de surprise. C’était avant le jugement. Il se trouvait à la Santé et ne se souciait que de préparer sa défense. L’attitude de Jacques le laissa donc indifférent, mais il interdit à sa femme de le revoir et, par la suite, comme après la condamnation, Mme Bazanges s’était ralliée à l’opinion du bureaucrate, Maurice avait rompu définitivement avec la vieille dame et son fils. Il ne faisait exception que pour Adrien dont la stricte correction dans cette pénible affaire, l’avait réconforté.

– Quelle lubie a ta mère ? fit Maurice étonné. Elle m’a invité moi aussi ?

– Bien sûr !

– C’est juste : elle ne pouvait faire autrement. En tout cas, elle aura mis du temps à se décider.

– Voyons Maurice, expliqua doucement Hélène. Tu as toujours été le préféré de maman. Son tort est d’avoir écouté Jacques. Mais c’est l’aîné et tu le connais : il a dû revenir à la charge et mère, pour avoir la paix…

– Je ne lui reproche rien.

– Alors veux-tu choisir ton jour ?

Ils tombèrent d’accord sur le prochain jeudi, puis n’en parlèrent plus. Hélène écrivit rue Bayen. La vieille dame répondit aussitôt : elle envoya même après sa première lettre, quatre longues pages afin d’exprimer à son gendre l’affection qu’il lui inspirait et la joie qu’elle aurait de se retrouver en sa présence. Enfin, elle pria, par pneumatique, Hélène de lui prêter Yvonne pour la cuisine. Ce dîner constituait un véritable événement dans la vie de Mme veuve Bazanges. Elle n’en dormit pas de deux nuits, puis le jour arriva qui devait, à ses yeux, consacrer une tardive, mais touchante réconciliation.

– Sans cérémonie, avait précisé la vieille dame à sa fille. Que ton mari vienne en veston.

Les joues baignées de larmes, elle étreignit son gendre dès qu’il eût paru dans le salon et, bouleversée au point de ne pouvoir prononcer une parole, oublia de sonner la bonne pour qu’elle apportât du porto.

– Mère, tu perds la tête, lui signala gentiment Hélène.

Maurice avança un fauteuil.

– Allons ! s’écria-t-il de bonne humeur, remettez-vous. Je vais m’asseoir tout près. Nous avons beaucoup de confidences à échanger.

La maîtresse du logis s’essuya les yeux.

– Pardonnez-moi, dit-elle… n’est-ce pas… je suis émue. Quelle mine ! ajouta-t-elle extasiée en contemplant son gendre.

– Oui, admit Maurice de bonne grâce.

Il tripotait, avec peut-être un rien de nervosité, les franges du filet de dentelles épinglé sur les bras de son siège.

– Je ne vous ai pas… commença Mme Bazanges qui s’arrêta saisie par la crainte d’avoir fait, involontairement, une maladroite allusion au séjour de Maurice en prison.

Celui-ci esquissa un sourire.

– Pas… quoi ? interrogea sottement Hélène.

Sa mère lui jeta un regard suppliant.

– Non, dit alors Maurice, rassurez-vous… Vous ne m’avez pas vexé.

Il y eut un moment de gêne.

– Va-t-on bientôt dîner ? s’enquit Hélène pour rompre le silence. J’ai faim.

– Moi aussi ! déclara Marrières.

La vieille dame se leva.

– Oh ! soupira-t-elle… par exemple… Et le porto qui est tout préparé et que cette fille…

Elle appela :

– Marcelle !

Une petite bonne à l’air effronté poussa la porte vitrée de la salle à manger et s’avança, tenant un plateau garni d’une bouteille et de trois verres. Tout de suite, elle examina curieusement Maurice.

– Eh bien ! servez Monsieur ! lui ordonna sa maîtresse d’un ton brusque. Qu’attendez-vous ?

Marcelle prit une expression dédaigneuse et, s’acquittant de sa tâche, ne manqua point de vérifier à la dérobée, dans une glace, l’harmonie de sa coiffure. Elle s’était fait faire, en prévision du dîner, une « indéfrisable » qui lui prêtait l’apparence d’une habituée de dancing. Au demeurant, c’était une fille de la campagne, assez mal dégrossie, mais qui terrorisait par son genre et par ses allures canailles la vieille dame.

– Madame en veut ? demanda-t-elle sans aménité à Hélène.

Cette dernière saisit un verre et répondit pendant que Marcelle versait :

– Là… merci !

– Et vous ?

– Oh ! un doigt, fit Mme Bazanges.

Elle échangea avec sa fille un de ces longs coups d’œil chargés de mépris qu’ont entre elles les personnes distinguées en présence d’une domestique dont elles doivent subir les insolences.

– C’est bien. Allez ! décréta-t-elle ensuite sur un ton glacial à Marcelle. Vous me préviendrez quand Yvonne sera prête.

– Probable ! repartit à mi-voix la camériste qui se retira en lançant une œillade goguenarde à Maurice.

On but sans conviction une gorgée de porto. Nul n’avait envie de parler : la sortie de Marcelle, sa façon de lorgner Maurice, son maintien déhanché, sa coiffure consternaient Mme Bazanges. Elle n’osait cependant émettre ses doléances et il fallut qu’Hélène, après avoir posé son verre sur un guéridon d’acajou, hochât sévèrement la tête pour que la brave femme exhalât sa rancœur.

– Que veux-tu ? Je n’arrive pas à en garder une seule dans ce quartier. Elles ont trop l’occasion de s’amuser avenue Wagram.

– Où as-tu découvert cette perle ?

– Comme les autres, au bureau de placement. Les renseignements n’étaient pas mauvais… et… tu vois !

– Oui, jugea Maurice : elle a l’air de faire le trottoir.

– Pas absolument, essaya de protester la belle-mère.

– Oh ! conclut Hélène, peu s’en faut !

Mais Marcelle reparut et annonça que le dîner était servi. Tous trois passèrent dans la salle à manger, se mirent à table et absorbèrent en silence le potage. Sous le lustre en fer forgé dont les ampoules répandaient au travers de petits abat-jour en taffetas, une lumière tamisée, les convives manquaient d’appétit. Ils observaient envers la jeune soubrette une réserve qui donnait à ce début de repas un caractère assez pénible de contrainte. Marrières gardait les yeux fixés sur son assiette.

– Versez à boire, articula tout à coup Hélène.

Sa mère la remercia d’un regard puis, désireuse de rompre la glace, elle énuméra les plats du menu :

– Vous n’avez, mes petits, que des soles meunière, un poulet à la crème, des champignons, du foie gras, une salade, une tarte…

– Pour la tarte, laissa tomber avec une nuance de douce satisfaction Marcelle, elle n’est pas arrivée.

– Vous n’avez pas téléphoné ?

– Non, Madame.

– Bah ! enchaîna Hélène en s’adressant à la maîtresse de maison, nous y renoncerons. Maurice n’aime pas tellement la pâtisserie.

Et discernant sur le visage de la jeune bonne une expression d’ironie, elle dit à Marrières :

– N’est-ce pas ?

– Non, non, fit-il.

Mme Bazanges murmura :

– C’est dommage ! On aurait dû téléphoner. Enfin…

– Oh ! maman, que tu es gourmande ! s’écria en riant Hélène.

Marcelle fut sur le point de fournir elle aussi son avis, mais sa patronne lui décocha, grincheuse :

– Occupez-vous de votre service.

– Bien, Madame.

– Et taisez-vous !

– Maman, reprit Hélène, où as-tu acheté tes verres ? Ils sont charmants. Hein, Maurice ? Je parie que c’est en ton honneur.

– Mais chérie, s’ils te plaisent, je te les offre. Les veux-tu ?

– Et toi ?

– Moi ? Je reçois vraiment si peu !

– Belle-maman, dit Maurice, n’auriez-vous donc plus l’intention de nous revoir ?

Hélène et sa mère sourirent à cette réplique pleine de promesses et Marcelle de son côté, ne manqua pas de s’épanouir d’aise. Elle n’avait réellement d’attentions que pour Marrières et savourait ses moindres paroles comme s’il ne les eût prononcées que pour elle. En présentant les plats, elle le frôlait à plaisir et lui coulait des regards tendres. Maurice avait beau se reculer, il ne pouvait éviter le contact de cette créature dont les manières l’horripilaient.

– À la fin, elle est impossible ! s’exclama Hélène, tandis que la bonne quittait la salle.

Mme Bazanges leva les yeux au plafond et soupira. Maurice esquissa une moue.

– Je t’en prie, Hélène ! mentionna-t-il en indiquant la porte que Marcelle n’avait pas refermée.

– Mais je m’en fiche ! Qu’elle entende, ça m’est égal. On n’a pas idée d’une fille pareille.

– Nous ne sommes pas chez nous, fit encore observer Marrières, afin d’apaiser l’indignation de sa femme.

– Oh ! je l’aurais fichue dehors depuis longtemps, répliqua celle-ci. Tout de même je ne te comprends pas, maman, poursuivit-elle en se tournant du côté de Mme Bazanges… Qu’attends-tu pour la renvoyer ?

– Mon enfant, dit tristement la vieille dame, ne te fâche pas. Qu’est-ce que tu veux ! Cette petite n’y est plus. Maurice l’affole.

– Précisément !

– Attention ! retiens-toi ! La voici ! conseilla Maurice, au comble de la gêne.

Marcelle avait dû écouter la conversation de l’office car elle ne cessa pas, durant qu’elle passait le poulet, de tenir les yeux sur la fille « de Madame » avec une insupportable fixité.

– De mieux en mieux ! déclara celle-ci.

– Oui, excellent… il est excellent, assura Marrières, comme s’il eût été question du mets qu’il savourait. Jamais Yvonne, à la maison, n’a été…

Hélène se montrait de plus en plus nerveuse.

– Tu ne manges pas ? s’inquiéta son mari.

– Si, si. Tu vois, répondit-elle sans d’ailleurs manifester grand appétit.

Sa mère ne soufflait mot et ne mangeait pas, elle non plus. Près de la desserte, immobile, Marcelle assistait à la scène. Elle se tenait, les bras au corps, toute raide, regardant droit devant elle.

– Je reprendrai de ce poulet, fit Maurice.

Il croyait désarmer la mauvaise humeur de sa femme, mais Hélène repoussa son assiette.

– Mon enfant, balbutia timidement sa mère. Voyons ! suis l’exemple de ton mari. Tu ne veux pas ?

– Non.

– Moi, j’ai fini, soupira la veuve après avoir laissé Marcelle lui repasser le plat. Et elle resta pensive jusqu’au moment de se lever de table et de regagner le salon.

– Tu avoueras, maman, dit alors Hélène en servant le café, qu’il est indispensable de renvoyer cette fille.

– Sans doute, repartit la docile Mme Bazanges : elle n’a jamais eu un tel genre. C’est à n’y rien comprendre.

– Tu la regrettes ?

– Elle se tient mieux, d’habitude… mais ce soir, ton mari l’a troublée.

– Vous m’en voyez ravi ! constata Maurice, gouailleur.

– Oh ! il n’y a pas de quoi.

– Tu parles sérieusement ?

Hélène lui présenta une tasse et s’informa :

– Deux morceaux ?

– Deux, comme toujours ! Mais réponds-moi…

La maîtresse du logis intervint maladroitement :

– C’est ma faute, mes chers petits ! J’aurais dû me douter qu’avec sa passion pourDétective Marcelle commettrait quelque impair. J’ai beau défendre que ce journal…

– Décidément, interrompit Hélène, tu y tiens.

– À quoi, grands dieux ?

– À la gaffe !

Mme Bazanges rougit et perdit contenance.

Maurice édicta sèchement :

– Hélène, n’exagère pas !

– Si tu crois, riposta la jeune femme, qu’il m’est agréable, où que j’aille, de me trouver en butte à la curiosité générale… tu te trompes. J’en ai assez… assez !

– Oh ! gémit la mère, qu’est-ce qui te prend ?

– Partout… c’est partout la même chose. Quel supplice !

Elle se jeta sur un fauteuil et, se cachant le visage avec la main, s’abîma dans ses réflexions.

– Écoute-moi, dit Maurice qui reposa sa tasse sur le plateau. Ta mère n’a rien à voir dans cette histoire. Tu es injuste. Tu lui causes de la peine.

– Tant pis !

– Comment, tant pis ?

– N’insistez pas, mon ami, fit tristement Mme Bazanges. Je la connais : elle parle, elle parle sans savoir où elle va… comme une folle.

– Non, repartit durement Hélène, je ne suis pas folle. Je connais parfaitement la portée des termes que j’emploie.

– Et tu en as assez ? demanda Maurice.

– Oh ! oui… Assez ! Assez ! Tu ne peux te douter à quel point !

– Elle déraisonne, voyons ! tenta d’expliquer la vieille dame à son gendre, mais celui-ci l’écarta d’un geste, s’approcha d’Hélène et proféra :

– Réfléchis !

– Mais Maurice, êtes-vous donc aussi fou qu’elle ! geignit Mme Bazanges, bouleversée. C’est inouï ! Vous me faites peur !

Hélène éclata en sanglots.

– À présent, reprit la mère en essayant de ramener Marrières vers son fauteuil, je vous en supplie… attendez qu’elle soit calme… ça va passer ! Quels enfants vous êtes, tous les deux ! Venez, Maurice.

Il n’opposa aucune résistance et regagna silencieusement sa place. Mme Bazanges lui proposa :

– Un peu de fine, de chartreuse ?

– Toujours ses larmes ! maugréa-t-il. Toujours !… Je n’en puis plus !

– Chut !

– Elle ne sait que pleurer. C’est intenable.

La vieille dame, que l’émotion faisait trembler, répéta sa question.

– Fine ! Donnez-moi un verre de fine, répondit-il d’un air accablé. Mais je vous prends à témoin… ai-je en quoi que ce soit provoqué ce déluge ? Est-ce ma faute ?

– Non… ce n’est pas ta faute ! bégaya Hélène, secouée de sanglots.

– Alors, arrête ! lui cria-t-il en se dressant. Pourquoi pleures-tu ? Donne tes raisons.

Hélène demeura silencieuse.

– Pensez-vous qu’elle ait un motif pour nous jouer cette comédie ? dit Maurice à sa belle-mère en haussant les épaules. Bon Dieu, non ! Ce serait trop beau.

– Ma chérie, murmura Mme Bazanges en rebouchant le carafon de fine qu’elle tenait à la main et en se tournant vers Hélène… Ton mari a raison. Sèche tes yeux.

– Ah ! ouitche.

– Sois gentille.

Les sanglots redoublèrent.

– Cette fois, déclara Maurice, je vais la faire pleurer pour quelque chose.

Et saisissant sa femme par un bras, il la secoua violemment.

– Ah ! non… non ! pas devant moi ! s’exclama la mère affolée. Maurice, je vous défends…

– C’est pourtant ce qu’elle mérite ! riposta-t-il en obligeant Hélène à se lever. Hein ? On croirait qu’elle cherche les coups, nom de D… !

– Mais bats-moi ! Bats-moi donc ! dit Hélène à travers ses larmes.

Marrières grinça des dents, et la repoussant jusqu’au mur contre lequel elle s’adossa, il articula rageusement :

– Répète !

La maîtresse de logis, toute pâle, s’était interposée.

– Tu as la chance que nous ne soyons pas seuls ! hurla Maurice. Mais, je te le promets : tu ne perdras rien pour attendre.

Mme Bazanges entraîna sa fille hors du salon et Maurice entendit qu’elle ouvrait la porte de sa chambre et la fermait à clef. Il respira profondément.

– Folle ! folle ! articula-t-il, tremblant de colère. C’est une folle !

Ses yeux se portèrent sur les carafons d’alcool.

– Une vraie folle. Une détraquée ! ajouta-t-il les poings serrés.

Cependant, il alla vers la table, se servit une rasade de fine, l’avala.

– Rien à faire, continua-t-il, se parlant à lui-même. Je la pilerais, elle me résisterait.

Il emplit de nouveau son verre et, le chauffant au creux de la main, se dirigea vers l’horrible piano noir qui meublait un angle de la pièce et sur lequel diverses photographies d’Hélène, de sa sœur et de leur père se trouvaient réunies dans un même cadre. Une ressemblance frappante marquait les trois visages : on la découvrait au dessin du menton, du front, du nez, de l’arcade sourcilière et à l’expression ferme, attentive du regard. Jamais encore Maurice n’avait pris garde à cet air de famille si curieusement accentué. Il n’avait pas connu la sœur aînée d’Hélène, mais il se rappelait certains propos cassants et désobligeants du vieil homme, ses lubies, ses entêtements baroques, absurdes. Maurice les avait jusqu’ici attribués à l’âge et à l’étroitesse d’esprit de son beau-père. C’était un personnage qui avait passé toute la vie pour énergique uniquement parce que sa femme manquait de caractère. Il se montrait irritable, tatillon, entêté.

Marrières eut un ricanement :

« Oui, voilà, songea-t-il… entêtée comme le vieux, bornée, stupide. »

Il absorba une faible gorgée d’alcool, la garda un moment dans sa bouche et se mit à marcher à travers le salon dont les sièges Louis-Philippe, la table à jeu, le guéridon et la pendule avaient toujours fait l’orgueil des Bazanges. Maurice détestait ces meubles bourgeois. Dès le début de son mariage, il avait demandé à Hélène :

– Comment n’es-tu pas morte d’ennui là dedans ?

Or, à présent, il songeait moins au mobilier qu’à sa femme et soudain il trouva qu’elle avait peut-être pour excuse la froideur avec laquelle lui-même avait repris la vie commune. Pas un instant, depuis son retour, Maurice ne s’était, à l’égard d’Hélène, comporté en mari véritable. Leurs rapports se bornaient à habiter le même appartement, mais chacun dans sa chambre et à ne se rencontrer que deux fois par jour aux heures des repas. Le reste du temps, Maurice courait Paris en quête d’une situation ou d’une affaire possible. Sa femme s’occupait d’assurances chez Sorbier. Maurice estimait normal qu’elle travaillât puisqu’elle en avait contracté l’habitude, mais il lui semblait aussi naturel de la considérer plus en compagne qu’en épouse.

Cependant, s’il descendait, en toute sincérité, au fond de sa conscience, il devait reconnaître que son premier mouvement en retrouvant Hélène avait été de voir en elle une femme. Il s’était même promis d’être tendre, d’apporter à la reconquérir les attentions et les prévenances d’un amant. Mais tous deux s’étaient heurtés, aussitôt, et dès lors – quelque effort qu’il eût fait – Maurice n’avait pu vaincre l’espèce d’indifférence, d’apathie sexuelle qui s’étaient emparées de lui. Hélène possédait pourtant un réel pouvoir de séduction : elle était jolie, désirable ; toutefois, ce charme n’exerçait plus aucun effet sur son mari et ce dernier en était arrivé à la regarder comme une amie envers laquelle il n’avait que des obligations d’un ordre strictement moral. Hélène n’avait rien fait pour qu’il pût en être autrement. Elle attendait de Maurice un élan, une tentative quelconque d’intimité. Sans se l’avouer, elle était toujours anxieuse de lire dans ses yeux l’expression d’un désir, mais Maurice, après leur dispute, avait marqué par sa froideur qu’il n’en était réellement pas question et leur double existence était, peu à peu, devenue la plus fausse, la plus paradoxale qu’on pût imaginer.

« Cela finira mal, se dit alors Marrières en arpentant la pièce où sa belle-mère et sa femme l’avaient laissé. Une séparation vaudrait mieux, Hélène pourrait recommencer sa vie. Quant à moi… »

Il se rappela l’impression produite sur Marcelle et jugea qu’il était encore d’âge à conquérir une maîtresse. Ce n’était certes point à la petite bonne qu’il pensait. Il évoquait plutôt l’étrange curiosité qui s’attachait à sa personne lorsque au théâtre ou au café quelqu’un venait à prononcer son nom. Une sorte d’auréole l’entourait : il la devait autant au retentissement dans les journaux de son procès et de sa condamnation qu’à sa silhouette virile, à ses vêtements de bonne coupe et à ses cheveux gris qui allaient bien à sa physionomie restée jeune. Comme Marcelle, ses voisines de restaurant se penchaient pour le voir et, par mille coquetteries, cherchaient à capter son attention.

– Pourquoi pas ? conclut-il.

Il s’examina dans une glace puis, satisfait sans doute de l’image qu’elle lui renvoyait, but une nouvelle gorgée de fine et s’étira. L’opinion qu’il avait de lui dissipait sa rancune contre Hélène. Il n’y pensait même plus. Qu’Hélène se comportât comme elle l’entendrait, il n’y faisait pas la moindre objection. Elle en avait assez ? Tant mieux ! Maurice vida son verre. La chaleur de l’alcool l’emplissait de béatitude et il allait se diriger vers le vestibule afin d’y décrocher son chapeau et son pardessus, quand la porte du salon s’entr’ouvrit. Maurice se retourna. Il aperçut Mme Bazanges qui lui adressa un signe.

– Eh bien ? dit-il.

La vieille dame soupira :

– Hélène vous réclame, mon ami. Allons ! Ne lui tenez pas rigueur d’un mouvement d’impatience… Elle tient à vous !

– Où est-elle ? demanda-t-il.

– Là, dans ma chambre, expliqua son interlocutrice en l’attirant.

Maurice ne résista pas. Il rejoignit Hélène qui était étendue sur le lit, mais aussitôt qu’il se trouva près d’elle il leva par hasard les yeux et aperçut avec stupeur le portrait de sa femme peint par Georges : il s’imaginait qu’elle l’avait détruit.

Le choc que ressentit Maurice, à la vue de cette toile, fut si violent qu’il faillit se précipiter sur elle afin de la mettre en morceaux, mais il se raidit contre la rage qui l’aveuglait. Hélène ne se douta pas un instant de l’effort qu’opérait Maurice sur lui-même, car il sut commander aux muscles de son visage et le rendre impénétrable.

– Oui, dit Hélène, à qui pourtant n’avait point échappé le regard que Maurice avait jeté sur le tableau, c’est vrai : il est ici.

Son mari resta silencieux.

– Maman tenait absolument à avoir ce portrait : elle est elle-même venue le prendre.

– Elle a bien fait.

– J’ai eu tort, poursuivit Hélène après une courte hésitation, de ne point t’avoir mis au courant. Pardonne-moi…

– Nous allons rentrer.

Elle l’examina craintivement.

– Quoi ? fit-il. Ça t’étonne ?

– Écoute, murmura-t-elle, tu m’affirmes que tu ne m’en veux pas ?

Il eut un petit rire et lui tendit la main, mais sans accepter son aide la jeune femme descendit du lit et, rapidement, arrangea ses cheveux devant la coiffeuse du cabinet de toilette, tandis que Maurice quittait la chambre et gagnait, tête basse, le vestibule.

Mme Bazanges guettait son gendre : elle accourut immédiatement vers lui et scrutant ses traits avec anxiété, s’informa :

– La paix est signée ?

– Parbleu ! répliqua-t-il. Dormez tranquille.

– À la bonne heure !

Hélène survint.

– Ma chérie, soupira sa mère, que tout soit bien fini, n’est-ce pas ? Vos scènes me rendent si malheureuse ! Domine tes nerfs, sois raisonnable !

Les deux femmes s’embrassèrent. Maurice salua Mme Bazanges, s’effaça pour céder le passage à Hélène puis descendit, derrière elle, l’escalier.

Durant le trajet en taxi, ni l’un ni l’autre n’échangèrent une parole. Ils ne desserrèrent pas davantage les lèvres dans l’ascenseur et arrivés chez eux, ils s’apprêtaient à regagner leurs chambres respectives, quand Hélène dit :

– Bonsoir !

Il n’eut point l’air d’entendre.

– Bonsoir ! prononça-t-elle une seconde fois la main sur la poignée de la porte. Tu pourrais me répondre. Je suis polie.

– Je m’en fous !

– Ça… par exemple.

– Ton portrait, fit alors Maurice. C’est pour aller le voir que tu l’as donné à ta mère ?

Hélène ouvrit la porte.

– Toi aussi tu pourrais répondre, martela-t-il les yeux dardés sur ceux de sa femme. Ce portrait, c’est un souvenir ?

Il jeta son chapeau sur la table de la salle à manger, déboutonna son pardessus.

– Tu es stupide, Maurice !

– Comment ?

Elle tourna les talons, pénétra dans sa chambre. Marrières suivit Hélène : il la regarda enlever ses fourrures et sa toque d’un air railleur et, tout à coup :

– Écoute, déclara-t-il, j’exige de savoir pourquoi tu as autorisé le transport de cette toile rue Bayen. Il fallait la garder ici ou la détruire.

– Tu l’as payée cinq mille francs, n’oublie pas.

– Prix de faveur.

– Oh ! s’il te plaît, épargne-moi tes plaisanteries ! Je ne me sens pas le courage de les apprécier.

– Qui te fait croire que je plaisante ? Ce tableau m’appartient : je l’ai payé.

– Eh bien ! va le reprendre.

Maurice empoigna Hélène par un bras et l’obligea brutalement à lui faire face. Elle ferma les yeux.

– Dis donc, s’écria-t-il, nous ne sommes plus chez ta mère. Et je n’admets pas que tu me parles sur ce ton ! Prends garde.

– Lâche-moi !

– Si je veux !

– Mais j’ai mal. Tu me fais mal…

Il la projeta d’une bourrade sur le lit.

– Oh ! brute ! gémit Hélène.

Il se précipita le poing levé.

– Oui, brute, sale brute !

Marrières se contint une seconde, puis, lourdement, sa main s’abattit. Hélène jeta un cri. Maurice frappa de nouveau. Toute sa colère était revenue et, sans se soucier des coups qu’il administrait, il continua de battre la malheureuse, qui pour se protéger gardait les bras croisés à hauteur du visage. Hélène ne se plaignait plus. C’était la première fois qu’on la frappait. Même enfant, elle n’avait jamais subi ni de son père ni de sa mère la moindre correction. Elle s’était à demi relevée sur le lit et approchée du bord afin de tenter de s’enfuir, d’échapper à Maurice. Soudain, elle écarta les bras, le regarda farouchement avec une expression d’horreur et dit :

– Je te hais !

– Oui. Je le sais. Tu m’as toujours haï !

– En effet… toujours.

Il s’attendait qu’elle éclatât en sanglots, mais elle se contenta de maintenir sur lui des yeux étincelants.

– Laisse-moi passer, ordonna-t-elle.

Maurice la saisit par un bras et la fit retomber sur le lit.

– Je veux m’en aller ! clama la jeune femme. Laisse-moi ! Veux-tu me lâcher ?

– Non.

Elle parvint à glisser de l’autre côté du lit, s’élança dans la direction de la porte. Maurice lui barra le chemin.

– Tu ne t’en iras pas ! décida-t-il en donnant un tour de clef à la serrure.

– Réfléchis ! balbutia-t-elle terrorisée… Si tu ne m’ouvres pas tout de suite, j’appelle au secours. Yvonne doit être rentrée : elle m’entendra.

Maurice se jeta sur elle.

– Toi ? appeler ! répliqua-t-il frémissant… Tu vas appeler ? Eh bien ! appelle… tant que tu voudras ! Ça m’est égal !

Elle crut qu’il allait l’étrangler, car il l’avait prise à la gorge d’une main et, de l’autre, essayait de lui fermer la bouche. Hélène se débattit. Il serra davantage, mais soudain il émit un grognement de douleur et retira vivement la main. Hélène l’avait mordu.

– Nom de D… ! jura-t-il. Attends, je vais t’apprendre à mordre. Je vais…

Mais Hélène en le repoussant lui griffa le visage et hurla :

– Yvonne !

– Yvonne doit être encore chez ta mère, répliqua Maurice. Inutile de te fatiguer. Nous sommes seuls… Apprends-moi simplement pourquoi tu as enlevé le tableau de la chambre : je ne te toucherai plus.

Hélène recula dans le fond de la pièce le front baissé.

– Tu refuses ? poursuivit Maurice en marchant lentement sur elle. Tu ne veux pas répondre ? C’est donc si grave ? Tu tiens tellement à ce tableau ?

– Oui.

Marrières s’arrêta net.

– Ah ! oui ? dit-il avec stupeur. C’est bon. Je comprends à présent pourquoi, le jour de mon arrivée, tu pensais au divorce. Je comprends tout.

Hélène demeura muette. Elle n’avait plus peur maintenant. La façon dont Maurice venait de s’exprimer la rassurait. Elle le vit examiner sa main puis, tout à coup, s’écrouler sur le lit comme une masse. Ce n’était plus le même homme : un mot avait suffi à opérer cette métamorphose.

– Tu as voulu la vérité, murmura tristement Hélène. Tu m’as forcée à te l’apprendre.

– Oh ! je t’en prie, fais-moi grâce du reste.

Un lourd silence suivit.

– Qu’est-ce que tu as ? interrogea la jeune femme sans bouger. Tu souffres de ta main ?

Il tendit les doigts dans sa direction et soupira :

– Tiens… juge !

– C’est ta faute, dit Hélène. Tu me brutalisais. Je me suis défendue.

Maurice hocha la tête péniblement.

– Rappelle-toi ! tu allais m’étouffer.

– Oui, oui, tu as raison. C’est ma faute, articula-t-il d’une voix neutre. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

– Je te demande pardon.

– Non. Pas un mot ! Cela vaut mieux.

Elle fit un pas vers lui. Leurs yeux se croisèrent. Il baissa les paupières et déclara :

– Nous n’avons plus rien à nous dire.

– Si, répondit doucement Hélène. Crois-tu vraiment que je ne t’aime plus ? Tu m’as poussée à bout. Ma réponse n’était pas…

– Oh ! gémit-il, tu mens !

Elle s’approcha de lui et le contempla d’un air morne.

– Oui, tu mens, répéta-t-il accablé. Tu n’as été sincère qu’à la minute où ta haine s’est dévoilée.

– Non, protesta Hélène en lui prenant la main.

Il voulut l’écarter, mais elle s’assit à son côté sur le lit et tout bas :

– Maurice ! Regarde-moi… J’ai du chagrin. Le sens-tu ?

– Bah ! Tout s’oublie. N’y pense pas…

Elle l’attira silencieusement, inclina sa joue sur l’épaule de son mari. Celui-ci poursuivit :

– Il fallait en arriver là. C’était inévitable. Moi aussi j’ai de la peine.

– Alors embrasse-moi, fit-elle ingénument.

– À quoi bon !

– Si ! Je veux… Embrasse-moi !

Maurice eut un recul. Elle releva la tête, sourit avec douceur, timidement, puis avança les lèvres. Il ne fit point mine de comprendre. Hélène, passant alors un bras autour de son cou, l’attira davantage et soudain elle posa sa bouche sur celle de Maurice, l’aspira dans un souffle, frissonna, ferma les paupières. Une ivresse chaude la parcourut. Elle exhala un faible cri, se blottit pâmée contre sa poitrine.

– Chéri ! Maurice ! appela-t-elle… Mon chéri !

Marrières ne broncha point. Cependant, en lui-même, il se sentait repris par cette femme, vaincu, sans force, à sa merci.

Or il avait tué pour elle et s’était cru, deux heures auparavant, capable de la quitter. Comment avait-il réellement envisagé une pareille hypothèse ? Comment n’avait-il pas compris ce qu’elle offrait d’impossible, d’irréalisable ? Maurice ne savait guère à quoi se raccrocher. Hélène le dominait. Elle n’avait eu qu’à poser ses lèvres sur les siennes pour qu’il ne fût plus entre ses bras qu’un homme, le plus faible, le plus docile des hommes et conscient de sa propre veulerie. Même à présent, il demeurait lucide. Sa lucidité l’effrayait, elle l’emplissait d’un découragement amer contre lequel il ne pouvait réagir. Où le mèneraient les événements ? Vers quelle suprême défaite, quels renoncements, quelle déchéance ? Lors de sa visite à Mallepate, il avait pensé que c’était de son propre gré qu’il était revenu sur les lieux du drame et le bohème lui avait fait comprendre qu’il ne s’agissait point d’un acte d’indépendance, mais au contraire de soumission. Là encore, il n’avait pas réagi, ou s’il avait risqué une timide résistance c’était par pure fanfaronnade quand le sculpteur, en l’aidant à porter la jarre, avait constaté qu’elle pesait le poids d’un homme. « Celui que vous n’avez pas osé tuer ! » s’était écrié Maurice d’un air méprisant. Cependant il n’était entré dans cette réponse qu’un besoin d’humilier, d’offenser son interlocuteur et non pas d’affirmer des sentiments réels. Peut-être regrettait-il, à cette minute, de n’avoir pas imité le vieil homme, car lorsque ce dernier s’était mis brusquement à rire, on devinait quelle joie était la sienne de n’avoir pas tiré sur Fernand et sur Louise, en dépit du flagrant délit. Oui, cette explosion de rire dénonçait chez Mallepate, l’immense satisfaction qu’il avait de se comparer à Maurice et de s’estimer supérieur. Au moins, c’était fini en ce qui le concernait. Il n’avait plus à revenir sur cette scène pénible ou, s’il y revenait, c’était pour s’approuver de n’avoir pas stupidement, irrémédiablement, fait usage de son arme.

– Maurice, dit Hélène à voix basse. Pourquoi restes-tu ainsi ? Parle-moi. Tu penses toujours à ce portrait ?

– Je pense à Georges.

Elle tressaillit.

– Et toi ? demanda-t-il. Ne penses-tu pas souvent à lui ?

Hélène, d’un mouvement convulsif, se cacha le visage contre son mari.

– Eh bien ?

– Non, non, répliqua-t-elle. Il y a longtemps que tout est oublié, effacé…

– Les morts vont vite ! fit observer Maurice.

Elle n’osa pas le contredire, de crainte de l’irriter, et il interpréta cette réserve comme un manque de sincérité.

– Chéri, implora-t-elle, laissons les morts tranquilles.

Il reprit lentement :

– Je suis allé, là-bas… dans l’atelier… impasse Ronsin.

– Quoi ?

– C’est bizarre ! fit-il. L’atelier a été loué à deux jeunes gens qui ont procédé à des transformations… On ne s’y reconnaîtrait plus… Pour moi, rien cependant n’était changé, je me suis souvenu du moindre détail. J’ai tout revu comme au 16 novembre. Le poêle était à la même place et Mallepate, le bohème, qui te regardait passer quand tu te rendais chez ton… peintre (il aurait voulu dire : chez ton amant, mais il n’y parvint pas), le père Mallepate m’a raconté des choses…

Il s’exprimait sur un ton monotone, sans s’apercevoir des sentiments qu’éveillait son récit en celle qui l’écoutait, ni remarquer le vague frisson qui l’avait prise et qu’elle ne pouvait réprimer.

– Oui… c’est bizarre, précisa-t-il. J’ai vainement cherché à démêler, parmi tant d’autres, la raison principale qui m’a poussé impasse Ronsin… Cette raison m’échappe. Pourtant j’étais déjà venu une première fois, j’avais vu Mallepate. Je voulais le remercier de sa déposition lors du procès et…

– Quel horrible individu ! interrompit Hélène. C’est un hypocrite. J’étais gênée quand je le rencontrais. Sa déposition ne m’a pas surprise. Il détestait Georges, il était jaloux de lui.

– Tiens ! dit Maurice, l’esprit brusquement traversé d’une lueur. Voilà donc le secret de son attitude aux assises. Ce serait donc par dépit qu’il aurait…

– N’en doute pas.

– Oui, je vois… je comprends maintenant. Tout s’explique.

Il répéta pour lui-même :

– Jaloux !

– T’a-t-il parlé de moi ?

– Il m’a rapporté qu’il te voyait à peu près chaque jour.

– Il n’a rien ajouté.

– Rien.

– Eh bien ! il aurait pu te raconter que je suis revenue, moi aussi, impasse Ronsin.

– Quand ?

– Les premiers temps, après le procès, avoua la jeune femme à voix basse.

Maurice l’enveloppa d’un regard pénétrant.

– Tu l’as donc tant aimé ?

Elle se mit à trembler davantage.

– Je t’en supplie. Ne m’interroge plus. À quoi bon nous faire mal ainsi ? Ne trouves-tu pas que c’est assez ?

– Non, Hélène, nous devons aller jusqu’au bout. C’est la seule manière d’effacer tout cela, de retrouver notre confiance et…

– Mais puisque rien n’existe plus ! Pourquoi prolonger ce supplice ? Tu sais bien que j’ai aimé Georges.

Maurice lui prit la main, la porta à ses lèvres : elle la retira, confuse et, dans un souffle :

– Tu as souffert, n’est-ce pas ?

– Je souffre surtout maintenant, dit-il en l’étreignant, de la douleur affreuse que j’ai pu te causer. Si je n’avais pas eu de torts envers toi, peut-être ne verrais-je point les choses sous le même angle… mais le premier coupable, c’est moi…

Hélène ferma les yeux.

– Oh ! fit-elle, je t’ai pardonné depuis longtemps. C’est même ainsi que le souvenir de Georges a commencé de disparaître. Je me représentais ta vie dans la prison. Je pensais que j’aurais dû m’y trouver à ta place…

Son tremblement l’avait quittée : elle prenait maintenant conscience du calme qui était peu à peu descendu en elle, à dater de cette époque. Si puissante qu’en eût été dans son âme la réconfortante plénitude, Hélène n’avait pas encore songé qu’elle devait cet apaisement au pardon accordé à Maurice. Cette découverte la bouleversa : elle se sentit soudain plus près de lui, plus confiante.

– C’est vrai, expliqua-t-elle, dès que ma faute m’est apparue en pleine lumière, j’ai moins pensé à Georges. J’ai pu l’aimer, je suis revenue à moi-même, c’est-à-dire à toi… entièrement. Est-ce que tu me crois ? demanda-t-elle avec ferveur. Es-tu persuadé que je te parle comme je ne l’ai jamais fait de ma vie ?

– Oui, acquiesça Maurice. Mais, continua-t-il, animé par le besoin d’aller encore plus loin, tu n’as eu pour amant que Georges ? C’est le seul ?

– Je te le jure.

– Pourtant, d’autres ont dû s’occuper de toi, te courtiser. Voyons.

– J’ai du mal à comprendre, dit-elle, déroutée. Quels autres ?

– Cherche bien… Par exemple… des amis.

– Quels amis ?

– Non, je suis fou ! proféra-t-il brusquement. Ne m’écoute pas… C’est afin de te tourmenter que je t’ai posé cette question. Elle est absurde… inadmissible. Si quelqu’un a voulu faire de toi sa maîtresse, cela ne me concerne pas… puisque tu t’es gardée.

Le souvenir d’André s’offrit à la mémoire d’Hélène qui se demanda ce que Maurice pouvait avoir appris des sentiments de son ami pour elle. Se doutait-il de quelque chose ? André se serait-il trahi ? Aurait-il laissé échapper une parole imprudente ?

Elle tenta de sourire et s’aperçut qu’en dépit de ses protestations, son mari l’observait.

– Non, vraiment, je ne te comprends pas ! fit-elle pensive. Aucun de tes amis ne m’a manqué de respect… À qui penses-tu ? Cites-en un, dis un nom…

Marrières parut consulter sa mémoire.

– Tu n’oses pas ? s’inquiéta timidement Hélène.

Il eut un geste évasif. Cependant, on devinait que ce nom dont sa femme lui avait proposé le choix était sur le bord des lèvres de Marrières, car à plusieurs reprises il fut sur le point de parler, mais, chaque fois, se ressaisit.

« Il faudra, se promit Hélène, que j’aie une conversation avec André : il a certainement dû, sans le vouloir, se confier à Maurice… Et pourtant rien ne s’est produit entre nous… Qu’aurait-il dit, raconté ? Non. C’est invraisemblable.

Maurice poussa un soupir.

– Décidément, dit-il ensuite, je ne suis bon qu’à te rendre malheureuse.

– Oh ! malheureuse ? Pas du tout. Tu m’as redonné confiance, au contraire, en me confessant tes sentiments. Quelle femme n’en serait pas émue ?

– Chérie, murmura-t-il, puisque tu me jures qu’un seul homme à été ton amant, je te promets de ne plus revenir sur ce sujet. Tu as ma parole.

Hélène lui pressa tendrement la main.

– C’est juré ! attesta Marrières. Jamais plus !

Et pourtant, quoi qu’il fît, il était incapable d’écarter le soupçon qui avait pris naissance dans son esprit et qui, sournoisement, avec une insistance cruelle, l’envahissait.

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