LVII

L’enfant et le caïman

Un autre moyen d’exercer mon empire sur les hommes de mon escorte et sur les populations des villages consistait en l’apparition d’un serpent mécanique, que je portais avec moi et que j’exhibais au besoin. Il était très joliment imité ; son corps aux reflets chatoyants déroulait ses anneaux avec une souplesse extrême ; sa tête, se dressait à l’occasion, d’un air courroucé en faisant entendre un sifflement de colère, pendant qu’il dardait une langue pointue et menaçante. Je le tenais toujours dans ma poche et je m’amusais fort – à part moi – de la terreur qu’il inspirait à mes hommes et de l’importance que me donnait à leurs yeux le pouvoir qu’ils me supposaient de charmer ces bêtes malfaisantes. Je n’avais qu’à faire sortir le bout de sa tête pour obtenir d’eux tout ce que je voulais, et, plus d’un qui peut-être aurait bravé mon autorité, si je n’avais eu, pour la soutenir, que les armes ordinaires, n’aurait rien osé en pensant à la mystérieuse créature – bien inoffensive en réalité – qui reposait au fond de la poche de mon costume de voyage.

Dans un autre village où je dus encore m’arrêter pour permettre à M. Pappasogly de se reposer, je fus témoin d’une chasse au caïman des plus émouvantes.

Pendant que mon secrétaire dormait ou essayait de dormir, j’errais autour des cases, lorsque je vis un homme sortir de l’une d’elles, tenant par la main un petit garçon d’environ deux ans, son fils sans doute. Il portait une sorte d’instrument formé de deux bâtons réunis en forme de T. Le gamin trottinait gaiement auprès de son père, et je pouvais d’autant mieux admirer ses formes rondelettes que, selon l’usage adopté dans le pays pour les enfants, jusqu’à cinq ou six ans, il était absolument nu. Nous arrivâmes ainsi au bord de la rivière. Un caïman sommeillait à peu de distance du rivage, sa tête hideuse appuyée sur un rocher qui émergeait de l’eau. Au bruit que nous fîmes en approchant il ouvrit ses petits yeux et demeura d’abord quelques instants immobile. Il semblait méditer sur ce qu’il allait faire.

Le père s’avança jusqu’au bord de la rivière ; il fit asseoir l’enfant sur une pierre et lui donna un fruit pour l’amuser et pour qu’il se tînt tranquille. Le petit garçon sans défiance prit le fruit, et commença à le manger ; le père se retira alors jusqu’à un rocher derrière lequel il se cacha, se ménageant toutefois le moyen de surveiller ce qui allait se passer. J’étais frappé d’épouvante. Cet homme avait-il donc amené son fils en cet endroit pour le livrer en pâture au monstre ! Je songeais à intervenir pour arracher l’enfant à sa position périlleuse lorsque, tout-à-coup, je vis le caïman plonger, puis reparaître presque aussitôt, menaçant, à un mètre à peine de l’enfant, qui était demeuré à la même place.

J’allais m’élancer à son secours mais, plus prompt que l’éclair, l’homme m’avait devancé, et se précipitant sur le monstre dont la gueule était ouverte toute grande, il plongea hardiment son T entre ses deux mâchoires. C’est en vain que l’animal essaya de les refermer ; les deux extrémités de la branche transversale, taillées en pointe, étaient entrées dans ses chairs et tous ses efforts pour s’en débarrasser furent inutiles. L’homme tenant toujours solidement le bâton principal amena le monstre sur le rivage, où, aidé de quelques habitants qui étaient venus le rejoindre, il le tua facilement, pendant que l’enfant continuait à grignoter son fruit, inconscient du danger qu’il avait couru.

Quand nous retournâmes au village, je fis, par l’entremise de mon petit domestique, des observations au père au sujet « de l’appât » qu’il offrait au caïman et du péril auquel il exposait son fils. Ne pouvait-il, lui dis-je, employer dans ce dessein un agneau ou tout autre animal ?

– Caïman aime bien mieux petit enfant, me répondit-il.

Je ne pus m’empêcher de frissonner à cette réponse qui semblait impliquer que le caïman avait déjà goûté à cette chair délicate, puisqu’il savait l’apprécier ; mais si j’en avais conclu que les Malgaches n’aiment pas leurs enfants j’aurais eu tort ; ils sont au contraire très attachés à leur progéniture, et les enfants sont gâtés à Madagascar encore plus peut-être que chez nous, ce qui, je crois, n’est pas peu dire. Comme chez nous, toute la famille semble graviter autour d’eux ; c’est au point qu’on ne dit pas d’un enfant c’est le fils d’un tel ; mais bien d’un homme, c’est le père d’un tel. Donc si le Malgache avait présenté son petit garçon au caïman ce n’est pas qu’il eût l’intention de le faire périr : Il comptait bien tuer l’animal avant qu’il ne touchât à son fils ; c’était par suite d’une sorte d’insouciance, d’un manque de prudence qui est la marque des peuples encore à demi sauvages.

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