IV Impasse Ronsin

– Comment ! Vous ? proféra Mallepate en voyant Maurice Marrières tourner l’angle de l’allée. Que se passe-t-il donc ? Ça va ?

– Merci. Très bien.

– Vous avez de la chance. Cette sacrée humidité des dernières semaines m’a fichu un rhumatisme à l’épaule. Tout est mouillé à l’intérieur de ma cambuse.

– Oui, concéda Maurice. Pourtant aujourd’hui nous ne devons pas nous plaindre. Il fait beau.

L’accent qu’il mit dans ces paroles dérouta le bohème qui, fixant les yeux sur son interlocuteur, se demanda la cause d’un pareil optimisme. Mallepate conservait, en effet, de Marrières un souvenir complexe, assez pénible, qui contrastait avec l’allure désinvolte qu’affichait aujourd’hui son visiteur. Depuis la démarche incompréhensible du mois précédent, le vieil homme s’était dit que Maurice reviendrait ; mais il n’avait pas admis un instant qu’il pût être transformé à ce point. Il y avait environ vingt-cinq jours que l’événement s’était produit et, chaque soir, en se coulant entre les draps, le faux Prix de Rome s’était vaguement attendu à voir Maurice franchir le seuil de sa cahute. Or, il avait choisi pour cette seconde visite une heure qui ne concordait guère avec les intentions que Mallepate, en son for intérieur, prêtait à l’assassin. On était au début de l’après-midi. Et cette première modification au plan qu’avait confusément élaboré le sculpteur, le prenait au dépourvu. Profitant d’une journée de soleil, il avait exposé au dehors une partie de ses collections et il allait sans se lasser d’une toile à l’autre en les examinant comme si, déjà, elles avaient recouvré la fraîcheur et la transparence qu’un simple savonnage leur eût vraisemblablement données. Avec les tableaux voisinaient des statues de bronze, des poteries. D’après Mallepate, le grand air leur faisait à elles aussi grand bien et lorsque, en veine de propreté, il en frottait certaines à l’aide d’un innommable torchon qui lui servait personnellement de serviette de toilette, il s’émerveillait de les trouver ensuite moins poussiéreuses.

L’arrivée de Maurice surprit le maniaque au moment que, de la main gauche, il tenait une figure de bouddha et de la droite son torchon. Il put ainsi conserver un semblant de contenance et, tout en regardant l’intrus, il déclara :

– Moi, je vous le dis, n’est-ce pas ? c’est une belle pièce. Vous voyez ! Quel sourire ! Et quelle patine ! ajouta-t-il, en reposant l’objet non loin d’un vase Soung au couvercle grossièrement rafistolé.

– En effet.

– J’ai là encore, fit le vieil homme en désignant par terre le fragment d’une statuette égyptienne que Maurice aussitôt estima sans peine comme authentique, j’ai là une autre pièce de haute époque. Elle provient des fouilles du Fayoum. Vraiment, je n’en connais pas de plus admirable, même dans les musées. Savez-vous qu’on est venu du Louvre, ici, m’acheter bien des choses. Que voulez-vous ! J’ai si peu de place ! Il ne m’est pas possible de tout garder…

– Ah ! ah ! se dit Maurice en pensant à la jarre chinoise, nous y voilà !

L’idée de cette jarre l’avait surtout conduit impasse Ronsin. Cependant, il entrait pour une part dans cette seconde visite un besoin de revoir le bohème, de lui parler, ou plutôt de le faire parler davantage, de l’obliger à préciser ce qu’il avait voulu alléguer touchant la mort de Georges. Maurice hésitait à se l’avouer, mais certaines paroles de Mallepate l’avaient laissé rêveur. Cette mort qu’il ne regrettait guère, au fond, qu’en raison des répercussions qu’elle avait eues sur sa propre destinée, lui apparaissait à présent quelquefois sous un angle nouveau… « Croyez-vous, s’était informé Mallepate, qu’un châtiment quelconque puisse effacer jamais la mort d’un homme ? » Marrières, qui estimait excessive la peine à laquelle on l’avait condamné, s’était depuis posé la même question, sans la résoudre. Pourtant, ces cinq années de prison avaient pris fin. Si longues qu’elles eussent été, elles ne comptaient plus à ses yeux qu’au titre de souvenir. Un souvenir odieux, abominable certes, qui l’avait cruellement marqué, qui le marquait encore mais qui n’était, somme toute, qu’un souvenir… tandis que sa victime…

Mallepate proposa brusquement :

– Désirez-vous revoir la jarre ?

– Oh ! nous avons le temps.

– Comme vous voudrez.

– Je désirais surtout me retrouver ici, murmura lentement Maurice dont les regards se dirigèrent vers l’atelier de Georges. C’est étrange. Le soir on a une impression sinistre, mais en plein jour…

Il n’acheva pas sa phrase, coupa court :

– Vous connaissez votre voisin ?

– Ils sont deux, répondit Mallepate de plus en plus abasourdi. Deux très gentils garçons. Des fois on les entend chanter.

– Ah ! Ils chantent ?

– Ben, naturellement. Vous êtes drôle. Pourquoi ne chanteraient-ils pas ?

– Oui. C’est juste.

– Tiens, ils sont jeunes ! Le soir, je les écoute, en lisant dans mon lit. Par malheur, l’un des deux a la voix fausse : aussi lorsqu’il détonne par trop, je cogne contre le mur : il comprend.

Maurice dit tristement :

– Moi, je n’ai pas compris.

– Ce n’est pas la même chose. Dans l’état où vous vous trouviez, vous ne pouviez plus vous ressaisir. Je l’aurais su, je me serais levé.

– Je dois vous faire horreur, constata le visiteur après un silence.

– Vous m’étonnez plutôt, répliqua Mallepate. J’ai beau chercher à deviner vos sentiments, je m’y perds. Ah ! çà ! où allez-vous ? s’écria-t-il en voyant Marrières s’avancer dans la direction de l’atelier.

– Je voudrais… balbutia Maurice qui s’arrêta en désignant la porte, d’un air embarrassé.

Le bohème hocha gravement la tête puis, faisant signe à son interlocuteur de ne pas bouger, il ronchonna :

– Attendez. Je vais leur demander de vous recevoir. Seulement n’ayez l’air de rien. Pas la peine de leur apprendre qui vous êtes, ils refuseraient. C’est d’accord ?

– Oui.

Maurice laissa passer Mallepate et demeura pensif, tandis que le vieil homme heurtait le battant, le poussait et s’introduisait chez ses voisins.

« Vais-je le suivre ? » se demanda-t-il alors, partagé entre le désir de se retrouver dans l’atelier et la crainte de ne pouvoir y dominer ses impressions.

Mais Mallepate reparut. Maurice le rejoignit.

– C’est un ami, annonça le sculpteur en présentant Marrières à deux adolescents qui se tenaient debout derrière la table où ils confectionnaient leurs abat-jour. Il avait avant vous l’intention de louer le local et je souhaite qu’il se rende compte du parti que vous en avez tiré.

– Oh ! c’est bien modeste, prononça en souriant l’aîné des associés. Un coup de peinture à la colle sur les murs, quatre chaises…

– Vous dormez dans cette pièce ? dit Maurice en promenant timidement les yeux autour de lui.

– Ma foi oui, répliqua l’autre. Mon camarade occupe le divan et moi je me contente du lit-cage, dans ce renfoncement.

C’était l’arrière-salle qui servait autrefois de débarras à Georges : il y mettait ses tableaux, ses châssis.

Maurice leva la tête vers le plafond, comme s’il s’attendait à y voir l’emplacement du carreau qui s’était détaché et brisé.

– Jugez, mentionna Mallepate, la clarté tombe bien d’aplomb : on n’en peut désirer de meilleure.

– C’est ce qu’il y a de mieux dans la baraque ! constatèrent ensemble les deux amis.

– Oui, murmura Maurice. Bonne lumière, même par temps gris. Seulement, ajouta-t-il, montrant au fond de la pièce des étagères supportant les carcasses de fils de laiton destinées à fixer les abat-jour, vous avez fait des frais. Ces rayons-là n’existaient pas…

– Nous les avons posés.

– Quant au poêle…

– Il y était, dit aussitôt Mallepate.

Maurice le regarda et se tut. Il avait, en pénétrant dans l’atelier, aperçu l’appareil de chauffage que Georges était en train de charger le soir du drame. Cette présence au centre de la pièce avait quelque chose de lugubre. Maurice en fut frappé et, malgré ses efforts pour écarter l’importune vision, elle revenait d’une façon si obsédante qu’il dut presque fermer les yeux.

– C’est vieux, mais ça fonctionne encore, confia l’aîné des associés sans s’apercevoir du trouble de l’assassin. On le bourre deux fois par jour.

– Je vous en prie, dominez-vous ! ordonna soudain Mallepate à voix basse en s’approchant de Maurice.

Il le heurta du coude et ajouta :

– Nous allons nous retirer. Merci mille fois, messieurs. À bientôt.

– Tout à votre service, repartirent les jeunes gens. Vous êtes ici chez vous…

– Oh ! fit Maurice. Je craindrais de vous déranger.

– Mais pas le moins du monde. Revenez tant que vous voudrez.

Mallepate avait ouvert la porte. D’un signe il appela son compagnon, et Marrières le suivit, en silence, sans s’informer de l’endroit où le sculpteur le conduisait. Il n’avait plus notion de rien. Seule l’image, qu’il n’arrivait point à dissiper, de Georges, incliné vers le poêle, le hantait. Jamais elle ne s’était imposée plus douloureusement à son esprit. Jamais elle n’avait encore eu cette cruauté, cette précision aiguë. Maurice avait beau tenter de réagir. Où qu’il portât les yeux, en obéissant machinalement à Mallepate, il voyait sa victime : non pas étendue par terre, après le coup de revolver qui l’avait atteinte au ventre, mais debout, débordante d’énergie, de jeunesse, telle qu’elle s’était présentée à ses regards lorsqu’il avait fait irruption pour la première fois dans l’atelier.

– Allons… entrez ! N’ayez pas peur ! articula Mallepate en se rangeant de côté.

Il avait relevé une vieille toile imprimée qui servait de portière à son capharnaüm et, d’un mouvement de tête, il indiquait le chemin.

– Permettez ! dit-il, après que Maurice eut passé le seuil. Je vais vous donner une chaise… Là… comme ça !

Il débarrassa l’unique siège d’une pile d’antiques bouquins qu’il déposa sur son lit, puis avec un grand geste :

– Asseyez-vous !

Maurice s’assit automatiquement.

– Il ne fait pas très clair, reprit Mallepate… mais on s’y habitue. C’est l’affaire d’un instant… N’est-ce pas ?

Et, comme il n’obtenait aucune réponse :

– Laissez-moi vous offrir un peu de rhum pour vous réconforter, chuchota mystérieusement le curieux individu en agrippant une bouteille poudreuse parmi des masques nègres entassés sur une caisse disjointe. Mon rhum est excellent. Arrivage direct des Antilles. Regardez… du rhum blanc !

Il emplit un verre presque à ras, le tendit à Marrières.

– Il ne manque que la cigarette, dit alors celui-ci en portant le verre à ses lèvres.

Mallepate haussa tristement les épaules :

– Ne racontez donc pas de bêtises !

– Pourtant, sans votre déposition, c’est ce qui m’attendait, exposa Maurice d’une voix calme. Vous le savez aussi bien que moi.

– Je ne sais qu’une chose.

– Ah ! oui ?

– Oui.

– Quelle chose ?

– J’aurais dû m’opposer à votre visite… là-bas.

– Dans l’atelier ?

Le sculpteur remit sa bouteille en place puis, se grattant la tête, il posa sur son hôte un œil où se lisait une évidente commisération.

– N’ayez pas de remords, répliqua soudain Maurice. Vous n’auriez rien changé, rien empêché…

– Si. Peut-être.

– Vous vous trompez.

– Je le souhaite, dit Mallepate. Mais tout à l’heure, si je ne vous avais pas fait signe de venir, vous vous seriez mis à bavarder…

– Et alors ?

– Il ne faut plus parler de ça… plus jamais. Croyez-moi. Depuis notre première rencontre, j’ai pensé à vous bien souvent et je me suis même reproché certaines paroles inconsidérées. À quoi bon revenir sur ce sujet ? Vous avez payé. Vous êtes quitte…

– Non, répondit Maurice.

Et, quoique le bohème eût sursauté, Marrières continua sourdement :

– Écoutez-moi… Avant d’avoir cette conversation avec vous, j’admettais, moi aussi, que j’étais quitte. Cet homme que j’ai tué m’avait bravé. Son attitude narquoise, ses basses provocations constituent les causes essentielles de sa mort. En outre, j’ai purgé cinq ans de prison…

– Vous voyez bien !

– Non, non… ces cinq années, gémit Maurice, n’effacent rien, ne prouvent rien… La preuve… (Il se prit le front entre les mains et poursuivit, comme s’adressant à lui-même.) La preuve, c’est que je suis ici, que je reste libre d’aller, de venir, d’organiser de nouveau mon existence à ma guise…

– En êtes-vous sûr ?

– Certainement.

– Ce n’est pas mon avis.

– Pourtant, dit après une minute de réflexion Maurice, qui considéra d’un air morne le sculpteur, si je me suis trouvé tout à l’heure à l’endroit même du drame, c’est de ma propre volonté.

Mallepate baissa les yeux et marmotta :

– J’en doute.

– Comment ?

– Ne cherchez pas à vous justifier, Marrières ! Lorsque je vous ai vu déboucher au fond de l’allée, j’ai tout d’abord été frappé par votre apparent détachement, mais ça n’a pas duré. Ça ne pouvait durer. Convenez-en ! Vous vous supposiez plus fort que vous ne l’êtes. Est-ce exact ?

– C’est possible.

– Eh bien ! repartit le vieux, ne discutons plus !

Dans l’atelier, le soir tombait et la rare lumière diffuse qui éclairait la pièce à travers les vitres crasseuses, se retirait, cédant lentement la place à une rampante obscurité. Il faisait pourtant encore jour au dehors. Des pigeons roucoulaient, des moineaux, qui sautillaient de branche en branche, jetaient leurs aigres pépiements et, d’une bâtisse lointaine, l’écho d’un haut-parleur répandait à travers la cité ses ondes sonores dont les vibrations parvenaient aux deux hommes comme dans une atmosphère de rêve.

– Il doit être quatre heures, estima le sculpteur en se levant.

Maurice ne l’entendit pas. Il se sentait saisi par une force obscure qui l’entraînait dans un monde inconnu. L’image de Georges, un instant dissipée, reparut : le mort se tenait devant lui, mais il n’était plus seul. Hélène l’accompagnait et, pour la première fois peut-être depuis le meurtre, Maurice unit dans la même et cruelle réprobation le souvenir de sa femme et celui du jeune peintre. Le jour du drame, le mari outragé n’avait voulu peut-être que soustraire Hélène à l’influence du jeune homme : il s’était promis de l’arracher des bras de Georges, de la ramener. Il souffrait qu’elle fût tombée si bas, car il la savait raffinée, délicate. Comment avait-elle pu s’abandonner au milieu de cet atelier mal tenu qui respirait, sinon la misère, du moins la gêne, l’incertitude perpétuelles ? Cela le confondait. Il fallait qu’Hélène fût devenue folle. Plus Maurice tentait de comprendre les raisons qui l’avaient aveuglée, moins il leur découvrait d’excuses. Il évoquait Hélène sur le lit, se dissimulant derrière un pan de drap. Elle avait honte d’avoir été surprise ainsi, et cependant, dès qu’il lui avait signifié l’ordre, elle avait commencé de s’habiller. Maurice conservait de cette minute la certitude qu’Hélène l’eût suivi si le peintre ne s’était alors grossièrement interposé. Sans cet homme, il n’y aurait eu ni bataille, ni coup de revolver. Néanmoins, en emportant une arme, Maurice avait pensé qu’il pourrait s’en servir. Là résidait son principal tort. Pourquoi s’être muni de ce browning, dont il avait rapidement vérifié le chargeur, s’il n’était point entré dans ses intentions de l’utiliser ? Maurice était pourtant de bonne foi en expliquant au tribunal qu’il n’avait pas réfléchi autrement en mettant le revolver dans sa poche. Son unique désir avait été d’humilier sa femme en la découvrant chez Bardou, mais il ne songeait, en vérité, qu’à rendre à la dévoyée une exacte notion du devoir. Il lui aurait pardonné son erreur. Du moins, il le croyait. Hélas ! il était trop tard maintenant et quelles qu’eussent été ses résolutions, elles étaient désormais superflues.

Tandis que Maurice se laissait amèrement entraîner au cours de ses pensées, Mallepate était sorti de l’atelier afin de ramener ses tableaux. Il fit plusieurs voyages sans que son visiteur s’en aperçût. Le vieil homme avait l’air soucieux. L’attitude de Marrières lui inspirait, également trop tard, une espèce de pitié, et il se reprochait l’imprudence des paroles qu’il lui avait adressées. Était-il nécessaire de le troubler à ce point ? Mallepate ne savait qu’entreprendre pour distraire Maurice de son mal. Il aurait voulu lui démontrer qu’il se tourmentait en vain et que le mieux était de se ressaisir une fois pour toutes, courageusement.

– Allons ! allons ! gronda-t-il, tout en remettant en ordre les objets dont l’ensemble constituait un effarant chaos. Ce n’est pas raisonnable.

– Quoi ?

– Vos idées.

– Elles sont ce qu’elles doivent être.

– Mais non, dit Mallepate. Secouez-vous. Tenez… je vais allumer la lampe.

D’un geste machinal, Marrières tendit son briquet.

– Merci, murmura le sculpteur en approchant la flamme de la mèche à demi carbonisée. Un peu de lumière ne sera pas à dédaigner. Entre nous, l’obscurité ne vaut rien à personne. Quand la nuit tombe, nous nous ressemblons tous… nous prenons un mauvais plaisir à souffrir… C’est idiot. Dans la vie, ce qui est accompli ne mérite pas qu’on y revienne. Chacun de nos actes est tracé d’avance.

– Précisément, dit Maurice avec un soupir. Si nos actes sont ainsi déterminés, mon état n’a rien d’extraordinaire.

– Vous refusez de comprendre.

– Comme lorsque vous avez frappé contre ce mur ?

– Laissons cela !

Maurice darda ses prunelles sur celles de Mallepate.

– Je crois plutôt, déclara-t-il, que vous vous comportez de manière à ne jamais être compris. La première fois que je suis venu, vous avez émis l’opinion que rien n’efface la mort d’un homme. Et tout à l’heure encore, quand je vous ai confié que je me sentais libre…

Le bohème lui posa la main sur l’épaule.

– Non, Mallepate, n’essayez pas de me donner le change. Grâce à vous, je lis clair en moi. J’analyse l’acte que j’ai commis et il m’apparaît tel que j’aurais dû le concevoir avant de l’accomplir. Pourquoi vous rétracter ? Ne suis-je pas de taille à porter seul le poids de mes responsabilités.

– À quoi bon ? allégua le vieux d’un ton morne.

– Pardon : pour me racheter ! pour tenter d’une façon quelconque de réparer mes torts ! Je vis avec ma femme. Ne dois-je donc pas agir à son égard en tenant justement compte de ces torts ? Ceux qu’elle a pu avoir, en me trompant, ne sauraient diminuer les miens.

– Soit, admit Mallepate. Mais, puisque vous en êtes là, je dois vous apprendre maintenant pourquoi je vous ai parlé comme je l’ai fait. Si pénible que me soit cet aveu, il est indispensable. Moi aussi, je me suis trouvé dans votre cas… Moi aussi j’aurais pu…

– Quoi ?

– Parfaitement.

– Je vous écoute, dit Maurice déconcerté.

D’un imperceptible coup de pouce, Mallepate baissa la mèche de la lampe qui filait puis, enfonçant ses deux mains dans les poches :

– J’ai très bien connu votre femme, exposa-t-il, quand elle venait l’après-midi chez son amant. Elle et lui m’appelaient le vieux. Je leur faisais l’effet d’un fou, d’un phénomène et lorsque certains jours je respirais un peu au seuil de ma baraque et qu’elle passait très vite en me jetant un bref salut, j’avais nettement l’impression que ma présence l’intimidait. Je vous parle de votre femme, reprit-il après avoir inutilement attendu de Maurice un geste de protestation, parce qu’elle m’était malgré tout sympathique et qu’au fond, je la plaignais d’être tombée dans les griffes de l’homme que vous avez tué. Elle avait l’air de dépendre de lui, de trembler devant lui, d’avoir perdu totalement son contrôle. Cependant, elle l’aimait.

Marrières ne sourcilla pas.

– Elle l’aimait, enchaîna le narrateur et lui, naturellement, tirait de son pouvoir un orgueil imbécile qui m’irritait, bien que cela ne me concernât point. Ces sortes d’individus se ressemblent tous. Celui-ci n’était ni meilleur ni pire qu’un autre : il me rappelait un type du même acabit. Vingt-huit ans, du culot, doué pour son métier, beau parleur, élégant. Son nom importe peu. Appelons-le Fernand, si vous voulez.

– Et la femme ?

– Louise.

– Votre maîtresse ?

– Oui. Je l’avais connue par l’entremise du concierge de l’impasse, dans un moment critique. Le mari de la dame l’avait plaquée et elle s’était attelée énergiquement au travail. De temps en temps, à peu près à chaque terme, elle devait vendre quelques-uns de ses meubles ou des objets qui lui restaient. Quant à ses pauvres petits bijoux, elle les avait liquidés dès le début. J’ai eu pitié de cette femme. Elle-même venait ici me proposer soit un dessin de maître, soit de l’argenterie, que sais-je ! Elle avait tant de mal à vivre d’un vague emploi de dactylo dans une agence, qu’elle vendait tout. J’aurais pu l’acheter elle aussi. Elle m’aurait fixé un prix. Oh ! pas cher… même à moi.

Cette fois Maurice eut un mouvement de surprise. Mallepate sourit amèrement.

– Oui, même à moi, précisa-t-il, car je ne nourris guère d’illusion à mon sujet. Je me connais tel que je suis : mal tenu, âpre au gain, égoïste et maniaque. Pour une femme jeune encore… et jolie, je ne représentais pas l’idéal. Il fallait que la malheureuse fût réellement à bout d’expédients. Eh bien ! non… croyez-moi, ce marché, qu’à mesure que nos relations devenaient plus fréquentes, je la sentais prête à conclure, je n’en ai pas voulu et, un soir, qu’à travers ses larmes, elle me souriait afin peut-être de brusquer les choses, je lui ai remis trois mille francs. Elle les a reçus, parbleu, mais en pleurant davantage et en me piquant, ici même, une classique crise de nerfs. Cela d’ailleurs ne m’a nullement troublé. Je n’aime point les comédies de ce genre. J’ai passé l’âge, n’est-ce pas ? de donner dans ces simagrées. Si vous vous y laissez prendre, elles vous diminuent et diminuent en même temps la personne qui s’y livre.

– Bah ! fit Maurice, on dit ça !

– Vous avez raison. Mais savez-vous quelle a été l’attitude de cette femme, la fois suivante ? Je vous le donne en mille.

– Elle vous a reproché votre argent ?

Mallepate inclina piteusement la tête.

– C’est assez naturel, constata Maurice que la naïveté du personnage désarmait. Une femme qui s’offre et qu’on refuse, par grandeur d’âme, est doublement humiliée.

– Celle-ci l’a été réellement. J’en possède une preuve indiscutable : à la suite de cette scène, elle n’a plus fichu les pieds chez moi. Elle prétendait qu’en acceptant une somme, elle avait plus cruellement encore senti sa pauvreté. C’était au milieu de sa détresse, la pire insulte qui lui eût été infligée. Comme elle avait tenté de se vendre, elle gardait rancune à l’homme coupable d’avoir vu clair dans son jeu et dédaigné ses avances.

Marrières écoutait sans beaucoup d’intérêt cette histoire.

La niaiserie de Mallepate l’incitait par moments à sourire. Néanmoins, il était curieux d’apprendre où voulait en venir le conteur et il demanda paisiblement :

– Vous avez fini par coucher ?

L’amoureux se passa la main sur le visage et négligeant de répondre à la question :

– Une pauvre femme, au fond, une enfant capricieuse. Affolée par le manque d’argent. Tantôt pleine d’entrain. Tantôt désemparée, prête à se livrer à n’importe qui. Je vous jure… nous sommes restés ensemble près de deux ans… Oui, je vous jure… une existence de fous. J’habitais avec Louise.

La voix du narrateur trembla un peu.

– Chez elle, dans sa maison : un petit logement d’artiste à quelques pas d’ici, au bout de l’impasse. J’étais transformé. Je sortais, j’allais au théâtre. Je… ah !

– Calmez-vous ! dit Maurice.

– Oh ! je suis calme, très calme… C’est passé tout cela. C’est bien mort… Mais pendant notre liaison, j’ai connu d’abord les plus grandes joies de la vie. Les méthodes employées par Louise pour tenter de me prouver qu’en lui venant en aide je l’avais outragée, me laissèrent croire, quand elle céda, qu’elle m’aimait. J’étais convaincu que cet amour provenait de l’impression de sécurité que je lui procurais. Cela s’explique. J’ai donc été heureux. Ma maîtresse ne me quittait pas. Elle s’était mis en tête d’apporter un peu d’ordre dans l’atelier. Je ne m’y opposais point. Et, bien qu’elle brisât un certain nombre d’objets dont le prix, si je les avais négociés, eût amplement suffi à rétribuer deux aides embauchés pour dix ans, je demeurais émerveillé qu’elle employât tant de zèle et de goût à rendre la bicoque habitable.

– Cela ne se voit plus, fit Maurice en promenant un regard légèrement ironique autour de lui et en l’arrêtant, sans intention précise, sur la jarre chinoise.

Mallepate répondit tristement :

– Non : cela ne se voit plus du tout. J’aime mieux ça. Et pourtant, mon amie avait presque donné à ce local un aspect engageant. Elle disposait des fleurs dans les vases, pas dans tous : il y en a trop. Le sol était balayé chaque jour. Vous n’imaginez pas ce qu’était devenu mon taudis. Louise m’avait même agencé, près de la fenêtre, un petit coin où je travaillais. J’ai commencé un buste d’elle…

« Il est gâteux ! songea Maurice en contemplant toujours la jarre et en étendant la main droite afin de la palper. À quoi rime tout cela ? C’est absurde. »

Cependant il tourna la tête vers le sculpteur et fit mine de s’intéresser à son récit.

– Tenez… là… derrière vous, dans l’angle, signala Mallepate qui désigna sur un socle un bloc de glaise recouvert d’un linge mouillé. Je n’ai pas renoncé au buste. Je l’achève, tant bien que mal, à mes moments perdus, en utilisant une photo. Je peux vous la montrer.

– Voyons.

Le bonhomme atteignit dans la poche intérieure de son veston un portefeuille crasseux et décousu d’où il tira le portrait de Louise.

– Compliments ! dit Marrières après avoir regardé l’épreuve. Elle manque de netteté, mais celle qui a posé devant l’objectif doit être charmante.

– Elle est mieux que ça : des yeux d’eau, transparents, d’une douceur, d’une caresse…

– Poète !

– Je me suis laissé piper, soupira Mallepate en s’approchant de Maurice pour contempler par-dessus son épaule la photographie. Enfin !…

Il replaça l’image dans son vieux portefeuille, puis revenant vers la lampe, ramassa sur la table une cigarette à demi consumée et l’alluma. Profitant de cette occupation, Maurice tourna ses regards vers la jarre, en tâchant d’en évaluer le prix.

– Oui, dégoisa le bohème qui surprit son manège, Louise aussi l’aimait beaucoup. Elle voulait à toute force se la faire offrir. J’ai résisté. Une jarre pareille ! avec des inscriptions en vieux chinois ! C’est unique !… Et pourtant…

– Quoi ?

– Je n’y tiens guère. Elle éveille trop de souvenirs… Un surtout : notre première dispute. Un soir, vexée de ma résistance, Louise m’a jeté à la face que j’attachais plus de valeur à mes vieilles soupières – ce sont ses propres termes – qu’à elle. J’ai affecté de rire. Elle m’a traité de « schnock », puis elle s’est assise sur mon lit en boudant. De vous à moi, je lui aurais certainement fait cadeau de la « vieille soupière », mais, ce soir-là, j’ai percé la nature véritable de cette drôlesse et je me suis mis, in petto, à établir le total de tout ce que je lui avais donné… Lorsqu’on en arrive à compter entre amants…

Il se gratta la barbe, parut réfléchir. Son ombre sur le mur ressemblait à celle d’un pantin énorme, extravagant. Maurice en fut frappé.

– Eh bien ! s’informa-t-il en élevant la voix. Cette brouille avec votre bien-aimée ?

– Il y avait quelqu’un… Un type… voilà l’histoire… un autre homme dans sa vie. Et cet homme la conseillait mal.

– Fernand ?

– Oui, acquiesça Mallepate. Il habite lui aussi la cité. C’est un garçon d’une trentaine d’années qui ne manque pas de talent… un graveur en médailles. Et, voyez-vous, ce zèle de Louise à mettre de l’ordre dans ma cabane, je n’en ai découvert que trop tard la raison. La donzelle voulait provoquer des rencontres, des œillades. Je ne me doutais de rien. Fernand s’amenait quelquefois au bout de l’allée : il feignait de s’intéresser à mes tableaux que j’installais en plein air. Louise était là. On se saluait. Il entrait en voisin…

Une soudaine rêverie arrêta ses confidences et, durant un moment, parut l’absorber. Marrières respecta ce silence. Les yeux fixés sur la flamme de la lampe, il songeait à cette banale et stupide histoire et il en prévoyait le dénouement. Toutefois, il percevait mal le rapport qui pouvait exister entre l’aventure de Mallepate et la sienne. Qu’ils eussent été tous deux bernés par une femme n’autorisait nullement la comparaison. C’était sans intérêt. Pas un instant Maurice n’avait plaint le sculpteur. Il éprouvait plutôt à son égard une sorte de mépris railleur et trouvait que Louise avait eu du mérite à s’embarrasser d’un tel amant. Qu’attendait donc de cette jeune femme le crasseux galantin ? Il n’avait pas la prétention d’être aimé pour lui-même. C’était pour son argent que Louise le subissait. Pauvre Louise ? Maurice se secoua, vérifia discrètement l’heure à sa montre et, constatant que Mallepate n’avait point l’air de revenir à la réalité, il se leva, fouilla dans sa poche afin d’en extraire un étui à cigarettes.

– Excusez-moi, dit alors le bohème. Vous partez ?

– Je vais partir.

– Ah ! oui… vous vous doutez de ce qui s’est produit… n’est-ce pas ? L’inévitable !

Maurice tendit son étui.

– Répondez, fit Mallepate en prenant une Camels. Ce Fernand s’est dévoilé une véritable brute. Je ne pouvais plus le déloger d’ici, et, quand je m’absentais, Louise courait le rejoindre. Cela se passait à ma barbe… Personne ne l’ignorait.

– Vous les avez surpris ?

Le sculpteur pétrit amèrement sa cigarette, l’alluma à la flamme du briquet de Maurice, puis clama :

– Surpris ?… mais dix fois… vingt fois ! J’en étais gêné pour eux… gêné réellement… C’est exact… Ils ne se cachaient pas. Alors, j’ai voulu rompre et je n’en ai pas eu la force… et j’ai fermé les yeux jusqu’au jour où, c’était un dimanche, je me suis emparé comme vous d’un revolver.

Maurice consulta l’heure une seconde fois.

– Je comprends maintenant, prononça-t-il. N’ajoutez rien.

– Mais je les ai tenus, tous les deux, au bout de mon canon… le doigt sur la gâchette…

– Et vous avez tiré ?

– Non.

Mallepate éclata de rire.

– Non… je n’ai pas tiré… Non… non… En les voyant grimacer d’épouvante, je n’ai pas pu ! Croyez-moi, ce n’est point par respect de leur vie que je n’ai pas pressé la détente… C’est par… je ne sais pas ! par peur, peut-être… par dégoût…

Il avança vers la lampe sa main droite comme pour la montrer à Maurice. Cette main tremblait : elle était sale.

– Ah ! vociféra-t-il, je n’oublierai jamais cette seconde-là. Pourquoi n’ai-je pas tiré ? Pourquoi ? Par quel hasard ? Ah ! ah ! ah !

Marrières ne savait que répondre. Il ne s’attendait ni à cet éclat de rire, ni à ce flot de paroles et il se sentait profondément humilié. La ressemblance qu’il n’avait pas tout à l’heure découverte entre cet homme et lui le frappait maintenant. Il vrilla ses yeux sur Mallepate, fut sur le point de le prendre à la gorge, mais le sculpteur riait toujours et il ne put que crier :

– Taisez-vous !

– Allons, riez ! Riez donc ! riposta l’autre. Vraiment, vous ne trouvez pas cela ridicule ? N’avoir eu qu’une simple pression du doigt à exercer et ne pas avoir été capable de… C’est à se tordre…

Son hilarité le quitta brusquement :

– Ou plutôt non, dit-il, à pleurer !

– Je ne trouve pas, répliqua sèchement Maurice.

Mallepate demeura bouche bée.

– Si vous avez voulu, reprit Maurice en ramenant les plis de son manteau, me faire sentir qu’en vous abstenant d’abattre votre maîtresse et son amant vous m’êtes supérieur…

– Non, voyons… pas du tout. Il ne s’agit point de me targuer d’un avantage quelconque… Au contraire ! J’ai tenté seulement de vous expliquer mes raisons de parler comme je l’ai fait. Il n’y a pas autre chose.

– Conclusion ?

– Hé ! je ne sais pas… je ne sais plus ! geignit le sculpteur. Nous ne nous comprendrons jamais.

– Je le crains, maugréa Maurice en boutonnant son pardessus.

Ils restèrent un moment silencieux.

– Si je vous ai froissé, finit par énoncer Mallepate, pardonnez-moi. Je n’en avais pas l’intention.

Maurice haussa les épaules puis, comme attiré par une force mystérieuse, il s’approcha de la jarre chinoise et se mit à en tapoter les flancs négligemment. Il éprouvait de plus en plus le désir de posséder cet objet. Mais, ses difficultés d’argent lui revenant à l’esprit, il se disait que ce serait une folie pour lui d’engager, dans les circonstances présentes, une dépense, peut-être, considérable. Immobile, les sourcils froncés, il réfléchissait, tiraillé entre sa passion de collectionneur et sa froide raison d’homme d’affaires. Le vieux se méprit sur son attitude.

– Ne vous en allez pas fâché ! supplia-t-il.

Marrières négligea de répondre. Il regarda Mallepate, puis la jarre, et s’informa :

– Combien ?

L’autre crut à une plaisanterie, mais Maurice répéta :

– Combien ?

– Heu !… Heu !… Combien ? C’est assez difficile. J’ai déboursé huit cents francs… et je ne voudrais pas réaliser un gros bénéfice-Douze cents ! Acceptez-vous ?

– Non. Mille, trancha Maurice qui esquissa le geste de saisir son porte-billets.

Mallepate eut l’air de calculer. À son tour, il considéra la jarre, puis ses yeux allèrent au visage de l’acheteur et, lentement, comme s’il se décidait contre son gré :

– C’est votre dernière offre ?

Maurice lui présenta une grande coupure qu’il déplia pensivement.

– À ce prix-là, bredouilla le vieil homme, vous faites une affaire d’or.

– Bah !… qui sait ? répondit Maurice, mais vous allez m’aider à transporter cette pièce jusqu’à l’impasse… puis j’irai chercher un taxi. Vous la tenez ?

– Doucement ! recommanda Mallepate.

Et tandis qu’il empoignait d’un côté la jarre par une anse et s’engageait, à reculons, vers la sortie, il se souvint du lugubre cortège qu’il avait guidé dans la nuit et qui suivait, en piétinant le gravier de l’allée, le corps du jeune peintre tout dégouttant de sang.

– Elle est lourde, fit observer Maurice.

Mallepate riposta :

– Lourde, comme un homme.

– Oui, dit Maurice avec une nuance de mépris. L’homme que vous n’avez pas osé tuer.

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