Duel à l’américaine. – Visite au Résident général
Après deux ou trois heures de marche, nous voilà au pied de la colline. Nouvelle halte ; mes porteurs déplient leurs lambas ; ils les drapent sur leurs épaules, car ils veulent plus que jamais faire une entrée triomphale. Les femmes de quelques-uns sont venues au-devant de leurs maris pour leur souhaiter la bienvenue, et aussi pour apporter à ceux auxquels il manque, ce complément de toilette dont les Hovas sont très fiers et qui ma foi ! est d’un beau caractère.
Il ne s’agit plus que de gravir le chemin en casse-cou qui mène de la porte de la ville à l’intérieur. C’est l’affaire d’un bon quart d’heure, au triple galop, car il ne s’agit pas de se glisser mystérieusement dans la Capitale, mais bien d’y faire sensation. Mes porteurs imaginent de me conduire à la mission Bishops, autrement dit à la résidence anglaise ; cela ne fait pas du tout mon affaire et j’ai grand’peine à m’expliquer avec eux et à leur faire comprendre qu’ils doivent d’abord me mener à un hôtel, afin que j’y retienne un logement ; mais cette ville, dont le nom, Tananarive, signifie les mille villages, ne possède pas un hôtel, ou du moins n’en possédait pas un à cette époque. J’ignore s’il en est autrement aujourd’hui.
Après bien des tours et des détours, dans des ruelles qui font des circuits infinis entre les maisons de Tananarive, lesquelles ne se piquent pas d’alignement et se placent au gré du propriétaire sans le moindre souci de la symétrie, je parvins à savoir qu’un certain Wilkinson pouvait me loger.
J’ordonnai donc à mes porteurs, moi toujours juché sur ma filanza, de prendre le chemin de sa maison.
Comme j’y arrivais, je fus témoin d’un singulier spectacle : mon futur propriétaire, armé d’un pistolet, se tenait à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée, vomissant des injures qui s’adressaient à son voisin d’en face, un certain Tecchi, Anglais, en dépit de son nom italien, et rédacteur en chef du Madagascar Times, journal de Tananarive, qui se publie en trois langues, anglaise, française et malgache, et sert d’organe à la mission anglaise. C’est dire qu’il ne se gêne pas pour répandre la calomnie sur tout ce qui est français .
Le rédacteur en chef du Madagascar Times, armé comme son adversaire, se tenait, lui aussi, près de sa fenêtre ouverte, se montrant et disparaissant tour à tour, répondant aux injures qu’on lui adressait par des injures du même genre.
J’allais assister à un duel à l’américaine.
J’ai toujours eu en horreur de voir répandre le sang, et même, après tous les dangers que j’ai courus, je peux dire, avec vive satisfaction, que, si j’ai eu souvent à défendre ma vie, je n’en ai jamais été réduit à sacrifier celle d’un autre.
Voyant ce qui se passait, je sautai en toute hâte de ma filanza, m’élançai vers M. Wilkinson et lui saisissant le bras :
– À quoi pensez-vous, lui dis-je, et pourquoi voulez-vous tuer cet individu ?
– Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend, à vous, et de quoi vous mêlez-vous ? me dit-il en cherchant à se dégager, ce qui n’était pas facile : quand je tiens, je tiens bien.
– Je suis Français, dis-je, et je ne veux pas voir assassiner un homme sans chercher à le défendre.
– Ça, un homme ! répond Wilkinson avec colère ; c’est un chien ! c’est… Oui, il m’a diffamé dans son journal, il m’a ruiné en me déconsidérant aux yeux du Résident de France, il a terni ma réputation, il a dit…
Par le fait, ce Tecchi n’avait pas eu grand mal à « ternir la réputation » du personnage, laquelle ne brillait pas d’un bien vif éclat : lui-même plus que tout autre, avait contribué à lui enlever son lustre. C’était une de ces créatures auxquelles la politique qui, on le sait, a d’assez vilains dessous, est parfois obligée d’avoir recours, tout en les désavouant, et M. Le Myre de Vilers, en effet, avait placé ce Wilkinson sous la protection des lois françaises. Le journaliste anglais, ayant eu vent de ses intrigues, avait assez malmené l’agent subalterne qui, se trouvant offensé dans sa dignité, voulait s’en venger par un coup de pistolet.
J’eus grand’peine à calmer ce fou. J’y parvins néanmoins et je m’arrangeai avec lui pour la location de sa maison, que, du reste, je ne gardai pas longtemps ; elle n’était pas assez vaste pour les nombreux bagages qui m’accompagnaient. Peu de jours après j’en trouvai une autre, qui me convenait d’autant mieux qu’elle touchait à la Résidence de France.
Après une installation sommaire que je laissai compléter par mon secrétaire et mon domestique, et après avoir mis en ordre ma toilette, je remontai en filanza et pris le chemin de cette même Résidence, pour remettre à M. Le Myre de Vilers les lettres de recommandation que m’avaient données pour lui M. Joël le Savoureux, M. Buchard et différentes autres personnes de Tamatave.
En y arrivant, je trouvai notre représentant furieux.
– Vous arrivez trop tard ! me dit-il après avoir parcouru les lettres que je lui avais fait remettre. Je ne peux pas rester davantage ici ; je suis joué, berné, et la France avec moi ! Cela ne convient ni à ma dignité, ni à celle de mon pays : je pars. Demain je quitte Tananarive et je retourne à Tamatave pour y attendre les instructions de mon gouvernement.
C’était ce qui s’appelle échouer au port et cela ne faisait pas mon affaire. Tous mes projets, toutes mes espérances s’en allaient à vau-l’eau avec ce départ. Je devais alors faire tout mon possible pour l’empêcher. Je savais que le départ de notre Résident général équivalait à une déclaration de guerre ; à tout prix il fallait l’arrêter. Je suppliai donc M. Le Myre de Vilers d’attendre quelques jours. – Vous voyez, lui dis-je, que ces messieurs – parlant de ceux qui m’appuyaient près de lui – fondent de grandes espérances dans mon art pour agir sur l’esprit de la reine. Laissez-moi essayer ; accordez-moi quelques jours. Qui sait si je ne réussirai pas à la ramener à des sentiments plus favorables à la France ?
– Elle, je ne dis pas ; elle est, je le crois, assez bien disposée pour nous. Mais elle n’est la maîtresse que de nom. C’est son mari, ce Rainilaïarivony qui fait tout, qui dirige tout et nous n’avons pas d’ennemi plus acharné, si ce n’est les Anglais qui le conseillent.
– J’ai aussi un message pour lui de Rainidryamanpandry, le gouverneur du camp de Souadiram, permettez-moi d’en essayer l’effet.
– Qu’en espérez-vous donc ?
– Je ne sais pas, mais laissez-moi du moins tenter quelque chose.
– Comme vous voudrez, répliqua-t-il avec un geste de découragement, mais vous n’obtiendrez rien.
Je lui demandai la permission de conserver de l’espérance, et, le quittant, je me fis porter chez le Premier Ministre, qui habite au palais même de la reine.