LIX

Le retour

Nous nous embarquâmes sur le Salazié. Nous avions avec nous le capitaine de gendarmerie Gaudelette, qui escortait la mission, et M. Suberbie, l’ingénieur dont le nom est bien connu. Il venait d’obtenir du Premier Ministre la concession des mines d’or de la côte ouest de Madagascar.

Cette concession qui est située dans la province de Boïna, occupe un espace considérable. Elle s’étend depuis le fleuve Mahajamba au nord, jusqu’au fleuve Manjaray au sud. Ce fleuve qui ne porte pas le même nom sur tout son parcours, s’appelle vers sa source Mahovava. L’Océan borne la concession d’un côté ; de l’autre elle est limitée par une ligne qui lui donne environ deux cents kilomètres de largeur, tandis qu’elle en a trois ou quatre cents de longueur. Elle est traversée par deux des plus grands cours d’eau de l’île : le Betsiboka et l’Ikopa qui se réunissent dans la baie à l’entrée de laquelle est situé Majunga, et qui ont pris, depuis le commencement de la guerre actuelle, une importance considérable. C’est en effet ces deux fleuves que nos troupes doivent remonter pour gagner le plateau sur lequel est situé Tananarive.

Une ville qui a pris le nom du concessionnaire, Suberbieville, a été créée. C’est là que sont installés les bureaux de l’administration des mines d’or, les magasins, les ateliers ; un service de batellerie a été organisé sur l’Ikopa et sur le Betsiboka pour l’exploitation de ces mines ; toutefois, pour toutes sortes de raisons dont le détail serait trop long, l’entreprise de M. Suberbie n’a pas réussi jusqu’à présent. L’occupation de Madagascar par la France changerait sans doute la face des choses.

Bien que le temps fût constamment au beau pendant tout le voyage, le pauvre Dafine, 11e honneur, médecin de la mission, fut très malade. Ses jours même furent en danger un instant. J’avais été chargé de le soigner et j’eus à agir plutôt sur le moral que sur le physique, car l’imagination jouait chez lui un très grand rôle. Il avait en moi une confiance sans bornes, et il m’avait pris d’une si grande amitié que souvent il demandait à m’embrasser. Il me serrait alors sur sa poitrine comme si j’avais été son frère. Quelque touché que je fusse des marques d’affection qu’il me prodiguait, on comprend qu’il fallait que son état m’inspirât une vive compassion pour que je me prêtasse à de pareilles démonstrations de tendresse. Il avait du reste la larme facile, pleurait, gémissait, disant qu’il ne reverrait plus sa femme et ses enfants… Ces sinistres pressentiments, heureusement, ne se sont pas réalisés ; il est retourné à Madagascar ; il a eu le bonheur de revoir sa femme et ses enfants et la joie de les embrasser.

Comme porteur de la valise diplomatique, j’avais droit, en arrivant à Marseille, de me faire délivrer, au chemin de fer, aux frais du Ministère des Affaires étrangères, un billet pour Paris. Mais cela aurait nécessité quelques formalités et je n’avais pas de temps à perdre ; j’étais bien aise de précéder la mission, afin de voir le Ministre avant que ceux qui la composaient lui fussent présentés et de lui remettre la lettre dont M. Le Myre de Vilers m’avait chargé pour lui. Apprenant, dès mon débarquement, que le rapide était sur le point de partir, je me hâtai d’y prendre une place pour laquelle je me fis délivrer un reçu, dont le montant, soit dit en passant, ne m’a jamais été remboursé. Il est vrai que je ne l’ai jamais réclamé.

J’avais trouvé à Marseille un télégramme qui me donnait des nouvelles extrêmement graves sur ma famille ; ma présence à Toulouse était des plus urgentes ; mais je n’hésitai pas cependant à remplir avant tout ma mission jusqu’au bout. C’est donc très douloureusement impressionné que j’arrivai à Paris. J’étais descendu à l’Hôtel des Îles Britanniques, rue de la Paix. Après avoir réparé le désordre qu’une nuit de chemin de fer avait mis dans ma toilette, je me fis conduire au quai d’Orsay, où je m’étais fait précéder d’une dépêche, annonçant à M. le Ministre des Affaires étrangères mon arrivée à Paris et ma visite. Je fus immédiatement introduit. Je remis entre ses mains la valise diplomatique ainsi que la lettre de M. Le Myre de Vilers, dont il me donna un reçu en ces termes :

« Reçu de M. Cazeneuve un pli de Madagascar, confié à ses bons soins par M. Le Myre de Vilers

« Flourens. »

Après un entretien d’une demi heure à peu près, pendant lequel je mis le Ministre au courant de la situation à Madagascar, je pris congé. Il me félicita avec chaleur, me reconduisit jusqu’à l’escalier, ce qu’il ne faisait jamais, et me dit que je ne serais pas longtemps à recevoir la récompense que j’avais si bien méritée ; mais de la promesse à la réalisation il y a aussi loin que de la coupe aux lèvres, et je suis encore à attendre les effets des bonnes paroles de M. Flourens.

Je me rendis ensuite, accompagné de M. Cohn, préfet de Toulouse, chez M. le Président du Conseil, auquel il me présenta. – C’était alors M. René Goblet – Je lui remis la lettre dont M. Le Myre de Vilers m’avait chargé pour son prédécesseur, M. de Freycinet. Lui aussi me reçut fort bien ; me prodigua les éloges au sujet de la manière dont j’avais rempli la mission que je m’étais imposée ; me remercia des services que j’avais rendus ; me fit les plus belles promesses… qui, de même que celles du Ministre des Affaires étrangères, demeurèrent lettre morte.

Heureusement ce n’était pas par intérêt que j’avais travaillé ; car alors j’eusse été cruellement déçu.

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