XII

Sur le chemin de Tananarive

Nous partions généralement de grand matin : car, à cause de l’extrême chaleur, j’étais obligé de laisser mes porteurs se reposer pendant une partie du jour. Quand nous arrivions pour déjeuner dans un village, je trouvais généralement, réunis à l’entrée, tous les malades et infirmes de la localité. Je suis officier de santé et, pendant mon séjour à Tamatave, j’avais donné des soins à quelques personnes à qui j’avais été assez heureux pour procurer du soulagement ; aussi le bruit s’était-il répandu que j’avais de grandes connaissances en médecine. Prévenus par le courrier qui me précédait de mon habileté dans l’art de guérir, – habileté dont on exagérait encore les effets, – ces malheureux m’attendaient pour m’exposer leurs maux, leurs infirmités et même leurs plaies, souvent hideuses. Il me fallait alors donner des consultations, faire des pansements, pratiquer même parfois de petites opérations, distribuer des médicaments et principalement de la quinine, dont j’avais fait une ample provision. Le plus souvent je réussissais à procurer quelque soulagement à ces misérables, mais souvent aussi, hélas ! ma science était impuissante et peut-être celle de tout autre médecin l’eût-elle été de même. Un jour, j’éprouvai même un véritable chagrin. Il s’agissait d’un aveugle qui s’était imaginé, le pauvre homme, que j’allais lui rendre la vue. Il était atteint de la cataracte et, en effet, si j’avais eu les instruments nécessaires, j’aurais tenté l’opération et je crois que je l’aurais réussie, car je l’avais déjà pratiquée ; mais je n’avais, dans mon bagage actuel, rien de ce qu’il me fallait pour y procéder. Le malheureux me suppliait ; il s’accrochait à moi, comme s’il espérait me fléchir. Jusqu’au moment où je repris ma filanza, il me harcela de ses prières auxquelles j’étais hors d’état de répondre comme il l’aurait désiré ; je ne pus m’en tirer qu’en lui disant que je reviendrais !…

Dans tous ces villages, du reste, je recevais le meilleur accueil ; le chef me faisait un présent de bienvenue et y joignait le plus souvent un discours, où la reine était portée aux nues ; je répondais par un autre discours à la glorification de la France, où j’exaltais sa puissance et sa grandeur, et nous nous séparions les meilleurs amis du monde. Le soir, le propriétaire de la case dans laquelle je m’arrêtais poussait l’hospitalité jusqu’à m’offrir, jusqu’au lendemain matin, la compagnie de sa femme ou de sa fille. Je le remerciais de sa courtoisie avec beaucoup d’effusion ; mais, au risque de mortifier mon hôte dans son orgueil de père ou de mari, je déclinais son offre gracieuse. Je dois ajouter que je n’y avais pas le moindre mérite, les femmes malgaches, quoique parfois il y en ait d’assez jolies, ne brillent pas par la propreté. J’en excepte celles du plateau de Tananarive, qui ont soin de leurs personnes. Celles-là peuvent quelquefois inspirer une tentation passagère.

Cependant le chemin devenait de plus en plus difficile et de plus en plus escarpé, si étroit aussi que, par endroits, c’est à peine si deux personnes pouvaient y passer de front. Sans cesse nous croisions des porteurs descendant à Tamatave. Ces hommes sont d’une force extraordinaire. Un jour nous en rencontrâmes qui étaient chargés de peaux de bœufs ; quelques-uns en avaient jusqu’à dix, empilées les unes sur les autres, et ils devaient porter ces fardeaux pendant douze, quinze ou vingt jours, selon le temps qu’il ferait : car le voyage de la Capitale, comme on dit là-bas, à Tamatave, est beaucoup plus long quand les orages viennent ajouter de nouvelles difficultés à celles que présente déjà le chemin.

Ces peaux, qui n’étaient qu’à demi desséchées, exhalaient une odeur infecte, et chaque fois qu’il en passait près de nous, nous en avions pour une bonne heure, M. Pappasogly et moi, à nous remettre du soulèvement de cœur que ces exhalaisons nous avaient occasionné ; mais nos porteurs n’en semblaient nullement incommodés et, sans ralentir leur marche, ils échangeaient de joyeux propos avec les gens que nous croisions.

Souvent aussi nous rencontrions des bœufs qu’on allait embarquer à Tamatave pour la Réunion ou pour Maurice. Un jour, nous nous trouvions dans un étroit défilé que bordaient de chaque côté des rochers escarpés, lorsque se présenta un troupeau de ces animaux. Nos hommes se collèrent contre les parois pour les laisser passer ; mais la situation n’avait rien de bien agréable, ni même de bien sûr, car les cornes de ces boeufs sont beaucoup plus longues que celles des bœufs de nos pays, et le moindre des dangers qu’on courût c’était d’être éborgné. Aussi me hissai-je, comme je pus, le long du rocher, en m’agrippant à des lianes, et je restai là, suspendu à la force des poignets, dans une situation d’acrobate, tout le temps que défila le troupeau. Comme il se composait de deux cents animaux, et qu’aucun d’eux ne jugea à propos de faire un pas plus vite que l’autre pour délivrer deux voyageurs (car mon secrétaire m’avait imité) de la position fâcheuse où ils se trouvaient, nous demeurâmes ainsi accrochés entre ciel et terre pendant près d’une demi-heure que dura le passage du troupeau. Cet arrêt nous avait mis en retard : il fallait rattraper le temps perdu. Cela donna occasion à mes porteurs de se livrer à une de ces courses effrénées dans lesquelles ils semblaient se lancer des défis les uns aux autres, principalement à l’approche des villages où ils ne voulaient faire que des entrées triomphales, un peu par gloriole peut-être, un peu aussi, je finis par m’en apercevoir, dans la crainte de trouver toutes les provisions épuisées par ceux qui les avaient précédés.

Quoiqu’il en soit, ce même jour, ils envahirent le village où nous devions prendre notre premier repas dans un tel pêle-mêle et en y causant un tel désordre, qu’un bœuf – était-ce un retardataire du troupeau que nous venions de croiser, c’est ce que je ne saurais dire – fut pris de panique. Il se mit à courir, en bête affolée et sans regarder devant lui, jusqu’à ce qu’un profond ravin se trouvant sur son passage, il y dégringola.

Grand émoi dans le village. C’est l’entrée tumultueuse de mes hommes qui a causé le dommage ; c’est à moi de le réparer en payant le bœuf qui, sûrement, gît mort au fond du ravin. La réclamation ne manque pas de justesse et je suis disposé à m’y soumettre, d’autant que le prix d’un bœuf à Madagascar n’a rien de commun avec celui d’un bœuf à l’abattoir de la Villette, et que je dois en être quitte avec une ou deux pièces de cinq francs. Toutefois, avant d’annoncer que je consens à faire droit à la revendication, je veux savoir ce qu’est devenu l’animal. Je me dirige vers le ravin, suivi du chef du village et des notables de l’endroit, et que voyons-nous ? Le bœuf paissant bien tranquillement l’herbe qui croît au fond, et ne paraissant nullement souffrir de la manière un peu brusque dont il y est parvenu.

Profitant de la circonstance, selon mon habitude, pour exalter la France : –Vous voyez, dis-je, ce que peuvent les Français ; cet animal devait trouver la mort au fond de ce ravin ; mais j’ai ordonné qu’il en fût autrement et il n’a eu aucun mal !

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