LIII

Le Bain de la reine

Le grand jour est arrivé. Dès le matin le canon tonne, tout ce qu’il y a de bouches à feu à Tananarive proclame le « Jour de la reine ». Chacun revêt son plus beau lamba ; on se fait des visites. En entrant dans chaque maison, on trempe ses doigts dans un vase plein d’eau, placé à la porte en disant : Puissions-nous nous visiter pendant mille ans encore ! – C’est ce qu’on appelle les « prémices de l’eau. »

Ce n’est que le soir qu’a lieu la cérémonie du bain.

Vers huit heures les représentants des puissances étrangères, les Européens de marque se dirigent vers le palais. Ils ont grand’peine à y arriver tant la foule est compacte. C’est dans la salle des Ancêtres que doit se célébrer l’acte le plus important de la fête. Cette salle est contiguë à la salle du Trône où j’avais donné mes séances, et occupe la moitié du rez-de-chaussée du palais, pendant que la salle du Trône occupe l’autre. Tout y a conservé son aspect antique ; c’est là que sont réunis les présents envoyés par les souverains étrangers, et les objets précieux de toutes sortes, entre autres deux vases d’argent ciselés, d’un beau travail, dus à des artistes malgaches.

Un siège d’honneur avait été réservé au Résident de France qui, seul des envoyés étrangers, était assis. La reine m’avait aussi fait donner une place, presque en face de son trône, de sorte que je ne perdis rien de la cérémonie.

La salle était splendidement illuminée ; la reine portait le costume national : un lamba pourpre et avait en main un sceptre doré.

À ses pieds se voyait, comme toujours, son neveu, vêtu, lui aussi, du lamba traditionnel.

Des officiers, sabre au clair et raides dans leurs habits brodés et rebrodés d’or, se tiennent debout, immobiles, aux quatre coins du trône.

Le Premier Ministre est à côté de la reine en costume de général.

La salle est divisée en quatre parties par une sorte de passage laissé libre pour la circulation. Dans le carré, à gauche de la reine, sont groupés les officiers supérieurs ; en face et à gauche aussi, les envoyés des différentes puissances et parmi eux, en avant, M. Le Myre de Vilers ; dans le carré faisant face à celui-ci, les Européens de marque, le personnel de la Résidence et tous les Malgaches qui ont pu s’introduire dans la salle ; eux aussi portent, pour la plupart, le lamba rouge foncé : c’est le vêtement de cérémonie. C’est là, au premier rang que je suis placé. Enfin, dans le carré de droite, est un espace vide, au milieu duquel se voit une sorte de foyer, formé de plusieurs briques, sur lesquelles est placée une énorme marmite en terre, elle contient de la viande et du riz qui cuisent en ce moment et qui ne seront mangés qu’au prochain Fandroana. Quatre dames, appartenant à la plus haute noblesse, sont chargées d’entretenir le feu. Elles agitent sans cesse de grandes branches de bananier : je ne peux pas savoir si c’est pour activer la flamme ou si c’est dans le but de chasser les mauvais esprits. Dans la paroi de droite de la salle se voit une porte qui donne sur la grande place du palais. Elle est ouverte et les clameurs du dehors, faites de bénédictions, de louanges et de cris de joie, parviennent jusqu’à la salle.

La cérémonie commence par un discours du Premier Ministre, que je n’entends pas, mais dont je devine la teneur. Comme dans tous les discours de ce genre, il proteste longuement de son entier dévouement à la chose publique et à la personne de la reine. Il y joint un pompeux éloge de Sa Majesté. En dépit de ses efforts pour émouvoir ses auditeurs, l’assistance reste froide. Il n’en est pas de même quand la reine vient à parler : à chaque instant elle est interrompue par des applaudissements auxquels répondent les acclamations enthousiastes de la foule massée au dehors. Puis c’est un autre discours, puis des prières, de la musique. L’hymne national est entonné par toute l’assistance et produit un effet imposant.

Dans un coin de la salle, à gauche, derrière le trône, une draperie rouge cache la baignoire d’argent dans laquelle la reine doit prendre son bain. Un long cortège a défilé devant nous, formé de gens portant, qui l’eau, qui le bois nécessaire pour la faire chauffer. Tout est prêt ; la reine descend de son trône et disparaît derrière le rideau.

Pendant qu’elle quitte ses vêtements, qu’elle entre dans la baignoire et que la musique continue à se faire entendre, que l’artillerie tonne au dehors, le Ministre des Affaires Étrangères, ce personnage à l’aspect grotesque dont j’ai déjà parlé, reçoit le hasina. C’est un tribut volontaire d’argent, représenté par une ou plusieurs pièces de cinq francs entières, jamais fragmentées, que les nobles, venus souvent de fort loin, offrent à la reine. Et la musique ne cesse pas et les acclamations et les cris de joie au dehors éclatent sans interruption, et les dames continuent à entretenir le feu, à surveiller la cuisson de la viande et du riz, contenus dans la grande marmite, en agitant leurs longs panaches de bambous.

Au bout d’une demi-heure environ, le rideau cachant la baignoire s’ouvre et la reine reparaît. Elle avait changé de costume, et portait une robe pourpre ornée de dentelles ; sa coiffure consistait en un diadème de corail qui lui avait été offert, à l’occasion de sa fête, par M. Le Myre de Vilers au nom de la France. Elle était radieuse et en effet les marques d’affection qui lui étaient données en ce jour par son peuple étaient bien faites pour mettre la joie et le triomphe au front d’une souveraine.

Ranavalo portait de la main gauche une corne de bœuf, cerclée d’argent, remplie d’eau prise dans son bain, qu’elle verse à mesure dans la paume de sa main droite et, s’avançant dans le passage en croix ménagé au milieu de la salle, précédée d’un de ses officiers et suivie de l’inévitable Premier Ministre, elle en asperge toute l’assistance. Elle parcourt le passage tout entier, suivant d’abord un côté, puis l’autre ; lançant toujours des gouttelettes prises dans la corne qu’elle tient à la main. Je crois remarquer qu’elle y met quelque malice en passant devant moi, mais je n’en reçois pas moins cette pluie sacrée avec tout le respect que demande la situation.

Parvenue à la porte qui donne sur la terrasse, la reine s’arrête. Un sentiment de joie et d’orgueil remplit son cœur, en contemplant son armée sous les armes et son peuple groupé sur la place, qui, la voyant si belle et si radieuse, est pris d’un véritable délire d’enthousiasme. Ce sont des cris, des acclamations, des éclats de joie, des chants, qui forment un tumulte impossible à décrire. La reine est émue et on le serait à moins ; elle lance de tous côtés ce qui reste d’eau dans sa corne : on se précipite pour tâcher d’en recevoir quelques gouttes. Heureux ceux qui y parviennent ; ils sont l’objet de l’envie des autres.

Le vase est vide ; la reine retourne à sa place ; puis ce sont de nouveaux discours. Un prêtre de l’ancienne religion – c’est le seul jour où on en conserve les rites – fait un long sermon, très attendrissant, paraît-il, car les assistants donnent les signes de la plus vive émotion ; ils poussent des soupirs, ils pleurent.

On va maintenant procéder au festin ; il est précédé d’un autre discours du Premier Ministre, qui, prenant un air navré, finit par dire que la marmite a été cassée, et que celle qui sert actuellement est toute neuve, tandis que celle qui vient d’être cassée accidentellement servait depuis plus de cent ans, c’était la marmite des aïeux : cette communication paraît toucher aussi très vivement l’auditoire.

On ne s’en prépare pas moins à savourer le contenu de la marmite, non de la « neuve » celle qui est sur le feu, mais le contenu d’une marmite, conservé depuis le dernier Fandroana. On devine ce que peut être cette viande, cuite depuis un an ; ou plutôt, non, on ne peut pas l’imaginer ; il faut y avoir goûté. C’est ce que je fis, à l’exemple de plusieurs Européens qui, comme moi, et en leur qualité d’explorateurs, ont le palais curieux.

Un morceau de choix fut offert à M. Le Myre de Vilers qui l’accepta avec un air de profonde déférence ; mais je le soupçonne de m’avoir fait concurrence en cette occasion et de l’avoir savamment escamoté.

Quant aux Malgaches, c’est avec la conviction et le respect de catholiques prenant part à la Communion qu’ils firent disparaître jusqu’à la dernière parcelle de viande et jusqu’au dernier grain de riz qu’ils eurent le bonheur de recevoir. C’était, en effet, dans les rites de l’ancien culte, une sorte de communion entre ceux qui le pratiquaient.

La viande et le riz contenus dans l’autre marmite, celle qui est sur le feu, sont cuits ; ils vont être soigneusement conservés, et c’est seulement au prochain Fandroana qu’on les distribuera.

Que ceux qui prendront part à ce festin se régaleront donc !

La fête se continue pendant au moins une semaine encore par des repas pantagruéliques. La défense de tuer des « animaux à quatre pieds » est levée, et alors on en égorge par milliers. On fait des dîners qui comportent jusqu’à cent cinquante plats. Parmi les convives il en est qui se gorgent de viande et de rhum jusqu’à en être malades – si un Malgache pouvait jamais arriver au terme de ce que son estomac est susceptible d’engouffrer. Dans ces festins on sert les mets les plus invraisemblables : des fritures de chenilles – lesquelles chenilles sont longues de douze à quinze centimètres ; – des salmis de sauterelles ; des fricassées de vers à soie.

On se fait aussi des cadeaux de victuailles ; c’est ainsi que je reçus la lettre suivante, qu’accompagnait un quartier de viande :

Monsieur et Madame Marc Rabibisoa ont l’honneur de prier Monsieur le Commandeur Cazeneuve et Monsieur T. Pappasogly d’accepter le Jaka de viande qu’ils leur envoient, comme marque de la bonne amitié, selon l’usage du pays, à l’occasion de la fête.

Marc Rabibisoa.

Share on Twitter Share on Facebook