XVI

Le Premier Ministre. – La sœur de la reine

Rainilaïarivony avait alors dépassé la soixantaine. Il est petit de taille ; ses yeux, vifs et perçants, regardent bien en face ; il a le front découvert ; son nez, comme chez la plupart des Hovas, rappelle un peu celui de la race juive et est à la fois gros, busqué et épaté. Son teint, très foncé, tire sur le chocolat clair ; sa bouche est petite, un peu pincée et dénote une grande finesse ; ses moustaches, soigneusement peignées et blanchies par l’âge, subissent l’opération de la teinture, ce qui se voit à la racine du poil. La coupe de ses vêtements est très correcte, et sa tenue toujours irréprochable. Il porte des chemises immaculées et le plus souvent une cravate blanche, sur laquelle chatoie une épingle de diamants. Il est de même parfaitement chaussé et il a du reste les pieds très petits ; enfin, il est extrêmement soigné de toute sa personne. Un gros anneau d’argent est passé à son doigt et une longue chaîne d’or, de fabrication malgache, comme l’anneau, fait le tour de son cou et soutient un beau chronomètre. Ce serait peut-être le seul objet dans sa toilette qui, à cause de la grosseur des chaînons, pourrait être taxé de mauvais goût.

En résumé, l’ensemble de sa physionomie est farouche, annonce une grande énergie qui tient du despote, une volonté peu commune, et l’on sent dès le premier abord, lorsque son regard est fixé sur vous, qu’il cherche à pénétrer le fond de votre pensée. C’est, somme toute, un rusé et habile diplomate, connaissant à fond les hommes et les choses, rompu à la politique et que l’on pourrait, à juste titre, appeler le Bismarck de l’Orient. Il s’applique sans cesse à ménager celui-ci ou celui-là. Cette appréciation est également celle de M. Le Myre de Vilers, comme on pourra en juger par le fragment que je détache d’une lettre que celui-ci m’adresse :

« Selon son habitude, le Dictateur joue la politique de bascule, afin de ne mécontenter personne et d’exploiter tout le monde.

« Il est trop vieux pour faire longtemps cet exercice, qui exige de la souplesse et de la jeunesse. »

J’ajouterai que le Premier Ministre est véhémentement soupçonné d’avoir trempé dans l’assassinat du roi Radama II, mort après deux ans de règne, et dont le crime était de se montrer trop ami de la France. Il est le véritable roi de Madagascar depuis trente ans, ayant été le mari des trois reines qui ont occupé le trône successivement.

Il est du reste haï de tout le monde et il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il fût « sagayé » par son peuple avant la fin de la guerre.

Le Premier Ministre me reçut fort bien, grâce sans doute aux lettres de recommandation du général commandant le camp de Souadiram, et, une heure après avoir quitté la Résidence, j’y rentrais en triomphe. J’avais obtenu de Rainilaïarivony qu’il viendrait passer la soirée du lendemain chez M. Le Myre de Vilers, et je m’étais engagé à faire devant lui quelques-unes des expériences dont lui parlaient les lettres qu’il avait reçues, et qui avaient excité la surprise et l’admiration de ceux qui les lui adressaient.

Quand j’annonçai à M. Le Myre de Vilers le résultat de ma démarche, il me regarda avec stupéfaction.

– Eh bien ! finit-il par dire, vous êtes un habile homme !

Puis il s’empressa de donner des ordres pour que la réception qui devait avoir lieu fût aussi brillante que possible. De mon côté, je me hâtai de rentrer chez moi, afin de préparer quelques expériences propres à frapper l’imagination, en ayant soin néanmoins de conserver les plus saisissantes pour le jour où je serais reçu par la reine, ce qui, j’espérais, ne tarderait pas.

Le lendemain, à l’heure dite, le Premier Ministre se rendait au palais de la Résidence, accompagné de la sœur de la reine, des ministres et des grands personnages de la cour.

Une double rangée de soldats portant des torches formait la haie sur leur passage. Par cette nuit étoilée qui mettait l’illumination au ciel aussi bien que sur terre, le spectacle ne manquait pas de grandeur. Je pus en jouir de la terrasse du palais de la Résidence, du haut de laquelle, mes préparatifs terminés, j’attendais, en compagnie de M. Le Myre de Vilers, les hôtes du représentant de la France. Le cortège s’avançait dans la rue assez large, mais raboteuse, qui mène du palais à la Résidence, et on en suivait les détours à l’aide des feux mouvants que portaient ceux qui le composaient.

J’improvisai diverses expériences qui intéressèrent vivement le Premier Ministre et les personnages qui l’accompagnaient, mais celle qui le frappa le plus ce fut une expérience de suggestion. Je mis entre ses mains une ardoise que j’essuyai sous ses yeux et que lui-même essuya ensuite soigneusement avec son mouchoir. Je le priai de regarder si elle ne portait aucune inscription. Il déclara par la bouche d’un interprète qu’il n’y voyait rien d’écrit.

Mais, y ayant jeté les yeux une seconde fois, il lut cette phrase, tracée en caractères malgaches : « Ton pays sera sauvé si tu n’acceptes, comme alliés, que les représentants de la France. »

Ces paroles mystérieuses parurent le rendre rêveur pour un instant ; mais était-ce à cause du sens qu’elles renfermaient ou bien cherchait-il simplement à deviner par quel moyen le conseil lui était parvenu ? C’est ce que je ne saurais dire.

La sœur de la reine voulut aussi avoir son tour et il fallut que je lui consacrasse quelques instants. Je ne m’attarderai pas à dire quels exercices je fis pour la contenter. Deux mots seulement pour la peindre.

Elle est l’aînée de Ranavalo III et avait droit au trône ; aussi est-elle en conspiration constante contre sa sœur. Tous les mécontents, et il y en a toujours dans une cour, se réunissent autour d’elle. Noire, grosse, déformée, elle porte, en sa qualité de veuve, ses cheveux crépus épars, ce qui ne contribue pas à l’embellir. On comprend que Rainilaïarivony, lors de la mort de la reine Rasohérina, lui ait préféré sa sœur cadette. Du reste cette princesse ne se contente pas d’être un monstre de laideur au physique ; c’est également au moral un monstre de cruauté, de perversité, d’inconduite : une véritable Messaline.

Le Premier Ministre fut si content des preuves d’habileté que je lui avais données qu’il m’en témoigna toute sa satisfaction, et comme son interprète employait, pour les qualifier, le mot de « sorcellerie », je lui fis répondre qu’il n’y avait pas là la moindre sorcellerie, mais seulement de la science, de la science française.

Nous étions alors seuls, le Premier Ministre et moi, avec le Résident de France, dans un petit salon où, la séance terminée, M. Le Myre de Vilers avait fait apporter du champagne – toujours du champagne, – et nous causions tous trois avec une tranquillité bien différente de l’état d’exaspération où j’avais vu la veille M. Le Myre de Vilers. On devine ma satisfaction en voyant que j’étais arrivé, en si peu de temps, à produire un revirement pareil, et les augures que j’en tirais pour l’avenir.

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