IV

Séjour à Tamatave

Je demeurai assez longtemps à Tamatave ; diverses circonstances retardèrent mon départ pour Tananarive et j’eus tout le temps de faire ample connaissance avec la ville et avec ses habitants.

J’étais reçu souvent chez le capitaine Gaudelette ; sa femme, charmante personne, faisait les honneurs de son salon avec beaucoup d’aisance ; mais, à part quelques fonctionnaires et six ou huit Français, tous commerçants et ne jouant aucun rôle dans la politique, la population se composait presque exclusivement de naturels du pays, ou bien d’Anglais que mes sentiments et l’état d’hostilité où ils étaient vis-à-vis de nous ne me permettaient pas de fréquenter.

Parmi ces Français je dois citer d’abord les frères Bontemps dont j’ai déjà parlé, puis M. Henri Alibert, établi à Tamatave depuis une dizaine d’années, et qui était le représentant de la Compagnie des Messageries Maritimes. C’était un homme généreux et serviable pour ses compatriotes ; on avait toujours recours à lui dans les cas difficiles. D’un courage à toute épreuve, il avait été décoré pour le sauvetage d’un navire qu’un cyclone avait jeté sur la côte de Madagascar.

Un autre de nos compatriotes avait aussi rendu de grands services à la colonie : c’était M. Laisné de la Couronne. Il avait, de ses propres fonds, monté une imprimerie à Tamatave et fondé un journal, « la Cloche », destiné à défendre nos intérêts et à étendre notre influence dans l’île. Mais, loin de recevoir les encouragements que méritait son entreprise, il ne trouvait, auprès des représentants de l’autorité, qu’entraves et que déceptions. Il ne se rebutait pas pourtant et avait pris à cœur de battre en brèche la prépondérance anglaise et en particulier le Madagascar Times, publié à Tananarive et qui paraissait en trois langues : anglaise, française et malgache. Il livrait de rudes assauts à M. Tecchi qui en était le rédacteur en chef, défendant, dans la mesure de ses moyens et avec la plus grande énergie, nos trafiquants, répandus dans l’île de Madagascar. Je parlai de lui à notre Résident général, pendant mon séjour à Tananarive : je fis valoir de mon mieux le désintéressement et le courage dont M. Laisné avait fait preuve jusqu’ici, et je m’efforçai de faire ressortir à ses yeux combien pouvait être précieux, pour le soutien de la cause française à Madagascar, l’appui de son journal. Je fus assez heureux pour produire de l’effet sur M. Le Myre de Vilers qui, finalement, me chargea d’opérer un rapprochement entre le gouvernement et le journal. Ce rapprochement ne pouvait avoir lieu que sous la forme d’une subvention qui permît à M. Laisné de continuer des efforts qu’il n’aurait peut-être pas pu soutenir bien longtemps, s’il avait été abandonné à ses propres ressources. À mon retour à Tamatave, quelques mois après, j’eus la satisfaction de mener à bien cette délicate mission.

Il y a lutte constante, à Tamatave aussi bien qu’à Tananarive, entre les missionnaires français et les membres de la Missionary Society. Pendant que ces braves frères se multiplient de tous côtés, pour instruire les enfants, donner leurs soins aux malades, rendre à nos compatriotes pauvres et aux naturels du pays tous les services que l’humanité réclame, les missionnaires anglais vont simplement dans les cases malgaches distribuer de l’argent, afin que les parents envoient leurs enfants à leurs écoles.

De l’argent !… c’est le « nerf de la guerre » et c’est aussi le nerf de la civilisation. Par malheur, c’est ce qui manque le plus à nos pauvres missionnaires, tandis que leurs adversaires en sont largement pourvus. Déjà, une vingtaine d’années auparavant, Mme Ida Pfeiffer constatait cette pénurie. Ceux qui se livrent à la tâche aride d’évangéliser les peuples de ces pays lointains comptent, heureusement, sur une autre récompense qu’une récompense monnayée ; autrement ils finiraient par perdre courage. Il n’en est pas ainsi des missions anglaises, dont les membres trouvent toujours moyen de doubler l’entreprise religieuse d’une entreprise commerciale qui leur assure de beaux bénéfices. Ils ne sont pas toujours non plus absolument scrupuleux dans leur enseignement.

J’assistais un jour à un sermon fait par l’un d’eux, et voici à peu près, entre autres choses, ce que j’entendis : « Oui, mes enfants, ceux qui viennent recevoir l’instruction au milieu de nous ne se doutent pas de la récompense qui les attend. Désirant assurer leur avenir, nous ferons venir d’Europe de jolies petites blanches, avec lesquelles nous les marierons et desquelles ils auront de jolis petits enfants blancs. » Voilà ce que j’ai entendu de mes propres oreilles, et si j’arrête ici la citation, c’est que je craindrais, en allant plus loin, de faire rougir mes lecteurs. Tous les moyens semblent bons aux méthodistes anglais pour arriver à leur but – la fin justifie les moyens – et ils flattent sans vergogne les passions et les vices dont les Malgaches sont amplement pourvus, tandis que nos missionnaires français s’efforcent, par l’austérité de leur vie et par la modération de leur enseignement, de répandre parmi eux de saines notions de morale, et de leur inculquer en même temps l’amour de la France, qu’ils ressentent eux-mêmes avec la plus vive ardeur ; car ces exilés volontaires du devoir sont plus attachés à la mère patrie que beaucoup de ceux qui ne l’ont jamais quittée. Par malheur, quoique les sentiments de la reine la poussent vers la France, son mari, qui est en même temps le maître en sa qualité de Premier Ministre, lui a fait embrasser la religion protestante méthodiste, et, comme elle est, à l’exemple de la reine d’Angleterre, souveraine spirituelle aussi bien que souveraine temporelle, il s’en suit que la religion anglicane est devenue religion d’État, et que tout son entourage l’a adoptée, non par conviction mais pour faire sa cour à la reine. De même tous les fonctionnaires malgaches se sont faits méthodistes, et ils propagent leurs croyances parmi le peuple malgache, ne laissant échapper aucune occasion de froisser les catholiques et d’amoindrir l’enseignement des Missionnaires français et des Frères de la Doctrine chrétienne, qui ont des écoles dans quelques villes et dans presque tous les villages. Mais rien ici ne rebute ces ardents apôtres : ils espèrent dans l’avenir ; ils comptent que le gouvernement, un jour ou l’autre, se décidera à faire, en leur faveur, quelques sacrifices, qui leur permettront de lutter, avec une certaine égalité, contre l’influence étrangère ; que nos représentants finiront par se ranger à l’avis de Gambetta, de Paul Bert, de Jules Simon et qu’ils comprendront enfin que, « hors de France, il n’y a plus que des Français » ; que nos missionnaires, dans quelque pays qu’ils aillent porter leur enseignement, y portent en même temps le souvenir et l’amour de la France ; qu’ils y répandent notre langue, qu’ils y entretiennent notre prestige et qu’ils doivent être soutenus et protégés par tous les moyens possibles ; car, qui dit protestant dit Anglais, et qui dit catholique – fût-il Espagnol, Italien ou Russe – dit Français.

C’est là le criterium de l’influence des deux nations.

Dans mes courses au travers de Tamatave – qui par parenthèse, sont assez fatigantes, le sol étant formé d’un terrain sablonneux où l’on enfonce jusqu’à la cheville, – je rencontrais souvent la Princesse Juliette, à l’affût des nouveautés venues de France, et promenant son opulente personne en filanza, sorte de chaise à porteurs en usage à Madagascar. Quelques échantillons plus ou moins défraîchis des modes parisiennes se voyaient en effet à quelques étalages de magasins, au milieu des conserves alimentaires, des toiles, des articles de quincaillerie, qui, avec les bois de construction, les peaux de bœuf, forment les principaux éléments de commerce de Tamatave avec Bourbon. Je m’y approvisionnai de tout ce qui m’était nécessaire pour mon voyage à l’intérieur, surtout de conserves : nos palais européens ont quelque peine à se contenter du riz cuit à l’eau et de la farine de manioc qui suffisent aux habitants du pays ; ils sont plus frugals ou moins difficiles que nous.

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