LVI

Le retour

Pendant une partie de la journée, chaque fois que je me retournais, je voyais le parasol rouge à boule d’or sous la vérandah du palais, m’indiquant que la reine était là, me suivant du regard et de la pensée. Ce n’est pas sans me sentir moi-même quelque peu remué que je fixais mes yeux sur ce point qui se rapetissait à chaque instant et qui finit par disparaître complètement. La masse énorme du palais fut visible jusqu’au soir et même une partie de la journée du lendemain ; mais c’est vainement que j’y aurais cherché le parasol royal ; quand même il eût été à la place où je l’avais vu au départ, l’éloignement l’eût rendu invisible, à jamais.

Sa Majesté m’avait donné un courrier qui devait me servir de guide et protéger mes bagages ; elle m’avait, en outre, fait présent d’un petit drapeau blanc, en forme de flamme, brodé en rouge de ses propres mains, et qui, en cas de danger, me protégerait et me ferait obtenir tout ce que je demanderais.

De nouveau nous parcourons les vastes espaces qui entourent Tananarive et nos yeux s’arrêtent sur les vertes rizières au travers desquelles l’Ikopa et ses affluents promènent leurs eaux fertilisantes que des digues et des canaux distribuent de tous côtés ; de nouveau nous traversons les villages prospères et très rapprochés, qu’entourent des cultures de manioc, de patates, de maïs, et où gloussent des poules qui s’effarouchent à notre approche. Nous arrivons à la forêt et, de nouveau aussi, les énormes baobabs, les palmiers, les raphias, l’arbre à pain, les fougères arborescentes forment un dôme verdoyant au-dessus de nos têtes. Comme à notre premier voyage les oiseaux multicolores, les perroquets noirs, les makis au plastron de satin blanc se montrent entre les branches ; puis ce sont les villages misérables traversés à l’aller, et les habitants toujours très serviables et très polis, nous recevant de leur mieux – un mieux qui laisse beaucoup à désirer comme confortable – dans leurs cases hantées de puces et de rats, en nous faisant, comme à l’aller, force discours, et en nous offrant des cadeaux de bienvenue.

Ce qui rend le voyage beaucoup plus pénible cette fois, en dépit de la facilité que la descente donne aux porteurs, c’est l’état de mon secrétaire. Ce pauvre garçon avait été pris des fièvres de Madagascar et il en était tellement affaibli que c’est à peine s’il pouvait supporter le transport ; c’était encore une raison pour hâter le départ, sans attendre que le mal empirât. Son dépérissement me faisait pitié.

Un jour, au moment de reprendre sa filanza, il me dit d’une voix mourante :

– Monsieur Cazeneuve, je suis perdu ; laissez-moi mourir là.

– Mourir ! m’écriai-je. Il s’agit bien de mourir ! Il s’agit de faire un effort, voilà tout ! Vous laisser là ! Vous imaginez-vous que j’y consentirais ? Pour qu’on dise, n’est-ce pas, que je vous ai abandonné ! Un effort, vous dis-je ! Levez-vous et remontez dans votre filanza ou je vous brûle la cervelle.

Et je tirai mon revolver.

– Merci, murmura-t-il ; vous me rendriez service !

Quand je vis que, décidément, il n’y avait pas d’autre parti à prendre, qu’il ne voulait pas absolument quitter la natte où il avait passé la nuit, je le fis empoigner par mes hommes et porter de force sur sa filanza où l’on eut ordre de l’attacher, afin qu’il ne fut pas exposé à tomber, car il avait perdu tout souci de sa propre conservation.

Le soir, en arrivant au gîte, pendant que mes hommes s’occupaient à faire cuire leur riz, je me fis apporter une pièce de bœuf que je coupai en petits morceaux et que je mis dans une marmite avec de l’eau, afin de faire un bon bouillon pour le pauvre Pappasogly. Je mis à cette opération tous les soins dont j’étais capable, dosant savamment l’eau et le sel, surveillant attentivement l’ébullition ; enlevant consciencieusement jusqu’à la dernière parcelle d’écume ; puis voyant dans une espèce de jardinet attenant à la case qui nous servait d’hôtellerie, une belle plante d’aspect tout à fait réjouissant que je pris pour un chou bien pommé, je résolus de l’employer à bonifier le bouillon sur lequel je comptais pour rendre quelque force à mon malade. Je m’informai auprès des naturels en employant le langage des signes, c’est-à-dire en désignant successivement du geste la plante et ma bouche.

– C’était très bon en effet, répliquèrent, par le même moyen, ceux auxquels je m’adressai.

Acheter l’objet de mon ambition et le fourrer dans la marmite, fut l’affaire d’un instant. Hélas ! ce bienheureux chou, c’était du tabac ! On devine ce qu’il advint de ce bouillon préparé avec tant de sollicitude !

À cause de mon secrétaire, nous ne voyagions pas aussi vite que je l’aurais désiré ; je fus même obligé de rester toute une journée dans un village, situé sur notre parcours, afin de lui donner un peu de repos.

Ce village était situé au bord d’une rivière infestée de crocodiles. Je m’y fis une réputation de magicien bienfaisant des mieux établies par la manière dont je forçai un de ces monstres, que les habitants du pays appellent « la terreur des eaux », à rendre un chien qu’il avait, soi-disant, englouti dans son estomac.

Pendant que le chef du village qui avait convoqué un « kabary » en mon honneur, pour fêter dignement le médecin de la reine, me faisait un discours dont je ne comprenais pas un mot, mais dont je savais le sens, – ces discours étant toujours les mêmes – je suivais des yeux les ébats d’un joli petit chien qui paraissait effrayé du mouvement inusité auquel ma caravane donnait lieu. Il appartenait, paraît-il, au chef du village. Tout-à-coup le petit animal disparut et je remarquai qu’il allait se blottir dans un fourré voisin.

Quand j’eus lancé, en réponse au discours du chef du village, un Veloma Ranavalo Manjaka fahatelo – Vive S. M. la reine Ranavalo III – très sincère – c’était ma réponse habituelle aux harangues, – et que le kabary eut pris fin, le chef cherche son chien ; il l’appelle, la petite bête ne répond pas.

Il y a des chiens de Nivelle dans tous les pays.

– Le crocodile ! s’écria aussitôt un des naturels ; le crocodile l’a mangé !

– Le crocodile l’a mangé ! répondirent autant de voix qu’il y avait d’habitants dans le village.

Et chacun de courir vers la rivière.

Un crocodile se tenait là, à demi échoué sur le sable et de l’air béat de quelqu’un qui vient de faire un bon repas.

Le chef qui aimait beaucoup son chien se lamentait.

– Consolez-vous, lui dis-je ; demain, dès que le soleil sera levé, je vous promets de vous faire rendre la petite bête par le crocodile qui l’a dévoré.

– Est-il possible ! s’écria-t-il.

– Je vous le promets.

Quelques temps après, grâce à quelques tranches de saucisson, je parvenais à saisir le chien qui n’avait pas quitté son refuge, et je l’emportais dans l’intérieur de la case, après avoir pris les précautions nécessaires pour qu’il ne trahît pas sa présence par ses aboiements.

Je le gardai toute la nuit ; le lendemain quand on fut au bord de la rivière, j’adjurai – à distance – le caïman d’avoir à restituer le chien du chef dont il avait si méchamment fait son repas le jour précédent ; alors manœuvrant habilement – (je ne suis pas prestidigitateur pour rien) – je donnai la liberté au chien que je tenais blotti sous ma jaquette de flanelle, le lâchant de telle façon qu’on pût croire que, en effet, il sortait du ventre du crocodile comme jadis Jonas de celui de la baleine.

On devine de quelles acclamations fut saluée cette résurrection.

Il y a des circonstances où il ne faut pas être bien difficile sur le genre de divertissement qu’on peut se procurer. Celui-ci eut le double avantage de me faire passer quelques bons instants et d’augmenter considérablement mon prestige vis-à-vis de tous ceux qui furent témoins de ce tour de passe-passe.

Une autre fois, après avoir coupé tête et queue à une sorte de petit porc-épic, assez malfaisant qui pullule à Madagascar, j’ajustai cette tête et cette queue à un rat, auquel j’avais fait subir la même opération. Aussitôt on vit les deux animaux se mettre à courir, comme si rien d’extraordinaire ne leur était arrivé, au grand ébahissement des spectateurs, On devine qu’il s’agissait de deux petites pièces mécaniques, prestement substituées aux deux infortunées créatures, sacrifiées à cette expérience d’escamotage. J’avais fait fabriquer ces deux pièces pour l’amusement de la reine qui s’en divertissait beaucoup.

Mais, pour en revenir au chien escamoté, rien d’étonnant que ce chien, après mon départ, ait été élevé au rang de divinité par les fanatiques du village. Qui sait ? peut-être, en ce moment, le chien a-t-il son temple, comme les fétiches des anciens Malgaches : Azor, si tu as été fait dieu, sois moins ingrat que les hommes politiques, et n’oublie pas que c’est un tour de prestidigitation qui t’a valu cette auréole.

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