Préparatifs de départ. – Dernière entrevue
Pendant ce temps la médisance et la calomnie continuaient à se donner carrière et à se répandre autour de moi ; ma position devenait de plus en plus difficile. Mes relations avec la reine, tout innocentes qu’elles fussent, étaient suspectées, toutes mes actions mal interprétées, tous mes discours dénaturés. Je sentais qu’il n’était pas prudent de demeurer davantage : le meilleur moyen de faire taire ces langues venimeuses, c’était de partir. Je me décidai donc à retourner en France. D’ailleurs des affaires d’intérêt m’y rappelaient et une circonstance se présentait pour m’en faciliter les moyens : le traité que le gouvernement de la reine avait enfin conclu – en grande partie d’après mes conseils – avec le Comptoir d’Escompte était prêt, quoique M. Kingdon eût déclaré que « l’établissement de crédit français n’eût pas l’ombre de chance » d’obtenir la concession. Une mission diplomatique allait partir pour porter ce traité à Paris, l’y faire ratifier, et en même temps pour régler différentes affaires ; je résolus de profiter de l’occasion pour quitter l’île. M. Le Myre de Vilers voulait bien me confier la valise diplomatique : je ne pouvais refuser une mission si honorable ; d’ailleurs tout ce que je me promettais en venant à Madagascar s’était réalisé : j’avais agi sur l’esprit de la reine et même sur celui du Premier Ministre ; j’avais obtenu des concessions importantes ; je ne pouvais espérer davantage.
Je n’étais même plus dans une sécurité complète. Un certain Rasanjy, entre autres, ne m’inspirait qu’une confiance très limitée. C’était un personnage qui avait une haute situation à la cour : il était 13e honneur, membre du Conseil privé, Secrétaire de Son Excellence le Premier Ministre, Commandant en chef de Madagascar, et je crois qu’il l’est encore – on voit que les titres ne lui manquaient pas. Je pourrais ajouter que c’était mon ennemi particulier ; je l’avais toujours soupçonné de nourrir de mauvais desseins contre moi et j’ai de fortes présomptions de croire qu’il avait formé le dessein de me faire connaître le goût du tanghin. C’était une expérience que je ne tenais pas à faire et je trouvai plus prudent de céder la place.
Quand je fis part de mon dessein à la reine, elle manifesta un grand désappointement et un vif chagrin. Comme la plupart des femmes, elle se laissait aller aux impressions du jour sans se demander si ce jour devait avoir un lendemain. Après avoir eu près d’elle pendant quelque temps un ami dévoué, prêt à la conseiller, à la soutenir, elle allait retomber dans son isolement.
Ce n’est pas sans émotion, de mon côté, que je me séparais de cette pauvre jeune femme que je laissais livrée aux intrigues de toutes sortes ; mais je surmontais ma propre peine pour ne pas augmenter la sienne. Je ne pus la calmer qu’en lui promettant de revenir et de lui amener ma femme et mes enfants, que, à plusieurs reprises, elle avait témoigné le désir de connaître. J’étais sincère et je pensais la revoir sans qu’il s’écoulât beaucoup de temps ; mais que d’engagements de ce genre on prend et que la destinée ne vous permet pas de réaliser !
Elle voulut bien m’accorder une dernière entrevue pour que je lui fisse mes adieux et me remit alors la croix de commandeur de Ranavalo III Manjaka. Elle avait eu l’attention de faire fabriquer à mon intention une décoration spéciale : une étoile à huit pointes, surmontée d’une couronne royale en or. Au centre était la pièce d’or que je lui avais remise moi-même, comme hasina, lors de ma première réception, avec cette inscription :
Ranavalo-Manjaka III
Reine de Madagascar.
J’en fus extrêmement touché.
Nous échangeâmes les souhaits les plus affectueux ; je lui rappelai, ainsi qu’au Premier Ministre qui était présent, que l’Exposition de 1889 s’ouvrirait prochainement, que tous les souverains du monde entier se réuniraient à Paris à cette occasion, et qu’ils ne pouvaient manquer de s’y trouver ; puis après diverses recommandations à la reine au sujet de sa santé – je n’avais pas attendu que son mari fût là pour lui en faire au sujet de la politique et pour la conjurer de conserver à la France les sentiments de sympathie auxquels elle était portée naturellement et que je m’étais appliqué à renforcer, – je pris congé de la reine et du Premier Ministre.
Le lendemain je me mis en route muni de la valise diplomatique et d’une lettre de M. Le Myre de Vilers pour M. Freycinet, Président du Conseil, et qui était ainsi conçue :
Résidence Générale
de
Madagascar
Monsieur le Président du Conseil,
J’ai l’honneur de recommander à votre bienveillance Monsieur Cazeneuve, porteur de cette lettre, qui pourra vous donner d’utiles renseignements sur la cour d’Emyrne.
C’est un des Européens qui ont approché de plus près la reine et le Premier Ministre.
J’ajouterai que le concours de Monsieur Cazeneuve m’a été des plus utiles.
Veuillez agréer, Monsieur le Président du Conseil, les assurances de mon respectueux dévouement.
Le Myre de Vilers.