Ce que c’est qu’un million. – La corvée
Nous nous mîmes alors à débattre les moyens les plus propres à mener les choses à bien, puis la reine me demanda :
– C’est beaucoup d’argent, un million ?
Ce que je lui avais dit quelques instants auparavant faisait du chemin dans son esprit.
– Certes ! lui dis-je ; et, avec un million par an, tu aurais de quoi tenir un rang tout à fait royal ; te passer toutes les fantaisies, et, comme tu as le cœur bon, tu pourrais faire du bien autour de toi.
– Combien cela fait-il de pièces de cinq francs, un million ? reprit-elle.
– Cela en fait deux cent mille.
Je voyais dans ses yeux que ce chiffre ne lui disait rien, non plus que celui d’un million.
Je tirai quelques écus de ma poche, les plaçai l’un sur l’autre et je repris :
– Imagine-toi que tu empiles vingt pièces comme celles-ci, tu auras cent francs.
Un signe de la tête me dit qu’elle comprenait.
– Fais dix piles semblables et place-les à côté les unes des autres ; tu obtiendras un carré de cette dimension, fis-je en dessinant sur la table un rectangle allongé, et tu auras mille francs.
Elle fit signe qu’elle comprenait encore.
– Maintenant, empile toujours, et fais dix carrés semblables à celui-ci, tu auras 10.000 francs, – et je dessinai sur la table un carré dix fois plus grand que le premier. Si tu continues à former des piles de pièces de cinq francs, repris-je et que tu les ranges à côté les unes des autres en dix carrés comme celui-ci, tu auras cent mille francs, et ils ne pourront pas tenir sur cette table.
Je continuai ma démonstration, suivie avec la même attention par la reine dont les yeux ne perdaient pas un de mes mouvements.
– Enfin, si tu alignais ton million entier en piles de pièces de cinq francs, dis-je, il ne tiendrait pas dans cette chambre.
– Vraiment ! fit la reine émerveillée, et dont les yeux s’ouvraient de plus en plus grands. Mais, reprit-elle au bout d’un instant, si ton gouvernement, au lieu de me payer en argent, allait me donner de ce papier « à saigner » dont m’ont parlé les Anglais !
– « Papier à saigner » ? répétai-je, ne comprenant pas.
– Oui, ce papier qui, m’a-t-on dit, était imprimé avec le sang des chefs du gouvernement, pendant la République d’autrefois, ou bien peut-être avec le sang de leurs victimes ; je ne sais pas au juste.
Je poussai un éclat de rire.
Je finissais par comprendre que la reine voulait parler des assignats. Nos bons amis les Anglais, qui affichent un si constant amour de la vérité, avaient imaginé cette fable, ce papier imprimé avec du sang, afin d’inspirer à la reine de l’horreur pour nous. Je m’empressai de la rassurer et de lui dire qu’elle serait payée comme elle le désirerait : en or, en argent ou en papier ; mais que, si elle choisissait ce dernier, ce papier serait des billets de la Banque de France, lesquels sont acceptés avec empressement dans tous les pays du monde.
– De l’argent, reprit la reine d’un ton qui avait quelque chose de mystérieux ; je sais bien où il y en a.
Et comme je paraissais ne pas comprendre. :
– Tu connais le tombeau de mon aïeul, Radama Ier ? poursuivit-elle.
Je fis de la tête un signe affirmatif. Oui, je connaissais cet édifice, élevé dans le voisinage du palais de la reine, et devant lequel on devait se découvrir quand on passait.
– Eh bien, d’immenses richesses y sont enfouies. Plus de cinquante caisses de doublons d’Espagne, la plus grande partie des objets précieux envoyés en présent par les cours d’Europe aux souverains de Madagascar ; des pierreries amassées par les premiers conquérants ; puis le produit des naufrages : car, tu le sais, autrefois les bâtiments que la tempête jetait sur le rivage de notre île, devenaient notre propriété ; tout est entassé là. Il y a aussi le produit du hasina et des autres impôts. Quoique ces impôts ne puissent pas être comparés, pour ce qu’ils rapportent, aux impôts que recueillent les gouvernements d’Europe, à ce que j’ai entendu dire, ils n’en donnent pas moins d’assez importants produits, sur lesquels on ne prélève aucune somme, puisque tous les travaux publics se font au moyen de la corvée et que l’armée ne reçoit pas de paie.
En effet, à Madagascar, l’impôt personnel est presque insignifiant : un centime à peu près par personne. En revanche, comme disait la reine, il y a le fanampoanna, la corvée.
La corvée, c’est l’obligation où est tout sujet de la reine d’exécuter, gratuitement, tous les travaux qu’il plaît à Sa Majesté d’ordonner. S’agit-il de faire une route, une digue, un pont, de bâtir un palais : des ouvriers terrassiers, maçons, peintres, décorateurs, sont requis, et, sans recevoir la plus petite paye, sans même être nourris, ils doivent donner tout leur temps, leur travail, leur savoir à la tâche qui leur est imposée. Tant pis s’il ne leur reste pas le loisir de gagner la subsistance de leur femme et de leurs enfants, et si ceux-ci meurent de misère et de faim ! De même, c’est par la corvée que se recrutent les employés, secrétaires, commis de toutes sortes qui sont nécessaires au fonctionnement des affaires publiques ; les artisans habiles dans leur art se gardent bien de faire parade de leur habileté, car ils sont exposés à ce que, un beau jour, un aide de camp de la reine vienne les féliciter en son nom et leur dire que, dorénavant, ils auront « l’honneur » de travailler pour elle.
Ils savent ce que cela veut dire qu’ils travailleront gratis.
La reine et les services publics ne sont pas les seuls à avoir recours à la corvée ; l’entourage de Sa Majesté, sa famille, le Premier Ministre, les gouverneurs, tous les gens haut placés, leurs sœurs, leurs oncles, tantes, cousins, cousines, amis ne se font pas faute d’en user et d’en abuser.
L’un de ces gros personnages a-t-il une maison à bâtir, une forêt à défricher, une rizière à irriguer, une mine à exploiter : il fait appel, au nom de la reine, aux ouvriers dont ils ont besoin, et leur maison est bâtie, leur forêt défrichée, leur rizière donne de belles récoltes, leur mine de beaux revenus, sans qu’il leur en coûte un sou.
On comprend combien cette manière de procéder est injuste et vexatoire ; mais il faut avouer qu’elle est bien commode pour ceux qui en profitent, et cela explique que, en effet, le tombeau de Radama ou tel autre palais puisse receler bien des trésors.