III Hélène

Hélène Bazanges était la cadette de quatre enfants. L’aînée – Juliette – était morte tragiquement au cours d’une partie de barque. Hélène l’avait peu connue, n’étant encore qu’une petite fille au moment où elle la perdit. Elle n’offrait d’ailleurs avec sa sœur aucune espèce de ressemblance. Ses deux frères, Adrien et Jacques, ne lui ressemblaient pas davantage : il existait entre le plus jeune et Hélène une différence d’âge assez sensible pour inciter les garçons à considérer la jeune fille jusqu’à son mariage, et même ensuite, comme une gamine. Cette attitude protectrice mettait Hélène hors d’elle, mais ne l’empêchait point de ressentir pour les deux hommes de la famille plus d’affection qu’elle n’en montrait. Adrien lui était le plus cher. C’était aussi le moins bourgeois, le moins « obtenu », ainsi que disait une vieille tante aux cheveux scandaleusement coupés court, il sortait de l’école de cavalerie de Saumur avec le premier prix de carrousel, quand Hélène comprit l’espèce de passion que lui inspirait son frère. Adrien avait de quoi plaire ; cet hommage ingénu l’amusait. Puis il était parti pour l’Algérie, affecté aux chasseurs d’Afrique, y avait conquis son deuxième galon et, la guerre terminée, était retourné, promu capitaine, à ses chevaux arabes, à ses couscous et à sa danseuse indigène. Sa vareuse rouge et son képi bleu ciel avaient fait impression lors du mariage d’Hélène. À partir de cette époque, soit que la vie du bled lui parût de beaucoup plus agréable que celle de Paris, soit que sa brune maîtresse l’eût totalement accaparé, on ne l’avait revu en France qu’au cours de permissions très espacées, il avait demandé le Maroc et il s’y trouvait depuis à peine cinq mois quand le décès de son père le rendit brusquement pour une semaine à l’affection des siens. C’était en 1922. Hélène, tout à l’amour de son mari, avait été frappée par l’allure, le regard, l’expression énergiques d’Adrien, mais ne l’avait, pour ainsi dire, pas reconnu. Ce n’était plus le brillant officier de jadis. Le métier l’avait endurci et il faisait presque figure, dans sa famille, d’un étranger. Près de lui, Jacques, qui ne s’était jamais distingué en rien, offrait l’apparence d’un brave homme, un peu lourd, abruti de tracas. Il habitait Enghien et prenait chaque jour le train à la même heure pour se rendre aux bureaux des chemins de fer du Nord, où il était chef au service des titres. Naturellement, le dimanche, il ne sortait pas de chez lui : sa femme, son jardin, ses gosses suffisaient à ses ambitions. Hélène se rappelait quelques-uns de ces dimanches passés aux premiers temps de son mariage dans la villa de Jacques : elle en revenait écœurée pour toute la semaine, comme autrefois, pour l’année entière, de la cure que son père allait faire à Luchon. M. Dominique Bazanges père, ou, plus familièrement, Mimique, ainsi que sa femme l’appelait, était vers la fin de sa vie devenu dur d’oreille. Pendant sa cure, les garçons restaient à Paris avec la cuisinière qu’ils rendaient d’ailleurs folle…, mais on emmenait Hélène et elle se revoyait en compagnie d’adolescentes dont les parents ne s’entretenaient, eux aussi – vingt et un jours durant – que de soins médicaux, humages, insufflations, gargarismes, sous les beaux arbres de l’allée d’Étigny. Assise dans le jardin de l’hôtel Sacaron, ou sur le banc qui se trouvait à l’entrée, Hélène ne s’amusait guère dans la « ville des eaux courantes » célébrée par Edmond Rostand. Les moins maussades de ses souvenirs lui permettaient uniquement d’évoquer des promenades à âne et l’inévitable excursion au sommet de Superbagnères qu’accomplissaient ensemble les demoiselles du Sacaron, sous la conduite d’un garde à béret basque. La seule saison dont elle conservât de Luchon une impression délicieuse fut celle pendant laquelle M. Bazanges avait autorisé Maurice Marrières à faire sa cour à Hélène. Maurice était venu en auto et soudain la jeune fille avait eu la révélation de ce pays. Chaque jour, grâce à Marrières, c’était une excursion nouvelle. Pour complaire à son futur beau-père, Maurice avait même conduit une fois les Bazanges jusqu’à la frontière espagnole. Les touristes s’étaient présentés à la douane munis de leurs passeports et M. Bazanges s’était émerveillé au spectacle de la nature qui est à cet endroit, parmi les gorges où coule un mince torrent, particulièrement sauvage et saisissante. Puis il n’avait eu d’yeux que pour les gardes civils dont les bicornes de cuir, les buffleteries, la courte carabine lui rappelaientCarmen et des histoires de brigands.

– Hélène, s’était-il écrié sur le mode lyrique cher aux bourgeois qui ont lu Théophile Gautier… Regarde bien… Regarde !… Tu vois l’Espagne !

La jeune fille avait à ce moment précis échangé avec Maurice un vif coup d’œil et un sourire que, plus tard, elle ne devait jamais se rappeler sans éprouver le même trouble et la même allégresse. L’expression fugitive du visage de son fiancé, cette preuve de leur identité de pensée, Hélène n’avait encore aujourd’hui qu’à se la représenter pour revivre leur amour. Elle s’était gravée dans sa mémoire ainsi qu’il arrive parfois, sans que vous en sachiez la cause, qu’une matinée de soleil, un clair de lune ou un après-midi de pluie laisse en votre âme une trace indélébile. Cette façon de sourire avait été presque une révélation : Maurice s’y était livré spontanément. Hélène et lui avaient compris soudain l’accord profond de leurs deux caractères… Enfin, tout ce que la jeunesse conserve, longtemps après, dans l’âge mûr, de fraîcheur, d’élan, de rayonnement, de gaieté, était resté lié, en dépit des heures sombres, au souvenir de cette minute exquise.

Un autre souvenir d’Hélène – moins touchant celui-là et qui aurait dû éclairer la jeune femme sur l’égoïsme de Maurice – datait du surlendemain de leur nuit de noces. Ils étaient partis par la route, avaient couché à Fontainebleau pour continuer tout le lendemain sans itinéraire bien tracé dans la direction du Midi. Il faisait doux. Au ciel très clair, les premières étoiles, puis un croissant, brillant comme le cristal, s’étaient levés. Assoupie sur l’épaule de Maurice, Hélène ne voyait rien, n’entendait rien. Elle se laissait aller à son bonheur, brisée, rompue, ravie. L’auto roula ainsi, pendant un temps très long. Maurice, au volant, s’endormait presque et soudain, environ trois heures du matin, il s’aperçut qu’il n’avait point dîné.

– Chérie, tu n’as pas faim ? demanda-t-il.

Elle répondit, silencieuse, par une pression de tout son être.

– Ça va, dit Maurice ; à la première auberge, on stoppe !

Mais les habitations qu’ils dépassaient étaient comme abandonnées et strictement closes. Ils s’arrêtèrent dans un village sans parvenir à réveiller qui que ce fût. Maurice grognait. Il reprit cependant la route et, tout à coup, apercevant de la lumière à l’interstice des volets d’un modeste hôtel, il freina, sauta de voiture et obtint, après des pourparlers, qu’on le reçut. « C’est que j’ai rien à vous servir… y a eu la fête ! déclara le patron qui ne pensait qu’à retourner au lit. Voyez vous-même ! » Cédant enfin aux instances pressantes de Marrières, le tenancier découvrit au fond d’un placard une côtelette de veau. « Voilà, fit-il… C’est tout ce qui reste. » Alors Maurice, se tournant vers Hélène, avait déclaré tristement : « Une côtelette !… Eh bien !… ma pauvre chérie, toi…, qu’est-ce que tu vas manger ? » Cette phrase, de même que le sourire des Pyrénées, s’était inscrite dans la pensée d’Hélène, mais la jeune femme n’en avait pas d’abord dégagé l’inquiétante portée. Il avait fallu, par la suite, que son mari, la plupart du temps, sans le soupçonner lui-même, se révélât sous son véritable aspect : brusque, dur, égoïste, autoritaire. Il n’admettait jamais qu’on lui tînt tête. Hélène avait cédé. Elle s’était tant de fois soumise aux volontés de ses parents que cette nécessité ne l’étonna que peu. Elle plaçait Maurice si haut, elle l’admirait tellement que l’idée seule d’être sa femme suffisait à lui faire tout accepter. Pourvu qu’il l’aimât, qu’il eût un semblant de goût, de plaisir à vivre à son côté, la nouvelle épousée n’en demandait pas davantage… Mais, un jour, il avait cessé de se montrer tendre, affectueux, repentant, après les petites scènes qui éclataient à maints propos et il ne s’était point gêné pour affirmer qu’elle lui rendait l’existence impossible. Hélène, une fois de plus, n’avait pas réagi. Elle le voyait si occupé qu’elle mettait au compte des affaires les vexations et les rebuffades, de plus en plus fréquentes, qu’il lui imposait. Ils vécurent ainsi tout un hiver et une grande partie du printemps. Maurice sortait beaucoup. Son métier le tenait souvent des journées entières au dehors. Sous prétexte de livrer une voiture à un client de province, il lui arrivait de s’absenter parfois quarante-huit heures et lorsqu’il revenait, sa femme le trouvait moins désagréable, moins nerveux. Il lui rapportait même de menus cadeaux, des bonbons, des « spécialités » des villes où il était passé et elle l’en remerciait sans comprendre ce que ces attentions cachaient. Puis ils avaient pris des vacances, comme tous les ans, et c’est au retour d’un séjour à La Baule, que la vérité avait éclaté. Une lettre de femme que Maurice, au moment de sortir, avait bêtement laissé traîner sur son bureau, contenait la preuve de sa trahison. Hélène était entrée dans cette pièce pour chercher un roman. Elle avait vu la lettre, l’avait lue et immédiatement tout s’était écroulé à ses yeux. Comment avait-elle pu, le lendemain, sourire à son mari ? La malheureuse l’ignorait. Pourtant Maurice ne s’était aperçu de rien et, durant toute la durée de cette liaison, il n’avait jamais soupçonné qu’Hélène sût le vrai motif de ses sorties du soir et en compagnie de quelle femme il continuait de s’absenter de loin en loin.

Cela aussi était un souvenir. Si Adrien n’avait point vécu au Maroc, Hélène se serait certainement confiée à lui. Il était le seul de la famille capable de comprendre. Son autre frère, le banlieusard, n’aurait été qu’un peu plus ahuri, à la suite d’une telle révélation. Quant à sa mère, c’était bien la dernière auprès de qui l’infortunée eût pu se réfugier. Mme Bazanges était une femme versatile, perpétuellement distraite, que le veuvage avait surprise au même titre qu’un événement baroque survenu en dehors de toutes les convenances reçues. Sa vie n’avait été qu’une habitude. Son mari, ses enfants à l’égard de qui elle s’était toujours montrée irréprochable, n’avaient point éveillé en son âme de sentiments profonds. Dans ce petit appartement, rue Bayen, elle menait une existence sans but ni règle morale bien définis. On la disait bonne, serviable, désintéressée, mais on l’aurait aussi bien qualifiée de méchante, de personnelle et d’avare sans se tromper beaucoup, car chez cette créature défauts et qualités étaient tout de surface et facilement interchangeables. Hélène se trouva donc vis-à-vis des réalités et ne put compter sur personne pour l’aider à lutter. L’unique amie fournie par le destin avait été Fabienne. Hélène s’était, sans discussion, contentée de cette futile compagne en évitant d’ailleurs de lui apprendre la ruine de ses illusions.

– Qu’est-ce que c’est, cet amour de Fabienne ? avait demandé Maurice au début de leur mariage.

Hélène s’était bornée à riposter :

– Ça t’intéresse ?

– Et son mari ?

– Oh ! pas dangereux.

Mais Georges, un peu plus tard, avait fait irruption dans sa vie et c’était pour Hélène un quatrième et tragique souvenir. Elle n’y pensait jamais qu’en fermant les yeux.

Était-ce sa faute ? N’avait-elle pas voulu enlever, par coquetterie, Georges à Fabienne qui, dès le premier soir, s’était sans vergogne jetée au cou du peintre ? Hélène s’interrogeait. Non, elle n’avait rien fait pour détourner de son amie le jeune homme. C’était lui qui, frappé par la réserve d’Hélène, l’avait invitée à danser plusieurs fois. Puis, comme le mari de Fabienne rappelait à l’artiste qu’il avait promis d’exécuter un portrait de sa femme, Georges avait répondu qu’il ferait volontiers deux tableaux au lieu d’un.

– Comment donc ! s’était exclamé Fabienne en minaudant, vous désirez ma mort ! Poser deux toiles, c’est trop !

– Excusez-moi, avait précisé Georges. Je voulais dire qu’après le vôtre, je pourrais commencer un tableau de votre amie.

Hélène s’était gardée d’émettre une opinion.

– Quand aurez-vous le temps de passer à mon atelier ?

– Moi ?

– Mais certainement. Accompagnez une fois Fabienne, vous connaîtrez ainsi le chemin.

– Ma chère, avait alors constaté celle-ci à voix basse, c’est une touche…

– Prenons date.

– Il faut que j’obtienne d’abord le consentement de mon mari, avait reparti Hélène évasive. Je ne sais s’il m’autorisera…

– Bah ! je m’en charge. Il n’y a pas de raison pour refuser.

– Eh bien ! avait sur-le-champ repris Georges. Je vous attends ensemble après le déjeuner… C’est aujourd’hui jeudi… J’ai modèle vendredi…, parfait. Samedi, à deux heures, si vous êtes libre. Vous vous rendrez compte, par une première séance que j’infligerai à Fabienne, que ce n’est pas terrible. Accepté ?

Le surlendemain, Fabienne, d’un coup de téléphone, s’était entendue avec Hélène pour passer la chercher. Celle-ci n’avait rien dit à Maurice. Cependant elle accompagna en voiture son amie et assista d’un angle de l’atelier à cette fameuse séance qui devait l’entraîner si loin. Elle n’était jamais encore allée chez un peintre. Aussi le décor l’amusa-t-elle au plus haut point. Elle fut surprise de ne pas voir de tableaux accrochés aux murs mais une tête de taureau empaillée, des pistolets en panoplie, une ancienne enseigne de bistro, des bateaux dans des bouteilles, un énorme cochon en pain d’épice portant le prénom de l’artiste, plusieurs poupées foraines et une main de Bouddha.

– Que faites-vous donc de votre peinture ? avait-elle demandé à Georges.

Pour toute réponse, il avait désigné dans une arrière-salle des châssis entassés. La jeune femme n’osa pas les regarder. Heureusement, il y avait près d’un divan trois énormes cartons pleins de dessins. Elle les ouvrit, avec la permission de l’artiste, et se mit à les feuilleter. C’était curieux. Certains de ces dessins ne représentaient que des mains, des bouches, des parties de torse : simples études reflétant l’influence de l’école, n’offrant aucun caractère personnel et contrastant avec la vague mais rutilante ébauche que Georges avait entamée, directement, en pleine pâte, l’œil fixé sur Fabienne.

Il expliqua :

– De vieux croquis.

La façon dont il attachait ses regards sur son amie agaçait secrètement Hélène, persuadée qu’il était plus à son travail qu’à la visite qu’elle lui rendait. Cependant, sans se retourner, il déclara soudain :

– Vous avez un chapeau ravissant. Irène, Léonie, Rose Descat ?

Elle répondit :

– Descat.

– Il n’y a qu’elle, affirma-t-il en écrasant un tube de vermillon sur sa palette. Ce n’est pas seulement une modiste… C’est un poète… elle a compris le charme de Paris.

– Ah ! tiens, vous connaissez ? fit Hélène.

Elle était étonnée que Georges parlât si justement de sa coiffure. Ce garçon portait une chemise en grosse toile de Vichy à carreaux rouges, des sandales de cuir fauve et un pantalon bleu, serré à la ceinture par une corde, comme en ont les mécaniciens. Il avait ainsi l’air d’un rapin et rien dans son logis ne décelait le moindre raffinement. Un poêle de fonte occupait le centre de l’atelier. Trois chaises de cuisine à demi dépaillées, un vieux fauteuil Empire, des caisses de bois servant de tables et une affreuse descente de lit aux coins recroquevillés composaient l’ameublement. Sans doute aucun, le divan devait servir de lit, et des mégots, des bouts de cigare traînaient par terre.

« Il ne doit pas être riche », pensa Hélène avec une nuance de commisération.

Mais l’artiste, visiblement, ne paraissait plus se soucier de la jeune femme. Il peignait à larges traits, n’obéissant qu’à ses réflexes et, souvent, il lâchait une brosse pour en saisir une autre qui lui servait à renforcer d’une touche violente tel détail du visage de Fabienne, avant de reprendre avec fougue son tableau. En même temps, il grommelait, les lèvres gouailleuses :

– Ah ! vache !… la vache ! quelle vache !…

– Pardon !… Vous dites ? ne put s’empêcher de s’informer Hélène.

Fabienne éclata de rire à cette question. Puis Georges répondit, tout en distribuant des coups de pinceau qui tambourinaient sur la toile :

– Ne vous formalisez pas… quand ça ne va guère je m’engueule. Autrement… vous pourrez m’entendre… je m’adresse des compliments… il suffit que ça vienne… je n’arrête pas alors de répéter : Comme un ange… comme un…

Il se retourna, planta hardiment ses yeux dans ceux d’Hélène, et conclut :

– Oui, madame…

– Quel type ! articula Fabienne.

Georges reprit son travail ; cette fois, il restait silencieux.

– Et lorsque vous ne prononcez plus ni l’une ni l’autre de ces expressions ? s’enquit Hélène amusée. Ça signifie ?

– Tais-toi ! lui conseilla Fabienne.

– Oh ! non, votre amie peut parler, riposta le jeune homme. Au contraire. Elle a une jolie voix qui vibre, une voix chaude…

Il se leva, se recula, considéra Fabienne attentivement, puis l’esquisse, et déclara :

– Voilà !…

– Fini ? interrogea le modèle.

– Pour le moment, repos ! ordonna le peintre en se débarrassant de sa palette afin de s’essuyer les doigts contre son pantalon. Ah ! non, permettez, protesta-t-il, comme Fabienne s’approchait du chevalet… On ne regarde pas… pas encore !

Il enleva sa toile et l’appuya, retournée, contre le mur. Fabienne, déçue, se recoiffa devant un éclat de miroir fixé au dos de la porte puis, lestement, elle alla s’asseoir près d’Hélène sur le divan. Georges s’accroupit par terre à leurs pieds, tira d’une poche un paquet de cigarettes bleues, le leur tendit.

– Non… merci ! firent ensemble les deux femmes.

– Oh ! vous savez, c’est tout ce que j’ai ! dit-il gaîment.

Hélène n’en revenait pas. Le naturel, la simplicité, la bonne humeur de Georges la séduisaient tout en la démontant. Elle n’aurait point imaginé qu’un artiste pût vivre dans une telle baraque qui prenait jour par le plafond à travers des carreaux que jamais personne ne devait essuyer. Cette existence avait pourtant son charme : le charme de la jeunesse qui sait s’accommoder du manque de confort. Était-ce bizarre ? Georges ne cherchait point à cacher sa demi-pauvreté : il professait à l’égard de l’argent un mépris admirable. Pourvu qu’il possédât de quoi s’acheter de la couleur, des toiles et un peu de tabac, il s’estimait heureux. Lorsqu’il sortait et soupait dans un bar, c’est qu’il avait vendu à un amateur quelque tableau. Son voisin, le vieux Mallepate, lui en commandait deux par an, à très bas prix, évidemment, mais enfin qu’il payait. M. Lagasse – à qui Georges remettait une petite commission – lui bazardait aussi de temps à autre une croûte, comme il le disait sans malice, à des commerçants du quartier. Et il y avait encore, rue du Cherche-Midi, un vague restaurateur chez lequel Georges prenait ses repas et qui, parfois, se laissait apitoyer par le dénûment de l’artiste et venait choisir un tableau en échange d’une ardoise un peu longue. Le jeune homme, cependant, ne laissait jamais paraître qu’il manquait, certains jours, de tout. Si pauvre qu’il pût être, il possédait un tub. Ses vêtements étaient toujours soigneusement tenus, ses chaussures bien cirées et il se rasait même deux fois quand il devait se rendre chez un collectionneur afin d’y brosser le portrait de sa « dame » ou de sa « demoiselle ». Tant bien que mal, Georges se débrouillait ainsi. Il passait d’habitude les vacances en Bretagne, dans une petite pension à dix-huit francs par jour. C’était là son seul luxe ; il ne peignait point alors, si ce n’est très rarement, mais il s’embarquait avec les pêcheurs et leur donnait un coup de main.

– Au fond, constata Fabienne, vous êtes votre maître. On peut vous envier.

– Je ne suis guère à plaindre.

– Non, fit doucement Hélène. Vous vivez comme un sage.

– Comme un boyard ! rectifia-t-il en plaisantant. Ainsi voici mon gîte : pas mal, hein ? Mais j’ai mieux… Chaque soir un voisin qui s’est offert un appareil de T. S. F. me donne une audition… Enfin, proposa-t-il en se levant, venez voir, là, dehors…

– Quoi donc ? questionnèrent les deux visiteuses.

Georges poussa le battant de la porte et, noblement, il annonça :

– Un musée !

En effet, Antonin Mallepate, qui prétendait qu’à exposer au jour les tableaux bitumeux de son antre, il parviendrait à leur rendre un éclat disparu, installait les plus sombres de ses toiles dans l’allée de la cité.

– Seigneur Mallepate, cria Georges, puis-je montrer vos œuvres d’art à de nobles dames ?

De l’intérieur de sa bicoque, le vieux bohème répondit sans sortir :

– Allez ! mon vieux ! À votre disposition.

– Vous êtes couché ?

– Non, je lis.

Fabienne, secouée d’un fou rire, regagna l’atelier de Georges et en profita pour aller jeter à son portrait un coup d’œil en cachette. Hélène demeura seule en compagnie du peintre.

– Quand commencerons-nous ? s’informa-t-il la regardant. Je suis certain de faire un excellent tableau. Voulez-vous dans huit jours ?

– Soit. D’ici là, j’aurai parlé à mon mari.

– Cela ne vous empêchera pas de revenir, lundi, avec Fabienne.

– Fabienne sera furieuse.

– Tant mieux ! décréta Georges. Elle m’embête.

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles et restèrent, au milieu des tableaux exposés par Mallepate, immobiles et troublés. Hélène aurait voulu dire n’importe quoi pour échapper au sentiment bizarre qui la dominait lentement, mais les mots ne lui venant pas, elle recula pour rejoindre Fabienne dans l’atelier.

– Vous reverrai-je lundi ? lui demanda fiévreusement le peintre.

Hélène rompit encore d’un pas. Il se mit en travers de la porte afin d’obliger la jeune femme à répondre et, comme elle essayait de l’écarter, il la saisit tranquillement par les épaules, la retint et, tandis qu’ils se trouvaient ainsi face à face, il murmura :

– Lundi ? Je vous attends lundi… Nous sommes d’accord ?

– Oui, dit très vite Hélène. Mais lâchez-moi… vous me faites mal !

Et elle était venue : elle avait été sa maîtresse sans s’expliquer le pouvoir, la sorte de fascination qui émanait de Georges, ni s’expliquer comment elle s’était donnée presque aussitôt. Naturellement Fabienne ignorait tout du rendez-vous. Le peintre l’avait décommandée le matin même et, comme elle ne pensait point qu’Hélène dût l’accompagner, elle s’était dispensée de l’avertir. Le premier mouvement d’Hélène, en ne voyant point arriver son amie, avait été de se retirer, mais Georges s’y était opposé et avait réussi à la convaincre. Désireux de ne point l’effaroucher, il avait fixé sur son chevalet une toile neuve et feint d’entreprendre le portrait : Hélène s’était prêtée de bonne grâce au désir du jeune homme puis, au bout d’une demi-heure, il avait suspendu la séance et elle s’était assise sur le divan où il l’avait rejointe sans prononcer un mot. Une gêne comparable à celle de l’avant-veille s’était alors emparée de la visiteuse et, circonstance encore plus extraordinaire, elle avait eu l’intuition que l’artiste se trouvait, lui aussi, en proie à une identique émotion. La porte de l’atelier était restée ouverte. Il faisait beau. Mallepate, qui installait sa galerie le long des deux murs du passage, sifflotait. Il semblait soulevé d’une anormale activité et, le balai à la main, nettoyait sa cabane. Outre les tableaux, il avait déménagé de chez lui plusieurs poteries chinoises qu’il lavait à grande eau. La présence de ce personnage à deux pas de l’endroit où elle se trouvait rassurait vaguement Hélène. Mais Georges s’était soudain rapproché d’elle et ils avaient lutté, dans le plus grand mystère, à cause justement des allées et venues du vieux bohème qui, si absorbé qu’il fût par sa besogne, aurait pu tout entendre. Lutte silencieuse qui créait entre eux une sourde, une enivrante complicité. Georges, aussitôt, en avait tiré avantage et, lorsque, incapable de se défendre, Hélène s’était enfin abandonnée, elle avait goûté un plaisir coupable et réellement inédit en écoutant Mallepate vaquer, à côté d’eux, à ses dérisoires occupations. Il entremêlait quelquefois ses sifflements d’une petite chansonnette de salle de garde dont les termes grossiers procuraient à Hélène l’impression de commettre une faute que rien ne pouvait excuser. Pourtant, au lieu de lui rendre ses esprits, cette impression augmentait la jouissance de la jeune femme et l’exaltait délicieusement. L’instant le plus pénible, pour elle, fut celui qu’elle passa ensuite à réparer le « désordre de ses vêtements ». Afin de ne point la gêner, Georges était sorti de l’atelier.

– Tiens, vous voilà ! lui avait dit le sculpteur. Et la barbouille ?

– J’ai modèle, s’était contenté d’indiquer le rapin.

Après l’échange de quelques phrases avec son voisin, il était rentré au moment où Hélène, tout émue, allait s’enfuir.

– Oh ! je vous en prie… Laissez-moi m’en aller, avait-elle supplié en détournant la tête.

– Voyons !

– Non, il faut que je vous quitte.

– Et le vieux, à côté ?… vous êtes folle. Il va vous voir… Écoutez, reprit Georges, et il profita de l’hésitation d’Hélène pour lui ôter son sac et son collet de fourrure sans qu’elle eût la force de résister… Vous partirez plus tard… Nous guetterons la minute où la voie sera libre… Parole ! Vous n’avez pas confiance ?

Elle cacha son visage contre la poitrine du peintre qui la ramena doucement vers le divan. Hélène ne savait plus où elle était. Il la força de s’asseoir, puis s’éloignant tout à coup alla fermer la porte et revint à sa place.

Il pouvait être trois heures et demie, le soleil s’était caché. On voyait de gros nuages courir à travers les vitres du plafond et se succéder sans trêve. Par instants, le roucoulement des pigeons qui regagnaient avec de brusques battements d’ailes leur gîte, s’élevait de l’angle des toits. Georges avait enlacé son amie et lui donnait dans le cou d’innombrables petits baisers. Elle le laissait faire, en silence. Elle ne sentait pas ces baisers et songeait tristement à Maurice. Puis le soir était tombé, peu à peu, éteignant tous les reflets dans l’atelier. De loin en loin, frottant toujours ses poteries, Mallepate chantonnait ou sifflait. Le concierge lui porta une lettre.

– Ah ben, m… ! lança le bohème. Moi je vous le dis, c’est le percepteur.

Georges eut un rire muet et, prêtant malicieusement l’oreille, écouta si Mallepate ne se livrerait point à quelques naïfs et savoureux commentaires. Il n’en fut rien. L’avertissement du fisc avait eu pour résultat d’éteindre la verve du pseudo Prix de Rome. On ne l’entendit plus.

– À présent, décida d’une voix altérée Hélène, je veux partir.

Elle voulut se lever. Georges la retint de nouveau, l’immobilisa contre lui.

– Penses-tu !

– Mais il est tard… je suis attendue… Il faut…

– Non, dit-il.

Hélène tenta de dénouer son étreinte et murmura, devant la volonté que manifestait Georges de la garder :

– Vous savez… Si vous ne me lâchez pas… je jure que je ne reviendrai plus.

Encore une fois, elle essaya de se dégager : ce fut en vain. Georges la contraignit à tourner la tête de son côté, à poser ses yeux sur les siens et, tout à coup, il avança la bouche, trouva les lèvres de la jeune femme et l’embrassa jusqu’à ce qu’elle eût perdu le souffle et ne pût empêcher son amant de la déshabiller.

De tous ses souvenirs, ceux qui se rapportaient à cet après-midi conservaient dans l’esprit d’Hélène le plus de force, d’âpreté. Cependant, c’était entre ces mêmes murs qu’à quelques mois de là Maurice Marrières devait tuer le peintre au cours d’une rixe dont la malheureuse revivait trop souvent, la nuit, au milieu de ses rêves, les sinistres péripéties. Durant ce laps de temps, Georges Bardou avait brossé de sa nouvelle maîtresse un portrait qu’afin de ne point éveiller la jalousie de Maurice, Hélène s’était décidée à lui représenter sous l’aspect d’un chef-d’œuvre. Fabienne se trouvait chez elle, le soir que son amie en avait parlé pour la première fois et, comme Fabienne possédait également son portrait peint par Georges, le mari, sans broncher, s’était simplement informé du prix. Fabienne en bonne camarade, lui avait dit ce qu’avait coûté le sien. Cinq mille francs. Puis le tableau avait été exposé dans une galerie. C’était un excellent morceau qui n’offrait pas, peut-être, avec Hélène une ressemblance absolue, mais qui, traité sans concessions, dénotait chez l’artiste un rare tempérament. Sur un fond largement empâté, la masse rousse des cheveux flambait, correspondant par son intensité à celle du regard chaud, profond, velouté, capiteux du modèle. Un cerne en soulignait la sensuelle ardeur. C’était bien le regard d’Hélène, mais dilaté, brûlé par le plaisir. La bouche présentait une expression avide, gourmande, heureuse. En admirant le dessin du cou, des épaules, le port légèrement alangui du buste, l’épanouissement significatif des narines, on demeurait frappé de les voir si conformes à la nature dans leurs rapports de tons et de volumes, et en même temps si personnellement mis en place et combinés suivant un rythme plus particulier à l’auteur qu’à celle qui l’avait inspiré. En réalité, l’œuvre était moins un portrait de femme qu’une femme transfigurée par l’imagination d’un artiste. Enfin, dans l’exécution de l’ensemble, on découvrait un tel brio, une harmonie si juste et pourtant si hardie, que les rouges, les blancs, les bruns, les bleus, les verts et les roses s’équilibraient sous l’influence d’une joie de peindre portée au paroxysme d’une ivresse des couleurs allant jusqu’à l’éblouissement.

– Ce n’est pas un portrait, c’est un flagrant délit, édicta Mallepate lorsqu’il se trouva en présence du tableau.

Georges avait rapporté le mot à sa maîtresse et tous les deux étaient partis d’un franc éclat de rire. Or, le vieux fou ne se trompait pas. En effet, dès qu’Hélène eut accroché la toile dans sa chambre, Maurice conçut des soupçons. Il n’en laissa rien paraître, mais un jour il suivit sa femme sans qu’elle s’en aperçût, et il apprit ainsi son infortune. Loin de se dire alors que l’infidélité du modèle constitue, dans la plupart des cas, l’inévitable rançon d’un bon portrait féminin, Maurice se souvint qu’il avait acheté cinq mille francs la preuve qu’il était trompé, et cette constatation l’humilia.

À maintes reprises, l’envie de démasquer les coupables manqua de le conduire impasse Ronsin, en compagnie d’André. Il voulait emmener un témoin afin de pouvoir, en gardant l’avantage, chasser Hélène comme elle le méritait, mais soit qu’André se doutât de quelque chose, soit qu’il ne fût pas libre lorsque Maurice lui téléphonait, ce projet n’eut pas d’autre suite et il avait fallu qu’un soir, à bout de rage et d’arguments, le malheureux se rendît seul, armé d’un revolver, dans l’atelier du peintre.

– Maurice, pense à ce que tu vas faire ! avait failli crier Hélène en le voyant entrer.

Elle connaissait son mari, elle savait, qu’emporté par la colère, il était capable de tout : néanmoins, elle n’avait point osé le mettre en garde contre lui-même. Sa présence chez Georges quand il l’avait surprise, l’état de nudité dans lequel elle était, l’avaient emplie de confusion. Aujourd’hui encore, elle n’évoquait jamais la scène qui s’était déroulée sans éprouver le même sentiment de honte, de désarroi et elle en arrivait à conclure que si elle avait eu la force de prononcer une phrase quelconque qui eût incité Marrières à dominer sa violence instinctive, le drame ne se serait peut-être pas produit.

C’est alors qu’elle souffrait le plus et malgré des efforts réitérés, il lui était impossible d’effacer la vision de Georges couché par terre, gémissant et se tenant le côté droit. Un flot pourpre coulait de la blessure. Maurice s’était relevé. Il avait encore à la main son revolver. Puis Mallepate, attiré par la détonation, était entré pour s’éloigner presque aussitôt dans l’intention de prévenir le concierge et de chercher un taxi. Hélène durant ce temps s’était habillée à la hâte entre son mari qui la considérait en silence et son amant qui, douloureusement, avait pu se traîner jusqu’à la porte. Des voisins l’entouraient. Ils étaient parvenus, en le saisissant sous les bras, à le maintenir debout, mais il leur échappait parfois, retombait sur le sol et s’y tordait en poussant des cris de douleur. Un modèle qui n’avait sur le corps que son manteau brandissait une lampe. Il pleuvait : l’eau roulait sur les vitres avec un bruit étrange et, dans l’allée obscure encombrée de feuilles mortes, chaque nouvel arrivant faisait en accourant craquer ces feuilles et le gravier. Des gosses, que leurs parents tentaient de renvoyer, regardaient sans comprendre cet homme ensanglanté et toutes ces grandes personnes réunies près de lui.

– Qu’est-ce qu’y est arrivé à M. Georges ? s’enquérait d’une voix perçante une fillette.

Une autre, qui avait reçu une taloche de sa mère, piaillait.

– Oh ! qu’elle se taise ! par pitié ! Qu’elle se taise ! s’était exclamée comme une folle Hélène.

Mais personne ne songeait à la plaindre. Au contraire. Les regards que rencontraient les siens étaient chargés de reproche, de stupeur. Quant à Maurice, que tous avaient oublié, il marchait dans le fond de la pièce, la tête haute, l’air exalté. Il avait jeté son arme sur le divan et la lampe à petit abat-jour qui brûlait au chevet éclairait d’un reflet sinistre le revolver. L’enfant giflée pleurait toujours.

– Dis, môman, répétait la fillette, qu’est-ce qu’on y a fait au monsieur ?

On ne lui répondit pas. On renseignait Georges qui demandait, lorsque la souffrance lui accordait un instant de répit, si on était allé arrêter une auto :

– Oui, oui… elle va venir… Patientez ! Elle vient. Y a M. Mallepate et le concierge qui sont partis exprès…

Un garçonnet de six ans ne s’occupait ni du blessé ni de tous ces gens assemblés et furetait dans un angle de l’atelier. La vue du cochon en pain d’épice suspendu par une faveur à un clou, excitait la convoitise du marmot, mais il était trop petit pour l’atteindre et il restait l’œil fixé sur ce cochon ainsi que devant un éventaire de foire.

Enfin Mallepate, escorté d’un chauffeur, surgit sous la pluie. Ce n’était plus le personnage craintif et falot qui se tenait d’habitude en arrière, mais un Mallepate inconnu, maître de lui, distribuant des ordres aux locataires de la cité qui s’empressaient autour du peintre.

– Empoignez-le doucement… Vous : passez son bras autour de votre cou ! Là ! Laissez-le bien vous tenir… Vous y êtes ?… Avancez.

Le cortège s’ébranla dans l’obscurité, car un coup de vent avait soufflé la lampe de la jeune femme nue sous son manteau.

– Ça ne fait rien, poursuivait Mallepate en guidant les porteurs. Allons toujours.

Hélène suivait : elle pleurait et appelait sans penser à se protéger contre la pluie :

– Georges ! Georges ! Georges !

– Il est temps de pleurer, fit observer une commère qu’une bambine tenait par la jupe.

– Oui, renchérit sur un ton agressif la voisine la plus proche. Écoutez ça… ça cause des drames et puis ça chiale.

Au seuil de sa loge, le concierge attendait. Il érigeait également une lampe, mais il la protégeait à l’aide d’un journal. Georges aperçut Lagasse en passant. Il inclina la tête en guise de remerciement et le petit homme lui cria :

– Ayez confiance, allez ! Le taxi est là.

Livide et grelottante, Hélène assista près de la portière à l’installation du peintre dans la voiture, puis elle essaya d’être courageuse. Georges lui avait adressé un pâle sourire, mais quand les porteurs le déposèrent sur la banquette, ils s’y prirent sans doute mal, car il soupira faiblement, voulut se raccrocher à eux et, rompu par l’effort, retomba d’une masse, évanoui.

Mieux aurait valu qu’il me tue ! », se disait souvent Hélène lorsqu’elle revivait, malgré toutes ses tentatives pour les oublier, ces heures horribles. L’existence n’avait plus aucun sens à ses yeux : elle lui paraissait grotesque, pénible, odieuse. Le blessé était mort, deux jours après l’opération. Hélène l’avait vu à l’hôpital. Mais les parents du peintre étaient arrivés de Lille et lui avaient fait dire qu’elle n’eût plus à se déranger, car ils ne la recevraient pas. C’était de petits bourgeois assez ternes. Elle avait eu beau les prier, les supplier, au nom même de leur fils, de permettre qu’elle entrât une seule fois dans la chambre de l’agonisant, afin de le contempler de loin, sans qu’il soupçonnât sa présence, ils s’étaient montrés inflexibles. Un grand garçon se trouvait avec eux : le frère de Georges. Hélène s’arrangea pour le joindre, pour l’attendrir par ses larmes, mais c’était le jour même que le peintre rendait l’âme : la malheureuse n’osa plus insister. Elle s’était réfugiée chez sa mère rue Bayen, afin de se soustraire à la curiosité des gens, des journalistes. La vieille dame demeurait atterrée. Cette agitation, cette atmosphère de drame lui rappelaient les minutes affreuses qui avaient succédé à la mort de sa fille aînée et elle se croyait en butte à une incompréhensible, à une injuste fatalité. Égoïste comme bien des personnes de son âge, Mme veuve Bazanges avait formellement exigé qu’on ne lui parlât jamais de rien. Hélène, respectant cette volonté, se claustrait dans la pièce qui lui servait de chambre et y sanglotait toute la nuit. Sa mère feignait de ne point l’entendre. Toutefois à peine se trouvait-elle seule, elle se repaissait avec avidité de la lecture des journaux qui consacraient au meurtre des articles, des entrefilets. Quelques-unes des feuilles publiaient des photographies. C’est ainsi que la vieille dame avait pu voir l’image de Georges occupant la première page de Paris-soir à côté d’une reproduction de la cité Ronsin dont les arbres et les maisonnettes de bois suggéraient un décor d’idylle. Sur cette photo, qui datait de l’époque où il suivait les cours de l’École des Beaux-Arts, le jeune homme portait la barbe, les cheveux longs.

– Ah çà ! mais cette petite est folle ! avait protesté pour elle-même Mme Bazanges. Qu’est-ce que c’est ? Se toquer d’un individu de ce genre ? Mon gendre est beaucoup mieux.

Or point n’était question de lui demander son avis. Un crime avait été commis, précisément par son gendre et que ce dernier fût doté d’un physique plus avantageux que le sieur Georges Bardou, artiste peintre, ce détail n’importait guère aux yeux de la police. Maurice s’était d’ailleurs constitué prisonnier le soir même du drame. Sa photo fut également publiée dans les journaux. Puis on ne parla plus de l’affaire. Le surlendemain, on n’annonça que par une note brève le décès de la victime. Hélène avait cru perdre la raison ce jour-là. En rentrant de l’hôpital, où elle avait pu rencontrer le frère de Georges, elle avait annoncé la nouvelle à sa mère et s’était ensuite enfermée dans sa chambre pour n’en sortir que le matin des obsèques. Il s’agissait plutôt du transfert à la gare du Nord des restes du malheureux artiste. Hélène suivit toute la cérémonie en taxi et de loin, sur un quai, assista au chargement du cercueil dans un fourgon. La scène avait eu lieu de très bonne heure. Hélène regarda le train partir, puis se laissa tomber douloureusement sur un banc, désespérée. Les gens qui passaient, employés de la voie, voyageurs, porteurs de bagages, considéraient avec curiosité cette femme en larmes qui ne voyait ni n’entendait personne et ne se rendait même pas compte de ce qui l’entourait. Cependant, à la fin, la pleureuse se leva, s’éloigna du banc, quitta la gare. Elle était tout à fait perdue et aurait débarqué dans une ville étrangère que son désarroi n’eût point été plus grand.

– Taxi ? offraient des chauffeurs en la suivant au ralenti.

Hélène marchait à l’aventure, fendant le flot affairé des piétons. Elle alla de la sorte dans la direction du boulevard de Strasbourg qu’elle contourna à droite pour remonter rue Saint-Denis. Des voitures chargées de fruits, de légumes, de fleurs se succédaient le long des trottoirs. Au seuil des boucheries et des épiceries, les commis plaisantaient avec les ménagères. Des cris, des rires fusaient. Des idylles s’esquissaient. Un clair soleil caressait les objets, allumait çà et là des reflets aux vitres des boutiques, aux zincs des bars et mettait des paillettes d’or jusque dans l’eau des ruisseaux. C’était une de ces matinées où l’automne qui s’attarde sur la ville baignée d’une molle lumière dorée, conserve toute la douceur pénétrante du printemps.

Hélène, secouée de sanglots, ne voyait rien, n’entendait rien. Des idées incohérentes passaient à travers son esprit. Elle errait maintenant au hasard de voies étroites, malodorantes, qui finirent par la ramener au boulevard. Brusquement, à la hauteur de la rue Réaumur, et sans même savoir pourquoi, elle opéra volte-face, marcha encore, se retrouva devant la gare au moment où dix heures sonnaient.

La vue des bâtiments du chemin de fer la fit soudain penser à son frère Jacques : il devait être à son travail, penché sur des paperasses, comme d’habitude. Hélène connaissait l’emplacement et l’étage du service. Elle s’y rendit, machinalement, dans l’espoir de rencontrer enfin quelqu’un qui comprendrait son désarroi, la raisonnerait, la consolerait. Bien que Jacques réservât aux êtres dont il assurait l’existence les témoignages d’une sensibilité rudimentaire, la jeune femme se dit que devant sa douleur, à elle, il aurait malgré tout pitié.

L’huissier à qui elle se nomma, la pria d’attendre un instant et quand il reparut, suivi de Jacques Bazanges, la malheureuse eut une peine incroyable à se lever du fauteuil où elle s’était effondrée.

– Viens… par ici ! lui notifia son frère qui la mena dans une petite pièce où il n’y avait personne.

Refermant soigneusement la porte derrière lui, il avança une chaise qu’Hélène refusa d’un mouvement de tête, puis il examina sa sœur, d’un air gêné.

– Oh ! fit-elle… c’est horrible, c’est abominable !

– Calme-toi, je t’en prie.

– Jacques !

C’était un long homme, triste et voûté, à binocle. Le lendemain du tragique épisode, il avait passé rue Bayen pour embrasser Hélène et la réconforter. Hélène ne se trouvait pas chez leur mère. Jacques s’était contenté de griffonner un mot sur sa carte de visite.

– Voyons, soupira-t-il… ne pleure pas ainsi. Explique-moi plutôt la raison de ta visite. Vraiment, tu as un tel chagrin ?

Hélène fixa sur lui un regard vide.

– Que veux-tu ? reprit son frère. Puis-je t’être utile en quelque chose ?

– Non.

Il réprima un geste d’impatience et, pour la seconde fois, désigna la chaise qu’il avait avancée.

Par nature, autant que par raisonnement, il détestait les complications et possédait en pareille matière quantité d’aphorismes dont il rebattait les oreilles de sa femme et celles de ses enfants. Hélène comme d’ailleurs Adrien, le capitaine, ne lui ressemblaient en rien : c’était à croire, assurait-il, que dans la famille, ils tenaient de leur mère cette déplorable faiblesse de jugement. Quant à lui, Jacques Bazanges, du service des titres, il avait hérité du père sa pondération, son équilibre physique et intellectuel, son bon sens, son esprit positif. Aussi, tout à l’heure, en apprenant qu’Hélène le demandait, n’avait-il pas hésité à croire qu’elle était venue chercher un conseil. Sa qualité d’aîné ne justifiait-elle pas une telle démarche ?

– Ma pauvre Hélène, déclara-t-il non sans solennité, les grandes douleurs sont souvent les plus éphémères. Je souhaite que ce soit le cas pour la tienne.

– Je ne… pense pas, balbutia l’infortunée.

– Certes, il existe des exceptions, poursuivit Jacques, et je conçois très bien que tu… enfin que la perte de ton… de ce jeune peintre…

– Si tu savais quel être c’était… quel cœur !… quelle âme exquise !

– Oui… oui…

– Pardonne-moi ! prononça-t-elle en s’essuyant les paupières. Je suis venue ce matin à la gare lui adresser un dernier adieu… On a chargé son cercueil dans le train de Lille.

– Oui, dit encore Jacques, devinant qu’il devait la visite de sa sœur à cette circonstance. Tu as voulu te trouver là… pour ce… pour… cette cérémonie.

– Oh ! toi, tu me comprends, n’est-ce pas ? s’écria pitoyablement Hélène en lui saisissant la main.

– Assieds-toi.

– J’étais sûre que tu comprendrais, affirma-t-elle en se laissant tomber, toute meurtrie, sur la chaise. À la maison, maman ne permet pas que je parle de… Georges… Je n’ai que toi, Jacques, toi seul, à qui je puisse me confier.

– Eh bien ! que penses-tu faire ? s’informa-t-il debout, n’osant pas retirer sa main.

– Faire quoi ?

– Tu dois pourtant choisir une décision. C’est assez naturel, exposa-t-il. Ton mari…

Hélène le regardait, surprise.

Il continua, se dégageant avec douceur, afin de s’asseoir lui aussi sur un siège qu’il empoigna par le dossier et approcha de la jeune femme.

– Ton mari, par ce meurtre absurde, nous a causé à tous, à toi la première, un tort considérable, et si l’on considère d’autre part que vous n’avez pas d’enfants…

– Où veux-tu en venir ? questionna-t-elle. Je n’avais nullement l’intention de te parler de Maurice.

Jacques sourit, de ce sourire mélancolique, un peu hautain, dont il ne se départait jamais, et répondit :

– Voyons, entends-moi bien. Je discutais précisément hier soir, à table, avec Madeleine, ta belle-sœur, de la situation tout à fait… délicate dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de Maurice. Le Code prévoit qu’en pareil cas le conjoint qui a subi le préjudice est en droit d’intenter une action en divorce.

– Ah ! oui ?

– Certainement.

– Alors, dit Hélène déconcertée, tu me conseillerais… de…

– Cela tombe sous le sens, édicta le bureaucrate toujours avec son sourire triste et supérieur. Le nom que tu portes actuellement est entaché de sang. Voilà le fait… Que toi, appartenant à une honorable famille, tu restes l’épouse d’un meurtrier, c’est une solution que je ne saurais personnellement approuver.

– Mais Jacques, on peut me reprocher d’avoir…

– C’est entendu, interrompit-il. Tu as des torts… les premiers torts sont de ton côté… et je ne t’excuse pas. Cependant si tous les maris trompés se comportaient à la façon du tien, il y aurait, avoue-le, des hécatombes quotidiennes.

Il ôta lentement son lorgnon, l’essuya, le remit sur son nez puis, considérant Hélène qui se taisait, il attendit.

– Allons !… Décide-toi, fit-il comme le silence se prolongeait. Tu ne peux infliger à ton frère Adrien, pour son avancement, pas plus qu’à notre mère et à moi-même… ce discrédit, dont tu es en partie gravement responsable, je le reconnais, mais dont Maurice, ton mari…

– Tu m’excuseras de t’avoir dérangé, fit tout à coup Hélène en se levant.

Jacques prit un ton magistral.

– Mon enfant, crois-moi : si notre regretté père était de ce monde, il te tiendrait le même langage.

– Je ne pense pas.

– Tu as tort.

– Tort ou raison, il n’aurait certainement pas profité de l’état dans lequel je suis ce matin pour augmenter mon… ma…

Elle n’osa pas émettre le mot « douleur » qui lui montait aux lèvres, de peur d’en profaner le sens à côté de son frère. Son manque de tact, son incompréhension l’offensaient, l’indignaient.

– Alors ? s’informa Jacques en repoussant sa chaise. Tu as bien réfléchi ?

– J’ai réfléchi !

– Et… c’est non ?

– C’est non, conclut sèchement Hélène.

Elle se dirigea vers la porte, en saisit la poignée.

– Écoute… Hélène ! appela Jacques. Ne t’en va pas ainsi. Tu as le temps, tout le temps de peser mes paroles… Je t’en prie… une minute. Réfléchis !…

La porte ouverte se referma.

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