Tentative de révolte. – Le feu de la terre
Il y avait quatre jours que nous avions quitté Tamatave, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, nous aperçûmes à une certaine distance au-dessus de nous, dans le sentier escarpé, un objet rouge que nous ne distinguions qu’imparfaitement. Ce n’est qu’au bout de quelques instants que nous le reconnûmes. C’était le képi d’un officier français. Cette vue me causa une vive émotion et en causa une semblable à M. Pappasogly : car, dans ces contrées lointaines, tout ce qui est Européen et n’est pas ennemi est ami.
Il faut avoir, comme moi, parcouru les cinq parties du monde, avoir été longtemps absent de la patrie, pour savoir combien ce qui vous la rappelle a de force sur le cœur. Ce képi rouge que je distinguais à peine, c’était la France ; celui qui le portait pouvait différer avec moi d’idées, de caractère, de sentiment ; il est un point par lequel nous étions frères, nous avions une mère commune : la France !
Aussi à peine fûmes-nous assez rapprochés pour que la voix de l’un atteignît les oreilles de l’autre, un double cri fit vibrer l’air autour de nous, poussé de toute la force de nos poumons : – Vive la France !
Quelques instants après nos mains s’étreignaient comme celles de deux amis qui se revoient après une longue absence.
Cet officier était le commandant Blanchard, de l’infanterie de marine. Il se rendait à Diego-Suarez, pour prendre part aux travaux dont j’ai déjà parlé. Nous vidâmes une bouteille de vin de Champagne à la prospérité et à la grandeur de la patrie ; un dernier cri de Vive la France ! retentit, et nous nous séparâmes, sans doute pour ne jamais nous revoir !
Jusque-là, tout s’était bien passé entre nos porteurs et ils semblaient s’accorder assez bien, quand, un jour, je crus remarquer, aux discours qu’ils échangeaient et à leurs gestes animés, que la désunion s’était mise dans leur troupe. Je demandai des explications à mon petit domestique, mais j’eus grand’peine à en obtenir, et aussitôt qu’il eut commencé à parler, je devinai la raison de son silence : il avait peur que je ne m’offensasse de ce qu’il avait à me dire. Voici ce dont il s’agissait.
Ceux de mes hommes qui avaient l’honneur de porter mon secrétaire s’étonnaient fort, de voir que c’était moi qui donnais les ordres, qui dirigeais la caravane, qui avais l’air d’être le maître enfin. Ils trouvaient cela souverainement injuste, attendu que j’étais de petite taille, tandis que Pappasogly était un grand garçon bien bâti et beaucoup plus beau que moi. Donc, ils prétendaient avoir le pas sur mes porteurs et, en effet, ils se mirent à prendre rapidement les devants, afin d’être les premiers à entrer dans le village.
Quand je les rejoignis j’entrai dans une furieuse colère ; non que je fusse réellement bien irrité, mais pour le principe : car, dans la situation où nous nous trouvions, deux blancs contre une soixantaine de Malgaches, si je les laissais discuter mon autorité, tout était perdu.
– Ah ! m’écriai-je, vous croyez qu’on peut me braver impunément et vous vous figurez que, parce que je suis petit de taille, je me laisserai mener par vous ; mais je suis Français et vous saurez que les Français trouvent toujours moyen de se faire obéir. Et pour commencer par toi, fis-je, en m’adressant à l’un des plus grands et l’un de ceux qui paraissaient le plus excités, nous allons voir si je ne te forcerai pas à me demander pardon.
Je le saisis par le petit doigt et le serrai de telle manière, qu’il se mit à pousser des cris de paon.
– Ah ! ah ! continuai-je, vous vous imaginez être forts, parce que vous êtes nombreux ; eh bien ! vous pouvez tous former un rond autour de moi, et, si fermement que vous vous teniez, vous verrez si je ne vous forcerai pas à rompre votre chaîne. Essayez.
Ils se saisirent par la main, serrant de toutes leurs forces et bien résolus à ne pas se séparer. Je me promenai pendant quelques instants, les bras croisés, au centre du vaste cercle, pendant que les autres tournaient autour de moi comme des fillettes qui dansent une ronde.
Tout à coup je fondis sur un point la tête en avant. Ils prévinrent mon attaque en se réunissant tous sur l’endroit menacé, et ils allaient pousser un cri de triomphe lorsque, me retournant tout à coup et lançant un croc en jambe accompagné d’un bon coup sur la main à ceux qui s’y attendaient le moins, je leur fis lâcher prise, et je sortis du cercle. « Eh bien ! avais-je raison ? demandai-je d’un air de défi et vous imaginez-vous encore être plus habile qu’un Français ? Les Français ont pour eux la force et l’esprit, et c’est ce que vous n’aurez jamais !
« Et pour vous convaincre de ma puissance, je vais vous annoncer une chose ; c’est que demain, à cette heure-ci, la terre s’ouvrira à mon commandement et qu’il en sortira du feu. »
Le lendemain en effet je réunis mes hommes dans une prairie, où, il est inutile de le dire, j’avais pris les dispositions nécessaires pour la réussite de l’expérience que je projetais.
Ils s’étaient accroupis en cercle autour de l’endroit d’où le feu allait sortir, comme je les en avais prévenus. Ils tenaient leurs yeux attachés sur ce point sans les en détourner un instant. Je me promenais autour d’eux, ma baguette d’ébène à la main. Quand je pensai que le moment était venu où l’expérience devait réussir, je m’avançai, et après avoir fait diverses passes avec mon bâton, j’ordonnai à la terre de s’ouvrir.
Aussitôt on entendit des bruits et des grondements souterrains et le feu jaillit du point indiqué, plongeant mes porteurs dans la stupéfaction et dans l’émerveillement de mon pouvoir. Un peu plus ils m’adoraient comme un Dieu. (Ceux qui ont fait de la chimie comprendront que l’expérience que je venais de faire n’avait pourtant rien de surnaturel.)
– Les Français sont puissants, dit l’un de mes hommes ; ils peuvent faire sortir le feu de la terre, mais les Hovas n’en ont pas peur ; ils ont pour les défendre le grand serpent.
– Celui qui avait sa demeure près d’Amboudichine, dis-je ; mais puisqu’il a été tué…
– Non, un autre ; un bien plus grand encore, et tant qu’il existera, l’étranger ne pourra s’emparer de notre pays ; non, personne, pas même les Français ! Ce serpent est si long qu’il peut couvrir tout le pays de ses plis et de ses replis. Au premier coup de canon qui sera tiré contre nous, il sortira du Lac des Songes qu’il habite ; il enveloppera toute l’armée ennemie et il ne restera pas un seul soldat pour aller raconter en Europe ce qu’il aura vu.
– Et où est-il ce Lac des Songes ? demandai-je.
– Là-bas, tout là-bas, dit mon homme en désignant le sud ; bien loin au delà du pays des Sakalaves.
Plusieurs de ses camarades l’interrompirent.
– Non, dit l’un d’eux, ce n’est pas par là : c’est par ici, et il montra de la main le nord, tandis que les autres pointaient le doigt dans des directions différentes.
C’est que, en effet, plusieurs lacs reçoivent cette dénomination de Lac des Songes, et cela n’étonnera personne quand on saura que ce nom leur vient d’un arbrisseau qui ressemble au bananier et qu’on appelle Songe.
– Que faisait donc le grand serpent pendant la dernière guerre ? demandai-je.
Mon homme demeura court.
– Eh bien, mon ami, repris-je, si vous n’avez pas de meilleurs soldats à opposer aux nôtres que votre serpent, vous ferez bien de ne pas mécontenter les Français, parce qu’ils vous déclareraient la guerre de nouveau, et, cette fois, ce serait pour de bon !