Au camp de Souadiram
Le commandant avait été prévenu de mon départ de Tamatave. Dès que les soldats qu’il avait mis en vedette eurent signalé mon approche, je fus salué de trois coups de canon. Je fus singulièrement sensible à cette marque d’honneur à laquelle je ne m’attendais pas, et j’en reportai la gloire à ma qualité de Français.
En arrivant au camp, je trouvai toute l’armée sur pied. Rainidryamanpandry habitait, avec sa famille, une grande case qu’il s’était fait bâtir ; il m’attendait dans son salon, entouré de son état-major, et me fit en malgache un petit discours très bienveillant qui me fut traduit par le Grand Juge, qui parlait assez bien le français.
J’y répondis par quelques paroles bien senties que le Grand Juge interpréta de son mieux.
Le Gouverneur me présenta ensuite à sa femme qui a l’air, comme son mari, d’une excellente créature, et à ses enfants. Ses esclaves, rangés dans le fond de la salle, donnaient, en dépit des costumes européens des officiers, quelque chose de biblique à la scène. En tout cas, elle ne laissait pas que d’être assez imposante.
Le salon où j’avais été introduit était fort simplement meublé, comme il convient à une installation militaire ; il avait pour tout ornement une grande pancarte, portant une inscription en caractères malgaches. Je me demandais quelle pouvait en être la signification. Je pensais aux versets du Coran que les Musulmans inscrivent sur les murs afin de les avoir toujours devant les yeux. Quoique les Hovas n’eussent que peu de religion, c’était peut-être néanmoins une maxime pieuse qu’on proposait ainsi à la méditation des fidèles ; peut-être aussi simplement une invocation à quelque divinité hova, en faveur de la souveraine ; peut-être encore, à la manière chinoise, une pensée poétique, propre à entretenir dans l’esprit une image riante, un souvenir touchant, un exemple à imiter. Je me perdais en conjectures, et me décidai enfin à interroger timidement le Grand Juge qui m’avait servi d’interprète. Ô déception ! Ces deux lignes qui m’avaient fait rêver, signifiaient : « On ne doit pas cracher sur le tapis. » La recommandation n’était peut-être pas absolument inutile dans un pays dont les habitants ont la fâcheuse habitude de « chiquer » du tabac en poudre, au grand dommage de leurs dents et de leurs gencives. Ils prétendent qu’ils atténuent ainsi les effets du climat ; c’est ce qui serait à examiner.
J’obtins dans cette séance un succès égal à celui que j’avais obtenu à Tamatave, chez M. Buchard et chez d’autres personnes dans le salon desquelles j’avais fait quelques expériences. Une de celles qui surprirent et amusèrent le plus mes spectateurs, ce fut celle du décapité.
J’annonçai à mon auditoire, avec le plus grand sang-froid, qu’on allait me trancher la tête. Mon secrétaire devait être l’exécuteur des hautes œuvres. Je lui remis un yatagan qui voyage toujours avec moi depuis que j’ai eu l’honneur de donner des représentations devant Sa Majesté le Sultan, et je me préparai à recevoir le coup fatal. La femme et les enfants du général commandant, ainsi que les esclaves groupées derrière leur maîtresse, tressaillirent d’épouvante et se cachèrent la tête dans leur lamba, en voyant Pappasogly brandir l’arme terrible. D’un air plus terrible encore, et avec un geste d’une ampleur magnifique, il trancha l’air du bout de son arme, à l’exemple de l’esclave d’Orient chargé de décapiter les criminels. Immédiatement, nouveau saint Denis, je fis le tour de la salle, ma tête à la main, suivi des regards de tous les assistants et même de ceux des assistantes qui éprouvaient bien encore un petit frisson, mais qui s’étaient décidées à sortir la tête de dessous leur cachette. Voyant que, pour un décapité, je me comportais assez bien, elles se rassurèrent, s’avisant que peut-être il ne s’agissait que d’un jeu ; mais elles n’en applaudirent pas avec moins d’enthousiasme lorsque, mon secrétaire m’ayant coiffé jusqu’aux épaules d’un immense cornet en forme de pain de sucre qu’il enleva presque aussitôt, je reparus avec ma tête parfaitement ressoudée, comme on put s’en convaincre par les mouvements que je lui fis faire en saluant à droite et à gauche avec civilité.
J’exécutai encore une demi-douzaine d’autres expériences. M’étant fait apporter des œufs frais et ayant prié le gouverneur d’en briser un, il le trouva rempli de pièces d’or ; la bague que la femme de Rainidryamanpandry m’avait confiée, après avoir été, non sans grandes protestations de sa part, pilée dans un mortier, lui fut rendue intacte ; une bouteille inépuisable versa à chacune des personnes présentes ce qu’elle demandait : à l’une de l’eau-de-vie, à l’autre du kirsch, du cassis, du rhum, à l’autre encore de l’eau claire. Une pièce de deux sous, tirée de ma poche, fut convertie successivement en pièce de cinq francs, puis en pièce d’or, pour redevenir pièce de deux sous ; une muscade placée sous un gobelet accomplit divers voyages, et je la tirai d’abord de la poche du gouverneur, puis de celle de son petit garçon, puis de celles de plusieurs autres assistants qui ne se doutaient pas qu’elles l’eussent en leur possession ; enfin des gâteaux secs ayant été servis avec d’autres rafraîchissements, j’en escamotai un certain nombre avec une facilité qui aurait pu me faire passer pour un Gargantua.
Une chambre très propre, avec tous les accessoires de toilette, m’avait été préparée pour y passer la nuit. Le lit, c’est-à-dire une sorte de divan à la manière orientale, était garni absolument comme un de nos lits. Pommades, savons, flacons d’odeur, des premières maisons de Paris, avaient été disposés pour que j’en fisse usage ; on n’avait même pas oublié la classique carafe d’eau, accompagnée d’un verre en cristal de Baccarat et du sucrier. C’est dire que le gouverneur général, commandant le camp de Souadiram, connaissait parfaitement nos habitudes. J’allais oublier d’ajouter qu’une bible anglaise avait été placée discrètement sur la table de nuit.
Le lendemain matin on m’offrait un déjeuner splendide où truffes, pâtés de foie gras, conserves de toutes sortes, sans compter les plus beaux fruits du pays, jouèrent leur rôle, accompagnés de vins de France et principalement, cela va sans dire, de vin de Champagne ; des toasts furent portés à la reine d’abord, au Président de la République, au représentant de la France, M. Le Myre de Vilers, au Premier Ministre, enfin à moi. Pendant ce temps, la musique militaire (elle n’est pas mauvaise du tout) jouait la Marseillaise, qui alternait avec le Sidikina, air national des Hovas. Rainidryamanpandry me remit ensuite une lettre pour Son Excellence le Premier Ministre, Rainilaïarivony, le mari de la reine, puis il me donna un courrier qui devait prendre les devants sur mon escorte et faire « préparer nos logements ».
C’était notre maréchal des logis.
Armé de sa sagaye, sorte de lance d’environ deux mètres de longueur, il partit en courant, comme s’il ne se fût agi que d’une course d’un ou deux kilomètres.
Enfin, après force poignées de mains, force souhaits de bonne santé, de bon voyage et d’espoir de se voir au retour nous reprîmes nos filanzas que nos hommes rechargèrent sur leurs épaules, avec autant de facilité que si nous eussions été aussi légers que des plumes.
Deux officiers étaient chargés de me faire une escorte d’honneur et de m’accompagner jusqu’au lieu où nous devions passer la nuit.