XLVIII

L’Astronomie populaire. – Le grand cordon de la Légion d’honneur. – Conseils à la reine

Nous nous dirigeâmes, chargés de notre fraîche récolte, vers la maison, où une légère collation m’attendait. Après la nuit que je venais de passer, un peu de nourriture m’était absolument nécessaire. L’habitation était simplement meublée et ne présentait que peu de confort. Quand j’eus terminé mon repas, nous reprîmes notre conversation.

Tout en causant, je remarquai, sur une table, un gros livre à couverture rouge, doré sur tranches, et qui me parut avoir une tournure française.

Je demandai à la reine la permission d’y jeter les yeux, supposant, en dépit de son apparence, que c’était quelque livre de religion envoyé par les méthodistes, afin d’entretenir la reine dans ses bons sentiments à l’égard de leur secte. Je fus fort étonné en reconnaissant dans ce volume l’Astronomie populaire de Camille Flammarion.

– C’est dans ce livre, me dit la reine que je m’applique à lire le français, pour tâcher de ne pas oublier le peu que je sais de cette langue ; de plus, il m’intéresse beaucoup par les dessins qu’il donne du ciel. Je m’efforce de retrouver là-haut les constellations qui y sont marquées et dont tu m’as montré quelques-unes.

– Voilà, dis-je, un ouvrage qui me paraît bien abstrait pour une personne qui n’est pas absolument familiarisée avec notre langue.

– Oh ! me répondit-elle d’un petit air capable, il y a des choses que je comprends très bien, quoiqu’il y en ait encore plus qui m’échappent. Je trouve ce livre très intéressant et j’ai l’intention de le faire traduire en malgache .

Nous causâmes alors astronomie. J’avais déjà remarqué qu’elle avait un certain goût pour cette science. Je lui expliquai quelques-unes des lois qui régissent les mondes. Sa conception était facile et elle prenait un vif intérêt à tout ce que je lui disais ; mais ce qui l’étonnait par-dessus tout et la passionnait encore plus, c’était la prédiction des éclipses : elle ne comprenait pas qu’on pût connaître d’avance le moment où elles se produisaient. Quoique je lui eusse déjà fourni des preuves irrécusables des certitudes de la science à cet égard, elle y revenait sans cesse. Je cherchai à lui donner quelques explications à sa portée, et chose étrange, sans m’en douter d’abord, je fus amené à concevoir une méthode qui permet de trouver immédiatement, sans calcul et sans avoir la moindre notion d’astronomie, la date de toutes les éclipses de soleil et de lune, aussi bien en ce qui concerne les éclipses futures que toutes celles qui se sont produites depuis le commencement du monde. Cette méthode, d’ailleurs, que j’ai soumise à la sanction des savants astronomes de France, a reçu depuis leur approbation officielle .

Je fus très flatté et très content de voir que le seul ouvrage qui plût à la reine fût un ouvrage français, et très satisfait surtout qu’il se trouvât en harmonie avec mes goûts et traitât d’une science dont je m’étais occupé spécialement ; cela créait un nouveau lien, bien innocent, entre la reine et moi.

– Mais, me demanda la reine, dans sa naïveté – elle croyait tout possible maintenant aux savants français – est-ce que M. Flammarion quitte quelquefois la terre pour aller se promener dans le ciel ? Il a l’air de le connaître si bien !

– Non, répondis-je en riant, il ne l’a jamais visité que du bout de sa lunette et à l’aide de ses calculs et de sa science.

– Oh ! comme j’aimerais à connaître un homme si savant ! dit-elle.

– Rien n’est plus facile, répliquai-je. Il ne tient qu’à toi de venir à Paris et de te le faire présenter, lui et bien d’autres savants.

– Comme j’aimerais cela ! répéta la reine. Mais comment ce désir se réaliserait-il jamais ? ajouta-t-elle avec un soupir.

Ici une pensée traversa mon esprit comme un éclair ; l’exposition de 1889 n’était pas éloignée ; je savais que la reine aurait désiré vivement la voir, et voici ce que j’imaginai.

– Puisque tu parles de voyage, dis-je, il faut que je te fasse une révélation. M. Le Myre de Vilers m’a confié qu’il avait demandé pour toi, au gouvernement français, le grand cordon de la Légion d’honneur : c’est la plus haute distinction que le gouvernement français puisse accorder, et tu seras la seule femme, avec la reine d’Angleterre, qui l’auras obtenue. Si tu es décorée, il faudra nécessairement que tu ailles remercier le Président de la République. Tu te rendras donc à Paris ; tu y rencontreras tous les personnages illustres, savants et autres, comme tu le désires et tu verras l’Exposition.

Ce que je venais de dire à la reine, au sujet du grand cordon de la Légion d’honneur, était une idée qui m’avait été tout à coup suggérée par les circonstances : M. Le Myre de Vilers ne m’avait parlé de rien, mais j’espérais qu’il approuverait cette tactique et ne me désavouerait pas. En effet, lorsque, quelques jours plus tard, je lui fis part de la conversation que j’avais eue avec la reine, sans lui dire, bien entendu, où elle avait eu lieu, il me prit la main, me la serra avec force en s’écriant :

– Vous êtes un malin, vous ! Ma foi, c’est une bonne pensée que vous avez eue là ; je n’y avais pas songé !

Il la trouva si bonne, en effet, que, plus tard, il fit au gouvernement français, au sujet de la décoration de la reine, une proposition qui fut bien accueillie ; mais personne ne se douta jamais que, si la reine de Madagascar a obtenu le grand cordon de la Légion d’honneur, c’est moi qui avais eu l’initiative d’une affaire dont les conséquences politiques, si elles s’étaient réalisées à cette époque, auraient peut-être changé la face des choses et eussent eu sans doute pour résultat de prévenir la guerre.

Mais revenons à notre entretien.

La perspective d’aller à Paris, plus encore peut-être que celle de recevoir le grand cordon de la Légion d’honneur, séduisait la reine :

– Je ne demanderais pas mieux que de faire ce que tu me conseilles, dit-elle, après un moment de silence, mais comment obtenir la permission de mon mari ? C’est lui qui gouverne. Tu sais qu’il n’est pas favorable à ton pays, et même… Elle s’arrêta comme si elle n’osait continuer : elle craignait sans doute que je me livrasse à un accès de colère, semblable à celui dont elle avait vu l’explosion lors de la signature du traité Kingdon ; elle ajouta avec hésitation, après quelques instants de silence :

– Je t’en prie, ne te fâche pas ; mais, il faut que je te le dise, il se passe ici des choses que j’ai peine à démêler, et qui, sûrement, te déplairont. Je crois comprendre que le Premier Ministre trame quelque arrangement avec tes ennemis ; qu’il veut conclure un traité avec eux et mettre l’île sous la protection de l’Angleterre. C’est même pour cela que je t’ai prié de venir, afin que tu me donnes un conseil. Je suis tout à fait opposée à ce projet ; mais, je te l’ai dit, je n’ose me déclarer ouvertement contre l’autorité de mon mari. Je suis en son pouvoir, et je craindrais, en ne disant pas comme lui… Ma sœur aussi, tu le sais, est mon ennemie : elle a formé un parti puissant contre moi, que puis-je faire ?

– Puisque tu ne peux résister ouvertement, il faut faire ce que font les gens habiles dans des cas pareils : dissimuler. Dire comme ton mari ; parler contre la France, s’il le faut ; endormir ses défiances et lui demander la permission d’aller à Paris, quand tu auras obtenu la décoration, pour remercier le Président de la République de t’avoir accordé cette haute distinction. Surtout ne rien faire jusque-là, ne rien signer : gagner du temps. Tu lui promettras en même temps d’aller en Angleterre, quitte à ne faire que ce que tu voudras. Quand tu seras à Paris, tu traiteras directement avec le gouvernement de la République, car c’est toi qui es reine, et seule tu as le droit de traiter. Si tu es sage, tu abandonneras le gouvernement de ton île à la France, et tu recevras chaque année un million pour cela. La France saura rendre ton peuple plus heureux que tu ne peux le faire, quel que soit ton amour pour lui, parce que les Français ont pour eux les arts, la science et la force. Toi, tu conserveras ton titre et ton rang de reine, tu en auras tous les honneurs sans en avoir les charges, et lorsque tu reviendras ici, sous la protection de l’armée française, tu seras libre au lieu d’être esclave, comme tu l’as été jusqu’ici. Tu épouseras qui tu voudras, tu auras des enfants, ce que tu désires le plus au monde ; tu seras heureuse enfin.

Peut-être trouvera-t-on que donner à une femme le conseil de se révolter contre son mari, n’est pas une action fort louable ; mais il faut réfléchir que la pauvre Ranavalo n’était pas dans une situation ordinaire. Il est rare, Dieu merci, qu’une femme de vingt ans soit forcée, par raison d’État, d’épouser un homme de plus de soixante ans, déjà veuf deux fois, et qui fait de sa femme une esclave. Peut-être les situations extraordinaires créent-elles des conséquences extraordinaires.

La reine accueillit avec enthousiasme la perspective que je lui présentais.

– Tu as raison, dit-elle, je partirai ! Je ferai ce que tu me dis. Mais surtout, ajouta-t-elle, n’en parle pas à ton Résident. C’est un secret entre nous deux.

Je pris l’engagement qu’elle me demandait, sans bien deviner pourquoi elle tenait à ce que je ne misse pas M. de Vilers au courant de son projet ; mais sait-on toujours la raison de penser ou d’agir des femmes ? À plusieurs reprises, dans le courant de la conversation, elle s’interrompit pour me répéter :

– Surtout n’en parle pas !

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