Le feu d’artifice. – Le nouveau fadditrah. – Les amis de la reine. – Projet de voyage en France
À l’occasion du Fandroana, M. Le Myre de Vilers avait commandé à Paris un feu d’artifice qui devait être tiré le soir de la fête, et témoigner des sentiments que la France entretenait à l’égard de la reine. Jamais on n’aurait rien vu de pareil à Tananarive ; notre Résident espérait que cette attention serait bien accueillie de Sa Majesté et de son entourage ; mais il comptait sans la bonne foi des Anglais. Ils intriguèrent si bien qu’ils persuadèrent au Premier Ministre que, sous prétexte de feu d’artifice, le gouvernement français voulait introduire à Tananarive des munitions de guerre, afin de préparer un coup de force. De sorte que lorsque les caisses contenant les pièces attendues arrivèrent à Tamatave, des ordres furent donnés pour empêcher qu’on les montât à la Capitale.
Quand M. Le Myre de Vilers apprit ces manœuvres perfides, il me chargea de faire comprendre à la reine qu’on l’avait calomnié ; que c’était dans le seul but d’ajouter un nouvel éclat à la fête et pour donner un gage de plus de cordiale entente à la reine, qu’il avait fait venir ces pièces d’artifice. La reine fut aisément convaincue ; j’eus plus de peine à faire entendre raison au Premier Ministre ; j’y réussis pourtant : l’embargo mis sur les caisses fut enfin levé, et des émissaires furent envoyés à Tamatave pour les chercher. Elles arrivèrent trop tard néanmoins, ce dont nos ennemis triomphèrent, mais ils ne triomphèrent pas longtemps car, à quelques jours de là, le feu d’artifice fut tiré à l’émerveillement général : la France avait bien fait les choses.
Le gouvernement de la reine, toutefois, craignait que M. le Résident général ne fut fort mécontent de l’entrave apportée à ses projets par l’interdiction mise sur les caisses qu’il attendait, et qu’il refusât de pavoiser le palais de la Résidence, le jour du Bain de la Reine ; mais M. Le Myre de Vilers ne voulut pas donner à cet incident plus d’importance qu’il n’en avait, et il ne changea rien aux préparatifs qu’il avait ordonnés.
Parmi les soldats français faisant partie de son escorte, se trouvait un peintre qui ne manquait pas d’un certain talent. D’après des esquisses de l’ingénieur de la Résidence, M. Rigaud, il avait peint de grands transparents représentant les armes de France, combinées avec celles de la reine. Ces transparents, derrière lesquels on avait disposé de fortes lampes, avaient été placés sur la terrasse du premier étage du palais de la Résidence, entourés de drapeaux français et hovas assemblés, à la grande joie et à la grande admiration des habitants, ravis de voir les couleurs de France mêlées à celles de leur pays. En outre, de longs cordons de verres bleus, blancs et rouges décrivaient mille circuits autour du palais du Résident général, produisant un effet féerique. Sur les branches des arbres, sur les fenêtres, sur les corniches, sur les rochers, partout on voyait briller des étoiles multicolores. L’effet en était d’autant plus saisissant que tout aux alentours était plongé dans une profonde obscurité. Et comme la Résidence est, après le palais de la reine, un des édifices les plus élevés, ces feux se projetaient jusqu’au delà de Tananarive, si bien que, dans les villages environnants, on avait cru un instant à un incendie.
En même temps des musiciens, massés sur la terrasse du palais de la Résidence, faisaient entendre la Marseillaise alternant avec le Sidikina, pendant que, dans les vastes salons de M. Le Myre de Vilers qui, ce jour-là, étaient ouverts à tout le monde, se pressait une foule un peu mêlée et que les bouchons de Champagne sautaient aux cris de : Vive la Reine ! Vive la France !
Dans le courant de la semaine du Fandroana, le gouvernement hova offrit un grand dîner aux Européens habitant la capitale. M. Le Myre de Vilers et les consuls des autres nations avaient été priés de vouloir bien désigner ceux de leurs nationaux qui leur semblaient dignes de l’honneur de recevoir une invitation.
Naturellement j’assistai à ce repas. Tous ceux de nos compatriotes qui avaient été conviés, se présentèrent dans une tenue irréprochable ; mais, à l’exception de M. Pickersgill, tous les Anglais se firent remarquer par le sans-façon de leur toilette. L’un d’eux n’eut-il pas l’aplomb d’arriver en chemise de couleur, sans cravate, et avec un caleçon collant de tricot marron. Ces Anglais, qui chez eux rougiraient de se mettre à table avec quelques amis autrement qu’en frac et avec un gardénia à la boutonnière, trouvent bon quand ils sont à l’étranger, de mettre dehors toute contrainte et d’agir avec le plus grand laisser aller, se disant sans doute que : quand il y a de la gêne il n’y a pas de plaisir.
Leurs « ladies » elles-mêmes semblaient avoir exhibé pour ce jour leurs toilettes les plus discordantes et leurs mines les plus revêches, et ce n’est certes pas leur présence qui contribua à donner de l’agrément à la fête.
Quelques jours après fut échangé, entre la reine et moi, le nouveau serment du sang dont j’ai déjà parlé, ou plutôt le serment d’amitié, car il n’y figure pas la moindre goutte de sang. On lui a conservé le nom de « Fadditrah » parce qu’il remplace le baptême du sang des anciens rites.
Il se pratique en partageant un gâteau et en échangeant un baiser.
C’est moi-même qui avais fabriqué le gâteau qui figurait en cette circonstance et il paraît que Sa Majesté l’avait trouvé à son goût, car, le lendemain matin, Marc Rabibisoa m’adressait le billet suivant pour en avoir un autre.
Privée.
Mon cher M. Cazeneuve,
S. E. hier a manifesté le désir que vous fassiez un nouveau gâteau Cazeneuve pour S. M., et voudrait avoir les bouteilles de vin Frontignan en même temps que le gâteau. S. E. m’a demandé si elle ne pourrait pas vous envoyer un des cuisiniers de S, M. pour apprendre avec vous la manière, de faire votre gâteau ?
Votre ami,
Marc Rabibisoa.
Je ne demandais pas mieux que de donner cette satisfaction à la reine comme on peut le voir par les lignes qui suivent.
Mon cher M. Cazeneuve,
Je vous envoie, de la part de S. E., le nommé Ramainty, cuisinier, pour apprendre la manière de faire le cadeau Cazeneuve.
Votre ami sincère,
Marc Rabibisoa.
C’est un soir, en présence du Premier Ministre et de Marc Rabibisoa servant toujours d’interprète, que nous procédâmes à ces agapes, en mangeant, la reine et moi, un morceau du gâteau que j’avais apporté et en nous jurant de nouveau fidélité, aide et protection, car cette sorte de communion implique, pour ceux qui la contractent, les mêmes engagements que le baptême du sang et appelle les mêmes malédictions sur ceux qui y manquent ; mais j’avoue que cette cérémonie qui se passait dans une pièce confortablement meublée et brillamment éclairée, devant deux hommes correctement vêtus à l’européenne, m’impressionna beaucoup moins que celle qui avait eu pour théâtre la misérable petite case malgache et pour officiant le vieux prêtre à la tête branlante.
Le bruit ne tarda pas à se répandre dans la ville que la reine et moi avions juré le « fadditrah. » Cette nouvelle qui parvint sûrement à la connaissance des méthodistes et des ennemis que j’avais dans l’entourage de Sa Majesté aurait dû mettre à néant toutes les calomnies qu’on répandait sur les relations existant entre la reine et moi ; car, tout en rapprochant ceux qu’il unit, ce lien crée en même temps entre eux un obstacle analogue à celui qui séparait autrefois chez nous le parrain et la marraine qui avaient tenu ensemble un enfant sur les fonds baptismaux ; ce serait pour un homme et une femme qui auraient juré le « fadditrah » commettre un sacrilège que de concevoir d’autres sentiments que ceux d’une fraternelle et pure amitié ; mais il n’y a de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre et les mauvais bruits continuèrent à circuler, entretenus et propagés surtout par ceux qui avaient intérêt à affaiblir l’influence française, et qui espéraient y réussir en la présentant sous un jour odieux.
Je crois donc sincèrement que l’affection que me portait la reine n’a jamais dépassé les bornes permises ; quant à moi, je le répète, ce que j’éprouvais pour elle était un sentiment de sympathie et de compassion. Je plaignais de tout mon cœur la pauvre femme ; et j’aurais été heureux d’apporter quelque adoucissement à son sort. Elle était si isolée au milieu de ce nombreux et brillant entourage !
– Je n’ai que deux amis, me disait-elle un jour ; l’un est la femme de confiance qui connaît le secret de nos entretiens nocturnes ; l’autre, ai-je besoin de te le nommer ?
– Tu en as un troisième, lui répliquai-je, et un auquel tu peux t’abandonner sans réserve, car il est aussi généreux que puissant : C’est la France. C’est la France, je te l’ai déjà dit à mainte reprise, qui te débarrassera de tes ennemis et qui assurera ton trône à toi et à tes héritiers, en en creusant les fondements, s’il le faut, avec des baïonnettes françaises et en le cimentant avec le sang français. Jette-toi dans ses bras ; c’est ce que tu as de mieux à faire.
En effet, l’abandon de ses droits sur Madagascar au gouvernement français était, pour la reine, la seule planche de salut, le seul moyen de secouer l’odieuse tyrannie qui pesait sur elle, de se délivrer des entraves qui la tenaient captive sur son trône.
Je revins sur ce que je lui avais dit pendant notre entrevue à la campagne et qui faisait du reste le sujet de presque tous nos entretiens. Je la pressai d’envoyer une ambassade à Paris d’abord pour sanctionner le traité d’emprunt au Comptoir d’Escompte qui devait remplacer le traité Kingdon, que la reine avait déchiré à mon instigation, et surtout pour arrêter les conditions du voyage dont il avait été question entre nous. Je lui avais conseillé, quand elle parlerait de son désir à Rainilaïarivony de lui proposer de faire ce voyage avec elle, afin qu’elle eût quelque chance d’en obtenir la permission ; mais je savais bien, et elle aussi, que Rainilaïarivony avait des intérêts trop importants dans l’île pour qu’il songeât à la quitter ; que peut-être, au contraire, il verrait dans cette absence de la reine, un moyen de s’emparer du rang suprême, de devenir le roi de nom comme il l’était déjà de fait, et qu’il la saisirait avec joie : mais je savais aussi que cette usurpation ne rendrait pas son armée plus invincible, n’apporterait aucun obstacle à l’action de la France, et, par conséquent, ne serait pas préjudiciable à la reine. Les Anglais voulaient bien soutenir Rainilaïarivony de leur politique retorse et même l’aider à s’emparer du pouvoir, comptant sur sa docilité à leurs vues et sachant bien en outre que le trône serait moins solide quand un homme haï du peuple y serait assis que quand il était occupé par une reine adorée de ses sujets ; mais de là à nous déclarer ouvertement la guerre, il y avait loin, et ils y regarderaient à deux fois.
– Quant à envoyer une ambassade à Paris pour sanctionner, comme tu dis, le décret d’emprunt avec le Comptoir d’escompte, je sais qu’il en est question ; mais pour ce qui est de mon voyage en France, c’est différent et je ne crois pas qu’il s’effectue jamais, me répondit la reine d’un ton de profonde mélancolie. C’est un rêve qui, comme bien d’autres, ne se réalisera pas. Et pourtant j’aurais tant voulu connaître ton pays ! Ce doit être si beau la France !
Hélas ! moi aussi, je dus bientôt abandonner pour elle cette perspective. Aux timides insinuations que la reine avait faites d’une absence de quelques mois, Rainilaïarivony avait répondu par un refus absolu, fondé, comme toujours sur la raison d’État. Si par moments il entrevoyait la possibilité de s’emparer de la couronne, en d’autres instants où il était mieux inspiré, il voyait bien que c’était en sa femme que résidait tout son prestige et que ce qui lui donnait son pouvoir, c’était précisément son titre de mari de la reine. Qu’arriverait-il si elle le quittait ?