XLVI

Expédition nocturne

Je recevais de temps à autre de petits cailloux dans ma fenêtre ; je savais ce que cela signifiait et je suivais mon guide, qui était toujours le même, c’est-à-dire la femme que la reine m’avait envoyée la première fois.

Je n’avais mis personne dans le mystère de ces sorties nocturnes, sauf pourtant mon secrétaire, à qui je ne pouvais les cacher, puisqu’il habitait la même maison que moi, mais sur la discrétion duquel je savais pouvoir compter.

J’avais à Tananarive de nombreux ennemis, qui ne cherchaient qu’à me faire un mauvais parti, et qui surtout eussent été heureux de surprendre le secret d’entretiens qu’ils n’eussent pas manqué d’interpréter défavorablement pour moi, aussi bien que pour la reine, et dont ils se fussent armés contre la politique de la France. M. Le Myre de Vilers lui-même n’aurait pu me défendre, et, s’il m’était arrivé quelque chose, il eût peut-être été obligé de m’abandonner aux suites de mon imprudence. Cependant je puis affirmer qu’il ne se passait rien, dans ces rendez-vous, que je ne pusse avouer et qu’ils n’avaient de mystérieux que l’apparence.

Un jour, dans une de ces entrevues, la reine m’apprit qu’elle allait passer quelques jours à la campagne. Elle possède, aux portes de Tananarive, au delà du faubourg d’Amparibé, une habitation d’été, dans une île qu’entoure une belle pièce d’eau, en partie naturelle, en partie artificielle, réunie à la terre par une jetée ; mais ce n’était pas là qu’elle se rendait à ce moment ; c’était dans une maison beaucoup plus éloignée et beaucoup plus modeste, qui avait autrefois appartenu à sa famille. C’était la coutume, tous les ans, à l’approche de la Fête du Bain, qui est la grande fête nationale des Malgaches, que la souveraine y allât faire comme une sorte de retraite.

Elle y voyait aussi l’occasion de suivre les préceptes que je lui avais donnés de prendre de l’air et de l’exercice. Le Premier Ministre devait l’accompagner, rester avec elle un jour, puis retourner seul à Tananarive. Elle espérait, dit-elle, que je voudrais bien lui continuer mes soins pendant qu’elle y serait et venir de temps en temps la voir à… j’avoue que j’ai oublié le nom de cet endroit.

Fidèle à mon principe de mettre à profit toutes les circonstances qui se présentaient d’user de mon pouvoir sur la reine, je lui promis de me rendre à son invitation.

À cette époque, il régnait beaucoup d’indécision dans l’esprit de Ranavalo III et surtout dans celui du Premier Ministre. Les Anglais cherchaient à accaparer l’opinion publique, et quoique les sentiments de Rainilaïarivony leur fussent plus favorables qu’aux Français, il ne voulait pas cependant leur laisser trop prendre pied dans le pays. Suivant sa politique de bascule, il les flattait et nous flattait tour à tour, ne sachant au juste à quel parti s’arrêter.

La reine aurait voulu, on le sait, s’appuyer sur le parti français ; mais elle n’osait se prononcer ouvertement, sachant qu’elle avait tout à craindre de son mari si elle se déclarait contre lui. C’est à ce sujet qu’elle voulait me consulter, et j’étais trop heureux de la soutenir dans ces bonnes dispositions pour laisser échapper cette occasion.

Deux ou trois jours après le départ de la reine donc, à onze heures du soir environ, sa messagère ordinaire vint me chercher. Tout avait été arrangé d’avance, et je pris mes dispositions en conséquence. C’est ainsi que sans dire, bien entendu, à mon secrétaire le but de mon voyage, et le laissant se livrer à son imagination, je le prévins que j’allais faire une petite absence et je le priai de vouloir bien défendre expressément ma porte et me faire passer pour malade.

À l’heure dite, je me mis en route avec mon guide, à pied selon ma coutume, dans des circonstances semblables. Elle me conduisit jusqu’à l’extrémité de la ville. Là, deux filanzas nous attendaient : j’en pris un, ma conductrice l’autre, et les porteurs se mirent en marche. Ces hommes, je le devinai à quelques mots, plus encore qu’à leurs rires, me supposaient en bonne fortune, et se figuraient que j’avais un rendez-vous avec une femme de leur nation, ce qui, il faut le dire, n’arrive que trop fréquemment, les mœurs à Madagascar étant extrêmement faciles. Je crois même qu’ils me soupçonnaient d’avoir fait la conquête de la sœur de la reine, supposition qui n’avait rien de flatteur à aucun point de vue, car elle était aussi hideuse au moral qu’au physique.

Nous étions sortis de Tananarive par la porte de l’ouest et mes porteurs marchèrent pendant quelque temps dans cette direction ; mais ils en prirent bientôt une autre, en changeant continuellement, suivant en cela les instructions que leur donnait mon guide mystérieux, s’avançant tantôt vers le nord et tantôt vers le sud, tantôt vers l’est et tantôt vers l’ouest, ayant l’air souvent de revenir sur leurs pas, sans que je pusse d’abord deviner s’ils agissaient ainsi parce que la nature du terrain très accidenté leur interdisait de faire autrement, ou si c’était dans le but de me dérouter. Quoi qu’il en soit, je consultais vainement les constellations qui brillaient au-dessus de ma tête pour tâcher de m’orienter, celles que j’avais eues tout à l’heure à ma droite étaient maintenant à ma gauche, et il m’était impossible de tirer aucune indication de la position qu’elles occupaient au ciel pour deviner le côté vers lequel nous nous dirigions.

Au bout d’une heure et demie à deux heures de marche, mes porteurs s’arrêtèrent ; nous nous trouvions en rase campagne : pas la moindre trace d’habitation. Je n’étais pas arrivé, mais les hommes étaient fatigués, ce qui se conçoit. Quatre autres porteurs sortirent de derrière une touffe de palmiers, et, après avoir échangé quelques mots avec les premiers, ils se mirent dans les brancards, hissèrent le léger palanquin sur leurs épaules et repartirent au pas de course, comme les premiers.

J’avoue que je n’étais pas absolument sans inquiétude pendant cette étrange promenade. Qui sait, me disais-je, si Rainilaïarivony n’a pas saisi le secret de mes entretiens avec la reine, et si ce n’est pas lui qui m’a fait donner l’invitation qui m’amène là, à cette heure ? Ces hommes ne me conduisent-ils pas dans un lieu où l’on peut me faire périr sans que ma disparition laisse la moindre trace, et sans que les soupçons puissent atteindre ceux qui en seraient les auteurs ? Un Européen accepte un rendez-vous, le mari survient, et alors… qui peut-on accuser s’il en résulte un malheur ?

J’eus tout le loisir de me livrer à mes réflexions : car nous marchâmes encore longtemps, mes porteurs prenant toujours les mêmes soins de changer sans cesse de direction. Décidément c’était pour que je ne pusse me rendre compte de celle qu’ils suivaient, et cette conviction ajoutait encore à mes perplexités, en donnant une nouvelle force à la supposition qui s’était établie dans mon esprit que ces hommes étaient les instruments des desseins du Premier Ministre

La reine me montrait trop de confiance pour que je pusse supposer qu’elle crût devoir user de tant de précautions à mon égard : elle me connaissait trop bien pour soupçonner que je fusse capable de la trahir. Par le fait, j’ai su depuis que les Malgaches, peut-être par un trait de caractère, n’aiment pas la ligne droite. En outre, c’était la femme de confiance de la reine, celle même qui m’accompagnait en ce moment, qui avait préparé cette expédition, et c’est elle qui s’était imaginé d’agir avec cet excès de prudence.

Il faut bien dire aussi que je n’avais pas les idées parfaitement lucides. Le balancement imprimé au filanza par la marche des porteurs, joint aux dispositions naturelles au sommeil que chacun éprouve généralement à l’heure où nous étions parvenus, me plongeait dans un engourdissement dont j’avais peiné à me défendre, en dépit de tous mes efforts. Les rêves les plus étranges hantaient mon esprit : le souvenir des événements qui avaient ensanglanté le règne de Ranavalo Ire, la fin tragique de Radama II, se mêlaient à l’image de Rainilaïarivony, et, tout en sommeillant, je portais la main sur mon revolver, pour m’assurer que, au besoin, j’étais en état de me défendre.

Les étoiles commençaient à pâlir et l’aube à poindre quand mes porteurs s’arrêtèrent et déposèrent le filanza à terre. Cette fois nous étions au bord d’une vaste rizière qui remplissait le fond d’une étroite vallée ; mais j’eus beau promener de tous côtés mes yeux gros de sommeil, pas plus qu’à l’arrêt précédent je ne voyais de maisons ; à peine ici et là une case dont le toit de chaume descendait presque jusqu’à terre. Quatre autres hommes se levèrent d’un rocher sur lequel ils étaient assis et vinrent remplacer leurs camarades. Eux aussi échangèrent quelques paroles et se mirent en route.

Le jour s’était levé avec la rapidité ordinaire dans les pays situés sous l’équateur, et la chaleur commençait à devenir assez forte. Pendant deux heures, les nouveaux porteurs marchèrent, tantôt traversant des plaines cultivées où croissaient du riz, du manioc, des patates, tantôt des espaces rocailleux, tantôt des bouquets de bois d’où s’élevaient des arbres magnifiques ; des baobabs au tronc énorme, des bananiers à la tête échevelée, au léger feuillage. L’arbre à pain présentait ses grosses boules tombantes ; l’arbre du voyageur ses longues feuilles étalées, comme si une main soigneuse avait pris la peine de les arranger en éventail ; les fougères géantes dressaient leur tronc brun et écailleux et allaient porter, à dix ou douze mètres de hauteur leur bouquet finement découpé. De temps en temps, un perroquet noir, venait se percher sur notre passage, nous suivant de son œil clair, et faisant entendre son cri peu harmonieux, comme celui de tous ses congénères ; un argus se pavanait devant nous, rentrant bien vite dans le fourré, aussitôt qu’il nous entendait approcher ; des lophophores aux reflets métalliques, des veuves à la longue queue en forme de cimeterre, des couroucous, vêtus d’émail vert et or, étincelaient dans le feuillage, tandis que des paons étalaient leur superbe queue sur les branches inférieures, agitant avec un orgueil royal le diadème que surmonte leur tête fine et nous regardaient tranquillement passer.

Ils comprenaient que je n’étais pas un ennemi, et que j’eusse été bien fâché de faire le moindre mal aux charmantes créatures. Quand je visite un pays, ce n’est pas pour attenter à la vie des animaux inoffensifs qui le peuplent, comme ne le font que trop souvent les voyageurs ; il est même rare que j’arrache une fleur sans un certain remords, la trouvant beaucoup mieux à l’endroit où la nature l’a placée que dans ma main, et sachant qu’elle s’y tiendra fraîche et vivante beaucoup plus longtemps.

Il faut dire d’ailleurs que je n’aurais même pas, pour agir ainsi, l’excuse que les savants ont à faire valoir ; je ne suis pas naturaliste, n’ayant pas eu le temps de faire les études nécessaires, et c’est un regret pour moi : car j’aurais peut-être été à même de tirer un meilleur parti encore de mes pérégrinations autour du monde, et d’en faire profiter la science. Au lieu de rapporter des collections de mes voyages, je me contentais donc de rapporter des vues, que je croquais en hâte sur un album qui ne me quittait guère, quitte à les compléter de souvenir au retour.

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