XIII

En vue de Tananarive

Le pouvoir que j’avais de faire sortir du feu de la terre, et cette nouvelle conclusion que je tirais de la chute inoffensive du bœuf avaient inspiré à mes hommes, une si grande confiance en moi que je pouvais maintenant exiger d’eux tout ce que je voulais ; j’en eus la preuve le lendemain même.

Nous traversions cette fameuse forêt d’Alamazaotra, si épaisse et d’accès si difficile que le roi Radama Ier la comptait comme une de ses deux meilleures défenses quand il disait : « J’ai deux généraux qui ne laisseront jamais les ennemis approcher ; ce sont : Tazo, la fièvre, et Hazo, la forêt. Mes hommes s’avançaient au pas accéléré comme toujours, formant une ligne interminable, dans des sentiers à peine frayés, riant, babillant et chantant selon leur habitude, lorsque, tout à coup, nous nous apercevons qu’un incendie vient de se déclarer. La cause ? Je ne l’ai jamais connue. Épouvantés, mes porteurs veulent retourner sur leurs pas, mais le danger n’était pas moindre d’un côté que de l’autre, car le feu pouvait aussi bien nous barrer la route en arrière qu’en avant. Je leur intimai l’ordre de redoubler de vitesse et de continuer à avancer. Ils s’y refusent d’abord.

– Avez-vous confiance en moi ? demandai-je.

– Oui, me fut-il répondu ; tu es puissant, mais tu ne peux pourtant pas commander à l’incendie de s’arrêter.

– Croyez-vous que celui qui fait sortir le feu de la terre ne peut pas empêcher celui-ci de nous atteindre ?

– C’est vrai ! s’écrient quelques-uns pendant que ses autres gardent le silence.

– Eh bien ! obéissez-moi et je vous jure qu’il ne vous arrivera rien. En avant ! et au triple galop !

Et les voilà, se lançant de toute la vitesse de leurs jambes agiles entre les arbres qui craquent, les branches qui crépitent, les arbrisseaux qui grésillent, les buissons autour desquels tournoient des langues de feu. Les lianes, les fougères arborescentes secouent sur nos têtes une pluie d’étincelles. Mes porteurs continuent à courir avec une rapidité vertigineuse ; la terreur leur met encore des ailes aux talons. Du reste leur vie aussi bien que la mienne dépend de leur célérité ; s’ils s’arrêtent, s’ils ralentissent leur allure, c’en est fait de nous. Ils le sentent et redoublent encore, s’il se peut, de vélocité. Après un grand quart d’heure d’une course effrénée, ils arrivent enfin à une petite rivière qui barre la route aux flammes.

Quand nous fûmes parvenus de l’autre côté, les pauvres gens reprirent haleine, et, me regardant avec admiration, ils échangèrent entre eux leurs réflexions à mon sujet ; mais si la conclusion de leurs discours fut que j’étais le diable, au moins purent-ils se dire que j’étais un bon diable.

Quant au moyen que j’avais employé pour échapper à l’incendie et qui consistait simplement à établir, par l’extrême rapidité de la course, un courant d’air assez violent pour qu’il nous frayât un passage à travers les flammes, je ne crois pas qu’aucun d’eux fût capable de s’en rendre compte

Après la traversée de la forêt, le paysage changea d’aspect ; nous étions parvenus presque au point culminant du plateau ; certains signes d’une civilisation plus avancée se faisaient voir çà et là. Les maisons étaient mieux construites, et entre les vallées s’étendaient de vastes rizières, savamment irriguées, à l’aide de canaux en maçonnerie. Il y avait des ponts sur les cours d’eau et même des ponts en pierre, tandis que sur tout notre passage nous n’en avions pas vu un seul, si ce n’est peut-être quand un orage (ils sont terribles là-bas) avait jeté un arbre en travers d’un ravin. Tous ces ouvrages d’art ont été exécutés dans la première partie du siècle, sous le règne de Radama Ier. Les gens que nous croisions étaient aussi moins misérablement vêtus ; les femmes même déployaient une grande coquetterie dans leur parure et drapaient leurs lambas aux vives couleurs avec beaucoup d’élégance. Leurs cheveux noirs, non pas crépus comme ceux des nègres, mais lisses et brillants et bouclés naturellement, étaient très coquettement arrangés. Elles nous accordaient généralement un sourire, à mon secrétaire et à moi, quand nous passions près d’elles, accompagné d’un aimable « bonjou mossieu. » Cet accueil n’avait pourtant rien de bien particulièrement flatteur, les femmes hovas passant – à juste titre – pour avoir des mœurs extrêmement faciles et pour faire surtout bonne mine aux étrangers.

Certains villages sont entourés de murs de pierre dont on ferme l’entrée avec une pierre ronde, en forme de meule, qui roule entre deux pierres dressées comme des menhirs. C’est à la fois primitif et extraordinaire. Des tombeaux se montraient çà et là sur notre chemin ; c’est que le peuple hova tient essentiellement à avoir une dernière demeure à son goût. Il lui est indifférent d’être mal logé tant qu’il est vivant ; mais, quand il est mort, il tient à l’être confortablement. On rend du reste de grands respects aux morts et on célèbre en leur honneur des fêtes qui dégénèrent souvent en orgies, mais est-il besoin d’aller à Madagascar pour cela ?

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