LI

Le fattidrah

Nous sortîmes du jardin, qui n’était pas très grand, et nous nous dirigeâmes, à travers des bouquets de verdure, vers une petite hutte de terre, couverte de feuilles de bananier, comme presque toutes les habitations du pays. Elle était fermée par une espèce de porte à coulisse, faite de tiges de bambous grossièrement assemblés. La reine la fit glisser avec peine. La hutte ne contenait que l’ameublement ordinaire : une marmite en mauvaise ferraille, posée sur des pierres formant trépied, se voyait dans un coin et un bambou à contenir l’eau dans un autre.

Quelques poules maigres et chétives, aux plumes sales et hérissées, semblaient avoir élu domicile dans cette hutte et laissaient partout des traces de leur passage. Sur une natte qui paraissait toute neuve, étendue au milieu de la pièce, se voyait un vieillard, blanc de poil, au nez fortement busqué et aplati, au teint d’un brun foncé. En apercevant la reine, il voulut se lever pour aller au-devant d’elle, mais elle l’arrêta du geste en lui disant :

– Saraba ! c’est-à-dire : c’est bien, ne te dérange pas. – Puis elle fut s’asseoir sur la natte, à sa gauche, en me faisant signe de prendre place à droite ; pendant que la femme qui nous avait suivis s’accroupissait sur le seuil de la porte.

La reine entama alors avec le vieillard une conversation qui dura environ dix minutes et qui me parut très animée. Je crus comprendre que le vieillard faisait des objections à la reine. Il lui représentait sans doute que j’étais un étranger ; que peut-être je ne lui avais pas encore fourni assez de preuves de dévouement pour qu’elle me donnât la marque de confiance dont elle se préparait à m’honorer ; que l’engagement qu’elle voulait contracter l’obligerait peut-être à faire des choses qui seraient incompatibles avec sa qualité de reine. Je devinai ses paroles à son ton, ses gestes, aux regards obliques qu’il jetait sur moi. La reine répliquait avec vivacité ; je n’entendais pas plus ses paroles que celles de son interlocuteur, puisqu’elle s’exprimait en malgache, et c’est à peine si je surprenais de temps en temps un mot qui me mît au courant, en me montrant qu’elle plaidait ma cause.

À la fin la reine fit un geste d’autorité qui signifiait :

– Je le veux !

Le vieillard y répondit par un signe de soumission. Aussitôt sa figure, assombrie jusque-là, se trouva comme transformée ; il se redressa ; ses yeux éteints s’animèrent, et toute sa personne prit l’air de majesté d’un officiant devant l’autel. Il sortit du coin de son lamba un verre en corne, puis un étui de vingt-cinq centimètres de long, ornementé de dessins rouges gravés en creux, et fait d’un fragment de tige de bambou ; il en tira quelques clous rouillés, qui avaient sans doute déjà servi dans une cérémonie du même genre et les posa sur la natte à côté de lui. Il prit ensuite entre ses jambes deux cornes de bœuf que je n’avais pas encore aperçues, et qui étaient fermées d’un bouchon de bois, de manière à former une sorte de gourde ; il les garda dans la main, puis se recueillit un instant, et récita quelques phrases, qui, je le suppose, au ton qu’il y mit, devaient être des prières. Par moments il avait l’air de s’adresser à la reine et dans d’autres à moi. La reine répondait de la tête, d’une manière affirmative, me faisant signe de l’imiter. Je me conformais à son désir pour lui être agréable.

Enfin le prêtre tira de son étui une longue épine d’acacia féroce ou de tout autre arbre du même genre, qui avait environ la longueur du doigt et dont le bout était blanc. Je compris que cette épine allait lui servir de lancette. Il prit doucement la main de la reine, et y posa l’épine. La reine la prit, me la mit dans la main, puis, la reprenant, la rendit au vieillard. Celui-ci mit l’épine entre ses dents, la pointe en dehors, en continuant à murmurer des incantations et des prières.

Alors, sur un signe qu’il fit à la reine, celle-ci découvrit sa poitrine, m’ordonnant du geste de l’imiter. Retirant alors l’épine d’entre ses dents, le vieillard me l’enfonça légèrement sous la mamelle gauche, et tout près du cœur. Je sentis une légère piqûre. En sortit-il du sang ? C’est ce que je ne saurais dire ; en tout cas le vieillard approcha le verre de corne pour recueillir ce qui pouvait s’échapper, puis il pratiqua la même petite opération, à la même place, sur la reine, dont quelques gouttes de sang jaillirent, je les vis cette fois, et dont tout à coup ses joues pâlirent, en dépit de leur teinte bistrée. Je ne pus cependant attribuer cet effet à la douleur de la blessure, qui était insignifiante, mais bien à l’émotion que lui causait cette cérémonie, à laquelle les Malgaches attribuent un caractère sacré.

L’officiant avait débouché ses deux gourdes de corne ; il versa dans le verre où il avait recueilli le sang la valeur de deux petits verres à liqueur d’une eau qui était contenue dans l’une d’elles, eau consacrée peut-être. De la seconde gourde, il versa quelques gouttes seulement, puis il jeta dans le verre les clous rouillés et l’épine d’acacia. Ensuite, ayant remué le contenu du verre avec le bout de son doigt sans plus de cérémonie, il souffla dessus à plusieurs reprises et y plongea l’épine. Il me fit signe alors de me rapprocher et de mettre ma main gauche sur l’épaule gauche de la reine, pendant que celle-ci ferait de même.

Le moment était solennel ; la femme qui jusque-là s’était tenue sur le seuil, récitant toujours à demi-voix des prières, était entrée dans la hutte et suivait des yeux toute la cérémonie avec une émotion presque aussi vive que celle de sa maîtresse. Le vieillard me tendit le verre en me faisant signe de boire. Comme je me préparais à lui obéir, avec plus ou moins d’enthousiasme, la reine me retint le bras :

– Réfléchis bien à l’engagement que tu vas prendre, me dit-elle, comme j’ai réfléchi moi-même à celui que je vais contracter envers toi. Rappelle-toi que le serment du sang forme entre nous un lien aussi pur, aussi sacré, que celui que crée la nature entre frère et sœur. En partageant entre nous le contenu de ce verre, nous devenons unis « comme l’eau et le riz ». Je jure de partager avec toi les biens et les maux de la vie, de venir à ton aide chaque fois que tu en auras besoin, de te secourir si tes jours sont en danger. Ce serment que je te fais, veux-tu me le faire ? Veux-tu être toujours pour moi un conseiller et un ami ? Le jures-tu ?

– Je le jure, répliquai-je, et en effet l’affection que je portais à la reine, l’intérêt – presque la compassion qu’elle m’inspirait, seule au milieu de ceux qui devaient la protéger et qui ne cherchaient qu’à la supplanter ou à profiter de sa faiblesse – cette affection et cet intérêt étaient trop sincères pour ne pas saisir cette occasion de l’en assurer.

– Si tu deviens parjure à ton serment, reprit la reine avec solennité, que ton corps serve de pâture aux caïmans, qu’il devienne mafa (démon), et qu’il en soit fait de même de tous tes descendants ! Jures-tu ?

– Je jure ! répétai-je.

– Bois donc ! dit-elle en lâchant mon bras qu’elle tenait toujours.

Je lui obéis ; l’eau contenue dans le verre et à laquelle s’étaient mêlées quelques gouttes de sang, avait un goût que je ne démêlai pas bien et qui lui était peut-être communiqué par la corne qui l’avait contenue ; en tous cas, je ne m’arrêtai pas à ce détail ; j’étais, presque autant que la reine, dominé par la solennité de l’engagement que je contractais et auquel je ne crois pas avoir jamais manqué.

Je passai le verre à la reine. Elle prononça quelques mots en malgache ; sans doute le même serment qu’elle m’avait dicté en français, puis elle vida le verre.

Alors, pendant que nos deux mains gauches restaient appuyées sur l’épaule gauche l’un de l’autre, le vieillard plaça nos deux mains droites sur le verre vide, posé devant lui ; il étendit les siennes au-dessus de nos têtes réunies et prononça en malgache quelques paroles qui signifiaient, la reine me l’expliqua depuis : – Je jure avoir fait le baptême du sang entre la reine et son ami français… – il y eut un temps d’arrêt, la reine ajouta : Marius Cazeneuve… – Marius Cazeneuve, répéta le vieillard, et avoir reçu leur serment mutuel. La femme de confiance parut faire la même déclaration, j’en jugeais ainsi par l’air de gravité qu’elle donna à ses paroles.

Là se termina la cérémonie : le vieillard remit en place les objets qui lui avaient servi à la célébrer : l’épine, les clous rouillés restés au fond du verre et le verre lui-même. La reine fit servir une collation de fruits divers et de riz, que le vieillard avait fait cuire sans doute ; puis celui-ci me pressa sur sa poitrine si vigoureusement, quoique sa force parût éteinte, qu’il me fit vraiment mal ; mais je compris, à la chaleur de cette étreinte, que j’avais gagné son estime et qu’il me jugeait maintenant digne de celle de la reine.

Ce changement d’opinion sur mon compte était dû sans doute à la résolution bien marquée avec laquelle j’avais pris le verre et l’avais vidé. Il voyait bien que j’étais sincère dans mes sentiments pour la reine, et l’ami de sa souveraine adorée ne pouvait être que son ami.

Il était cinq heures : la nuit vient vite sous l’équateur, et le jour tirait à sa fin. Nous prîmes congé du vieillard. Quand nous fûmes de nouveau dans le jardin, la reine me dit :

– Je contracterai un jour un autre baptême d’amitié avec toi, et celui-là ce sera devant mon mari : car je veux que tous sachent que je te considère comme mon frère ; mais nous le contracterons à la moderne, c’est-à-dire en partageant un gâteau et en prononçant certaines paroles ; mais quant à l’engagement que nous venons de prendre ici, d’après les anciens rites, je désire qu’il soit ignoré jusqu’au jour où un danger nous obligera, l’un ou l’autre, à le révéler. En tous cas que le Premier Ministre n’en soit jamais instruit.

Je lui promis qu’il serait fait selon son désir. Après que je l’eus accompagnée jusqu’à sa case et que je lui eus fait mes adieux, elle me remit sous la conduite de la femme qui m’avait amené. Les porteurs nous attendaient dans la hutte où nous avions mis pied à terre ; nous remontâmes en filanza ; nous retrouvâmes nos relais d’hommes au lieu où nous les avions laissés précédemment et nous regagnâmes Tananarive. Là, mon guide m’ayant laissé au pied de la colline où se dresse le palais, je rejoignis à pied ma demeure et je relevai M. Pappasogly de sa faction.

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