Départ de Tamatave
Le 2 octobre, je me mis en route. J’avais arrêté une soixantaine de porteurs ou bourjanes, tous gaillards solides, qui devaient charger mon bagage sur leurs épaules ; car, outre qu’il n’y a pas de route de Tamatave à Tananarive, – pas plus du reste que dans toute l’île, – les chevaux sont presque inconnus à Madagascar. Tous ceux qui y ont été amenés jusqu’ici sont tombés malades presque aussitôt leur arrivée et sont morts. Espérons qu’on parviendra à les acclimater, mais on n’en est pas encore là, tant s’en faut !
Je fis prix avec mes porteurs à trois pièces de cinq francs – trois piastres, comme on dit là-bas – pour tout le voyage, me réservant de leur donner une petite gratification à mon arrivée à Tananarive, si j’étais content d’eux. En outre je leur fournirais le riz, à charge pour eux de le faire cuire ; je n’avais pas à m’en occuper.
Ce ne fut pas une petite chose que de charger mes nombreuses caisses sur les épaules de mes hommes : elles étaient fort grandes pour la plupart. Ils passèrent dans les cordes qui les entouraient de gros bambous qu’ils posèrent sur leurs épaules, où un gros bourrelet de chair, souvent à vif, indique combien le métier qu’ils font est pénible. Quand l’opération que surveillait mon secrétaire, M. Pappasogly, fut terminée, nous montâmes tous deux en filanza. Cette sorte de palanquin est des plus primitifs ; il est formé de deux brancards que les porteurs posent sur l’épaule, en le soutenant avec la main, et muni d’une toile tendue qui sert de siège. Pour distinguer mes hommes les uns des autres, j’imaginai de mettre au cou de chacun d’eux une médaille avec un numéro, comme en portent à Paris les garçons de café.
Cet ornement parut leur plaire infiniment.
J’emmenais avec moi, en remplacement de mon domestique congédié, un garçonnet d’une douzaine d’années, qui était au service de la princesse Juliette, et qu’elle m’avait confié pour le temps de mon séjour à Tananarive. Ayant été élevé par les missionnaires de Tamatave, il savait assez bien le français pour me servir d’interprète au besoin, et je n’eus qu’à me louer de lui.
J’avais endossé, pour le voyage, un costume de flanelle blanche très légère, et j’avais pour coiffure un chapeau, très léger aussi, en moelle de sureau, garni d’une toile qui cachait le cou ; mon revolver était enfilé dans ma ceinture, ma carabine reposait à côté de moi.
Ma première étape devait être au camp de Souadiram, où Rainidryamanpandry m’avait invité à m’arrêter ; je m’étais flatté d’y arriver vers la fin de l’après-midi.
À peu de distance de Tamatave le paysage change complètement d’aspect. Au terrain sablonneux et aride qui entoure la ville, avait succédé une plaine verdoyante, semée de bouquets d’arbres, sillonnée d’une infinité de petits sentiers, dans lesquels mes hommes s’engagèrent au pas de course. Je me disais que, chargés comme ils l’étaient, ils ne pourraient soutenir longtemps cette allure ; je me trompais ; ils n’en changèrent pas de toute la journée et semblaient infatigables. Nous longions le bord de la mer, dont on entendait le ressac à gauche, tandis que, à droite, se voyait un épais fourré d’où s’élançaient quelques cocotiers et que bordaient des agaves aux feuilles épineuses et des arbres dont les feuilles servent pour recevoir l’écriture gravée, et que j’ai baptisées du nom de « feuilles-tablettes ». On apercevait, de temps à autre, une superbe orchidée, laissant échapper d’une branche d’arbre qui lui avait donné l’hospitalité, ses fleurs aussi magnifiques que bizarres d’aspect. De temps à autre mes porteurs avaient à traverser un petit cours d’eau, une mare ; mais cela ne ralentissait pas leur marche et nous arrivâmes ainsi sur les bords de la rivière Ivondrô.
Des pirogues, faites de simples arbres creusés, nous attendaient ; elles mesurent jusqu’à dix et douze mètres de longueur et n’ont pas de quille, ce qui fait qu’elles manquent absolument d’aplomb. Il ne serait pas bon pourtant qu’elles chavirassent, car une multitude de caïmans nous guettent, et malheur à celui de nous qui tomberait à l’eau. Nous nous y entassons néanmoins. Les monstres nagent autour de nos embarcations, laissant seulement émerger le bout de leur gueule hideuse, toujours ouverte, ne se refermant que sur une proie, et qui ressemble à une branche d’arbre couverte de moisissure.
Le voyage s’accomplit heureusement néanmoins. La rivière traversée, nous reprenons nos palanquins, et au bout d’une demi-heure nous arrivons au camp de Souadiram.