Audience de la reine
Je pus alors distinguer les traits de la reine, ce que la distance m’avait empêché de faire jusque-là.
Ranavalo Manjaka III avait alors 23 ans et était par conséquent dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté. Elle est mince, de taille moyenne ; et son teint n’est guère plus foncé que celui de bien des méridionales. Ses mains sont délicates ; ses attaches, fines et aristocratiques, dénotent la pureté de sa race. Ses beaux yeux veloutés ont une expression de douceur mystique et voluptueuse à la fois. Enfin, toute sa personne respire la grâce et la distinction.
Elle me fit demander, par l’entremise de l’interprète, si j’avais fait un bon voyage ; si je n’avais pas été trop « tracassé » – ce qui en effet arrive souvent aux étrangers– par les peuplades dont j’avais traversé le territoire, et enfin comment je trouvais son pays.
Je répondis comme je le devais à ces questions : que mon voyage s’était effectué de la manière la plus satisfaisante et que son pays était un des plus beaux que j’eusse visités.
Elle voulut ensuite savoir s’il était bien vrai que j’eusse fait ceci et cela : enfermé une carte dans une bougie, fait du café séance tenante avec des grains non broyés, trouvé au milieu d’une pelote de laine une dépêche arrivée à l’instant même de la Réunion, rappelant enfin toutes les expériences que j’avais faites à Tamatave, au camp de Souadiram et chez M. Le Myre de Vilers deux jours auparavant. Puis, se reprenant tout à coup, comme si elle avait commis un oubli, elle s’excusa de ne m’avoir pas encore félicité du courage que j’avais montré dans l’incendie, me dit qu’elle m’avait bien remarqué courant au milieu des flammes, mais n’ajouta pas qu’elle m’avait qualifié de « diable noir » ; ce n’est que plus tard que je l’appris. Elle me tendit de nouveau la main. En me la serrant avec beaucoup de force, à cause du sentiment de reconnaissance qu’elle éprouvait, elle me causa une douleur très vive : car c’était précisément la main qui avait été blessée lors de l’incendie dont elle parlait, et j’eus peine à retenir un petit tressaillement.
Elle me posa ensuite beaucoup de questions sur la partie de la France que j’habitais, sur ma famille. Elle voulut savoir si j’étais marié, à quoi je lui répondis affirmativement, ajoutant que j’étais père d’un garçon de seize ans et d’une fille de dix-neuf ans. Je trouvais même, lui dis-je, qu’il y avait entre Sa Majesté et ma fille quelque vague ressemblance. Cette remarque ne parut pas lui être désagréable.
Elle revint encore à l’impression que son pays avait produite sur moi, et elle parut ravie quand je lui dis que j’avais fait quatre fois le tour du monde et que mon impression était celle-ci : Si le Christ revenait sur la terre, c’est à Madagascar qu’il se fixerait. C’est à peine s’il y avait un peu d’exagération dans ma réponse ; car, en effet, j’avais trouvé le pays admirable sur tout mon parcours, de Tamatave à Tananarive.
La reine ne fut pas seule à être charmée de ma réponse et le Premier Ministre en fut si satisfait qu’il se la fit traduire et répéter plusieurs fois.
La conversation dura de vingt à trente minutes ; puis la reine me demanda si je voulais me rafraîchir ; j’acceptai avec une profonde inclination de tête. Sa Majesté se leva, et, pendant que les officiers présentaient les armes, que la musique se faisait entendre, elle descendit les trois degrés de son trône en me faisant signe de la suivre. Elle se mit alors en marche vers l’intérieur du palais, en donnant la main au Premier Ministre, à la manière usitée jadis à la cour de France et dans la bonne société d’autrefois, c’est-à-dire le bout des doigts seulement posés sur la main du cavalier tenue très haut ; … ce qui, après tout, vaut bien notre façon – sans façon – de marcher bras dessus, bras dessous.
Le rez-de-chaussée du palais est divisé en deux parties : l’une, appelée la Salle des Ancêtres, a conservé son aspect antique ; l’autre, la Salle du Trône, est meublée à la moderne. C’est dans cette dernière que nous pénétrâmes. Sur une petite table était disposée une collation où figurait une pastèque tout ouverte dont les tranches roses s’étalaient sur des feuilles de bananier. Deux ananas superbes, comme on n’en voit guère qu’à Madagascar, dressaient de chaque côté leur cône doré, surmonté d’une couronne verte ; sur une assiette une pile de biscuits ; sur une autre des gâteaux secs, enfin, une rangée de verres de Baccarat, puis trois carafes, l’une contenant de l’eau claire, l’autre de l’eau sucrée, la troisième une sorte de sirop ayant l’apparence du sirop de groseille fait avec une fleur du pays, et d’une saveur à la fois sucrée et amère. – Je pris quelques tranches d’ananas. Quel parfum ! quel délice ! Les fruits durs et fades cueillis avant maturité et envoyés à Paris sous ce nom, ne peuvent en donner la plus faible idée. Rien que d’en parler il me semble encore sentir sur mes lèvres ce jus délicieux !…
La collation se termina par une petite tasse de fa-ham, infusion faite avec une plante du pays, dont le parfum tient à la fois de celui de la vanille et de celui du thé, et qui, comme ce dernier breuvage, se sert brûlant.
Je fus alors invité par la reine à faire quelques expériences. Comme je m’y attendais, j’avais, à tout hasard, mis un jeu de cartes dans ma poche ; je l’en tirai. Il était encore entouré de son enveloppe de papier et portait l’estampille du gouvernement.
– Son Excellence voudrait-elle bien, dis-je en le tendant au Premier Ministre, prendre la peine de l’ouvrir et de compter les cartes, afin de s’assurer qu’il est complet et qu’il en contient bien trente-deux ? Le Premier Ministre prit le jeu, déchira l’enveloppe, et se mit à compter en malgache :
– Isa, roa, telo, efatra… pendant que Marc Rabibisoa, traduisant à mesure, répétait :
– Un, deux, trois, quatre.
Arrivé à la trente-deuxième carte, le Premier ministre avait encore des cartes dans la main.
– Ah ! dis-je, il paraît que je me suis trompé : j’ai pris un jeu de whist. Ce n’est pas trente-deux cartes alors qu’il doit contenir, mais bien cinquante-deux.
Rainilaïarivony s’était remis à compter, suivi des yeux avec attention par la reine.
Arrivé à cinquante-deux il me regarda avec étonnement. – Qui se trompait de moi ou de lui ?
– Que Votre Excellence veuille bien continuer, lui dis-je.
Et il reprit :
Dimy folo telo, dimy folo efatra, dimy folo dimy.
– Cinquante-trois, cinquante-quatre, cinquante-cinq, et ainsi jusqu’à trois cents.
Les cartes s’amoncellent sur la table ; elles débordent jusque par terre à la stupéfaction générale.
– Voilà qui est bien étonnant, dis-je, et les fabricants n’ont pas coutume d’être si généreux. Permettez que je compte moi-même.
Je rassemble les cartes, je les réunis dans mes mains ; elles semblent fondre sous mes doigts.
Je compte : un, deux, trois… jusqu’à dix-sept ; mes mains sont vides.
– Qu’est-ce que cela signifie ? dis-je ; tout à l’heure nous avions des centaines de cartes, mainte nant il s’en faut de quinze que le jeu ne soit complet ! Mais, si je ne me trompe, c’est monsieur l’aide de camp du Premier Ministre qui s’est amusé à les cacher.
Et m’approchant du grave personnage qui ne savait trop quelle contenance garder, je tirai du revers de son habit, tout chamarré de broderies, quatorze des quinze cartes manquant pour compléter les trente-deux.
– Il s’en faut encore d’une, dis-je. Votre Majesté, ajoutai-je en m’adressant directement à la reine, voudrait-elle me dire où elle désire qu’elle se retrouve ?
La reine promena ses regards autour d’elle, et les arrêta sur un superbe piano d’Erard qui occupait un des côtés du salon et qui avait remplacé le piteux instrument sur lequel Mme Pfeiffer raconte qu’elle dut s’escrimer pour charmer les rudes oreilles de la cruelle reine Ranavalo II.
– Dans mon piano, répondit-elle.
Le piano, quelque beau qu’il fût, ne servait pas souvent ; aussi eut-on grand peine à en trouver la clef. Après des recherches multiples cependant elle fut apportée ; on l’ouvrit, la carte était là sur le clavier.