XVIII

Réception à la cour

Ayant appris que j’avais servi comme capitaine dans l’armée française en 1870, – j’avais même eu l’honneur d’être porté trois fois à l’ordre du jour et proposé pour la croix par les généraux Du Temple, de Pointe de Gévigny et Farre, – la reine pensa qu’elle devait me recevoir avec les honneurs militaires. Donc, deux aides de camp vinrent me prendre chez moi, accompagnés d’un officier de la maison de la reine, Marc Rabibisoa, qui était alors 12e honneur, – on sait qu’à Madagascar les « honneurs » équivalent à des grades, – pour me conduire au palais. – Cette escorte répond à la voiture que, en France, on envoie à un grand personnage pour le conduire à l’Élysée.

On juge de ma surprise quand cet officier, un beau garçon de trente à trente-cinq ans, m’aborda par cette phrase en patois toulousain : Adissiax, moussu, quouci a nax ? – Bonjour, Monsieur, comment vous portez-vous ? prononcée presque avec l’accent du terroir.

Il m’apprit alors qu’il avait été élevé dans le midi de la France par les Pères Jésuites. Il avait su sans doute, par mon passeport, que j’étais de Toulouse, et deviné que ce salut de bienvenue ne pouvait manquer de me faire plaisir.

Ce Marc Rabibisoa, avec lequel, tant que je restai à Tananarive, j’eus des rapports constants et très agréables, était un homme très intelligent, aimant son pays d’adoption presque à l’égal de son pays natal ; très dévoué à la reine et personnage très considérable à la cour.

J’avais été prévenu et j’étais sous les armes, c’est-à-dire que j’avais endossé mon habit noir, qui se ressentait bien un peu d’un long séjour dans ma malle. J’avais mis, bien entendu, toutes mes décorations, et dès que mon escorte fut arrivée, je montai en filanza.

Nous en descendîmes à la porte de l’enceinte du palais, le Rova, comme on l’appelle.

Quand on arrive sur l’immense place où s’élève le palais de la reine, on éprouve une sorte de saisissement. Cette place occupe le point culminant de la colline sur laquelle est située Tananarive et commande la vue la plus étendue sur tout le plateau d’Emyrne. Le soleil jette des nappes de lumière éblouissante sur les rizières qui entourent la ville, et que coupent des canaux allant rejoindre la rivière Ikopa, qu’on voit étinceler dans la plaine. L’horizon est formé au loin par des montagnes bleuâtres.

Cette place, qu’entourent d’abrupts escarpements, forme une sorte de vaste terrasse dont le sol est maintenu par des murailles en pierre. Elle est bordée de pieux de bois, serrés les uns contre les autres et taillés en pointe. À l’extrémité s’élève le Manjaka Miadana ou palais de la reine. Sa hauteur totale est d’au moins quarante mètres, dont seize à dix-sept pour le toit.

Cet édifice fait un très bel effet, par sa position d’abord, puis par l’originalité de sa structure ; mais il paraît qu’il était bien plus original encore autrefois.

Il avait été élevé par M. Laborde, un de nos compatriotes – le grand Laborde, comme on dit à Tananarive – et la triple rangée d’arcades superposées qui l’entourent était en bois. L’architecte anglais, Cameron, l’a modifié, – et défiguré, dit-on, – en remplaçant les colonnades de bois par des arcades de pierre lourdes et massives, qui lui ont enlevé tout son caractère sans lui donner plus de solidité, puisqu’il menace ruine. Deux paratonnerres le surmontent et ne sont pas inutiles, car il est peu d’endroits où les orages soient aussi terribles qu’à Tananarive et où la foudre tombe plus souvent.

Autour de la place était rangée l’élite de l’armée hova. Tous beaux hommes ; les officiers portant de brillants uniformes et des armes resplendissantes ; c’est la garde d’honneur de la reine ; mais si l’on jugeait des forces militaires du pays sur cet échantillon, on risquerait fort de se tromper sur leur valeur.

J’eus tout le temps de faire mes observations pendant que les fanfares jouaient le Sidikina. C’est l’air de la reine dont j’ai déjà parlé. Par le Sidikina commencent tous les concerts, toutes les cérémonies. Dans les églises catholiques, dans les temples protestants on le joue tous les matins ; c’est une sorte de Domine Salvum. On l’écoute debout, le chapeau à la main, ce qui ne laisse pas de présenter certain danger d’insolation par un soleil aussi ardent que celui qui baignait la place le jour de ma réception.

Lorsque je suis au milieu de la cour, on me dit de m’arrêter : le Premier Ministre s’avance, entouré de son état-major, tandis que les instruments continuent à jouer des airs nationaux qui ne manquent pas d’agrément, les Malgaches ayant le sentiment inné de la musique. Ces airs alternent avec la Marseillaise. Rainilaïarivony fait un signe. Aussitôt, deux grandes tentures qui fermaient la vérandah régnant autour du palais s’ouvrent ; la reine apparaît, assise sur son trône et la tête abritée par le parasol rouge, surmonté d’une boule d’or, emblème de la royauté, sans lequel elle ne se montre jamais en public et que portent quatre officiers en tenue irréprochable. Ce parasol rappelle le dais qu’aux jours de cérémonie religieuse on soutient au-dessus du prêtre qui porte le Saint-Sacrement. La reine a une robe resplendissante, venant probablement de Paris : car, parmi les présents qu’on peut offrir à une jeune souveraine, on sait que ce qui concerne la parure est toujours bien reçu. Sa Majesté, du reste, porte sa toilette avec beaucoup de distinction. Au moment où je la salue respectueusement, elle-même incline la tête. Les officiers qui m’accompagnent m’invitent à me remettre en marche dans la direction de la vérandah. J’en suis d’autant plus aise que l’ombre du palais portant de notre côté, je ne serai plus exposé aux flèches ardentes du brûlant soleil.

Le Premier Ministre fait un pas en avant pour me recevoir sur le seuil, me tend la main et m’adresse un compliment de bienvenue en langue malgache, qui m’est traduit immédiatement en ces termes par Marc Rabibisoa :

« Sois le bienvenu, toi qui te présentes comme ami de la paix ; toi qui viens pour nous faire part de ta science ; toi dont le nom a retenti différentes fois à nos oreilles ; toi que l’on dit favorisé d’un pouvoir surnaturel, et qui, par les soins que tu as donnés à notre peuple, partout sur ton passage, en soignant les malades, as su prouver que toutes les branches des connaissances humaines t’étaient connues et que tu les mettais à profit pour soulager l’humanité ; toi qui, hier encore, as su arrêter l’incendie terrible qui menaçait de réduire une partie de notre ville en cendres ; toi qui nous as montré, au milieu des flammes, par ton courage et ton sang-froid, que tu étais plus puissant, plus brave et plus savant que nous ; toi qui peux commander aux nuages de s’arrêter, au tonnerre de gronder, à l’orage de cesser, sois le bienvenu parmi nous. Je te salue au nom de nos aïeux, au nom de Sa Majesté à qui nous allons te présenter, en mon nom personnel et au nom de l’armée. Tu la vois devant toi, cette armée, non pour te menacer, mais pour te défendre, s’il en était besoin, pendant tout ton séjour dans l’île. »

N’ayant pas été prévenu de l’importance du discours qui devait m’être adressé, je n’avais rien préparé et je dus immédiatement improviser une réponse dont le fond était que je venais en effet comme envoyé de la ligue de la paix et avec le désir de mettre ma science de magicien, d’astronome et de médecin à la disposition de Sa Majesté et du peuple malgache, que j’avais appris, en peu de temps, à apprécier et à aimer ; que je remerciais en particulier Son Excellence de la bienveillance que me témoignait une personne pour laquelle j’éprouvais déjà un profond respect, tant à cause des dons naturels que le Ciel lui avait départis que pour sa haute sagesse et sa grande expérience des hommes et des choses.

Ce discours fut traduit en malgache par Marc Rabibisoa, et aussi en anglais, pour le Premier Ministre, qui parle couramment cette langue : car il contenait certains mots qui n’ont pas d’équivalent en malgache.

À un signal donné, les tambours battent aux champs, la fanfare résonne ; alors, me prenant par la main, le Premier Ministre me conduit à la reine et me présente lui-même à Sa Majesté. Celle-ci se soulève à demi sur son siège, me salue gracieusement, et, par un geste plein de dignité me fait signe de m’asseoir à sa droite, tandis que le Premier Ministre prend place à sa gauche, que deux dames d’honneur s’accroupissent à ses pieds et que les assistants se prosternent, le front touchant la terre, indignes qu’ils sont de regarder leur souveraine en face.

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