Radama
Depuis quelques instants, la reine avait regardé plusieurs fois à sa montre.
Au bout d’une ou deux minutes de silence pendant lesquelles elle parut un peu préoccupée, elle me dit :
– Si je t’ai fait venir ici, c’était, comme je te l’ai déjà dit, afin de te consulter sur les affaires publiques ; mais j’avais encore un autre but. Tu m’as donné et tu me donnes tous les jours des preuves de ton amitié ; je veux t’en marquer ma reconnaissance, et, pour que cette amitié soit indestructible, je veux la sanctionner par un lien sacré qui nous unisse l’un et l’autre, à la vie, à la mort. Ce lien ce sera le baptême du sang.
J’avais déjà entendu parler de cette coutume, particulière à Madagascar, et qu’on appelle le fattidrah ou alliance du sang. Je l’ai même dit, un lien de ce genre s’était noué entre le roi Radama II et notre compatriote M. Lambert. C’est un engagement que contractent deux personnes de s’entr’aider, de se soutenir dans toutes les circonstances pénibles ou difficiles de la vie. Il donne lieu à certaines cérémonies qui sont présidées ordinairement par un vieillard, faisant l’office du prêtre dans les cérémonies religieuses. Ces cérémonies ont lieu quelquefois en public, plus souvent en particulier. Ceux qui ont contracté cet engagement deviennent frères, frères du sang. Une femme peut faire le serment du sang avec un homme, un indigène avec un étranger et les obligations qu’il entraîne engagent aussi bien les membres des deux familles que ceux mêmes qui l’ont juré. Les malheurs les plus terribles doivent être le châtiment de celui qui violerait son vœu.
La reine continua :
– Ce baptême sera secret entre nous deux, et deux autres personnes de confiance ; l’un un vieillard, conservateur des dernières traditions de mes ancêtres, et qui représente, dans l’ancienne religion, à peu près ce que vous appelez un évêque ; l’autre, la femme de confiance qui t’a amené ici. C’est ce vieillard qui m’a vu naître, qui m’aime comme si j’étais son enfant – plus encore peut-être – qui prononcera sur nous les prières usitées en pareille circonstance et qui recevra notre serment. Je l’ai fait venir ; dans une heure, le moment sera favorable : nous nous rendrons dans la case où il nous attend.
Elle s’était levée et se dirigeait de nouveau vers le jardin.
– Oui, continua-t-elle, je sais que tu ne m’as jamais donné que de bons conseils et que je ne peux en recevoir d’autres de toi. J’étais malade, ennuyée, abattue ; tu m’as guérie, tu m’as rendu le courage et l’espoir, tu commandes à la volonté des autres, et, si je te gardais auprès de moi, je sens que je pourrais lutter victorieusement contre le pouvoir qui m’opprime et redevenir reine de fait comme je le suis de nom. Ta science ne cesse de se manifester à moi, et en ce moment même, si je t’en demandais une preuve, je sais que tu me la donnerais.
– Peut-être, dis-je en souriant, espérant calmer par là l’exaltation où je la voyais. Veux-tu par exemple que je te dise le nom que tu as dans l’esprit en ce moment ?
– Un nom ? oui ; j’en ai un, répliqua la reine. Peux-tu vraiment le deviner ?
Nous nous étions arrêtés devant un oranger qui laissait pendre ses fruits d’or au-dessus de la tête de la reine.
– Prends une de ces oranges, répondis-je.
Elle ne pouvait y arriver ; elle ordonna à sa suivante, qui ne nous avait pas quittés et qui était de grande taille, de lui en cueillir une.
– Ouvre-la, dis-je à la reine.
Elle obéit. L’orange contenait un papier parcheminé, sur lequel était écrit un mot.
– Radama ! lut tout haut la reine. Oui, continua-t-elle, c’est à lui que je pensais : à ce roi que ses sentiments pour la France ont désigné à la haine de ses ennemis, et qui a payé de la vie cette préférence !
Elle frissonna à ce souvenir, sans doute surtout en se rappelant que son propre mari était accusé d’avoir pris part à l’assassinat de ce prince, et en se disant qu’elle-même était presque dans la même situation et entre les mêmes mains.
– Oui, reprit-elle, il aimait la France ! Et moi aussi je l’aime ! J’étais déjà portée pour ceux de ta nation par les sœurs de Saint-Vincent de Paul qui m’ont appris à lire, à écrire, qui m’ont donné les premiers éléments de la langue française, alors que j’étais toute petite. Les Français sont un peuple généreux, et je les aime davantage encore maintenant parce que tu es Français ! Mais voici l’heure, continua-t-elle en se remettant en marche ; le vieillard doit nous attendre.