Grande séance. – Première séance chez la reine
Sitôt rentré chez moi, je fis parvenir à M. Le Myre de Vilers, comme nous en étions d’abord convenus, une note confidentielle, lui faisant part de mes impressions sur la réception royale, et lui donnant à entendre que je pourrais peut-être tirer un parti avantageux de la situation que je voyais se dessiner à l’horizon.
Je lui disais : « Je viens vous prier, Monsieur le Ministre, de vouloir bien me suggérer la ligne de conduite que je dois suivre pour qu’elle soit conforme à la sage et énergique politique de Votre Excellence. »
M. Le Myre de Vilers, en habile diplomate qu’il est, comprit qu’en effet y avait peut-être quelque chose à faire, et je reçus de lui une réponse immédiate, contenant une invitation à dîner pour le soir même à la Résidence. Je m’empressai de m’y rendre et nous élaborâmes ensemble notre programme politique.
Je passai une partie de la nuit et toute la journée du lendemain à faire mes préparatifs pour la grande séance du soir. Je voulais porter un grand coup. À cet effet je choisis, dans mon répertoire, les choses les plus capables de frapper l’imagination des spectateurs. J’avais envoyé dans l’après-midi mon secrétaire, Pappasogly, et mon petit domestique Louis, afin qu’ils prissent tous les arrangements nécessaires aux expériences que je comptais exécuter.
Le Premier Ministre avait eu la gracieuse attention de m’envoyer chercher, comme la veille, par une escorte d’honneur. À l’heure dite, je me présentai au palais, et je fus introduit dans la Salle du Trône, où devait être donnée la séance.
La pièce qui est fort grande et richement décorée, étincelait de lumières. Tout était prêt et chacun occupait la place qui lui était dévolue par l’étiquette, et ma foi ! le maître des cérémonies et les officiers du palais, qui n’avaient pourtant pas souvent l’occasion d’exercer leurs fonctions, s’étaient parfaitement tirés des difficultés que devait présenter pour eux une entreprise de ce genre. La place de chacun des spectateurs – ils étaient environ une centaine – était désignée d’avance aussi sûrement que si des fêtes semblables se fussent présentées souvent et que chacun connût absolument le rang qu’il devait occuper.
J’entrai dans le salon en même temps que M. Le Myre de Vilers et M. Ranchot, alors chancelier, secrétaire, et aujourd’hui représentant du gouvernement français, pour traiter les questions diplomatiques avec le gouvernement hova, pendant l’expédition actuelle. Immédiatement après notre introduction, la reine fit son entrée solennelle, toujours donnant la main à son auguste époux de la manière que j’ai déjà décrite. Elle portait une toilette d’un goût parfait qui sans doute, comme celle de la veille, avait été envoyée de Paris. Le spectacle est tellement présent à ma mémoire que je vois encore la jeune souveraine monter les degrés de son trône et y prendre place, avec grâce et dignité. À sa gauche, sur une marche inférieure, était disposé un fauteuil où s’assit le Premier Ministre ; à sa droite, sur le même rang que Rainilaïarivony, un autre fauteuil pour la sœur de la reine, un monstre de laideur et de perversité dont j’ai déjà parlé ; sur une marche plus basse encore, un enfant d’une dizaine d’années, fils de cette femme, que la reine aimait beaucoup et dont, paraît-il, depuis ce temps, elle a fait l’héritier du trône en l’adoptant.
Immédiatement à la droite de la reine se groupaient les représentants diplomatiques.
Ordinairement c’est le rang d’ancienneté qui détermine la place que chacun de ces personnages doit prendre dans les réceptions officielles ; mais j’avais fait comprendre à la reine que, comme Français, c’était M. Le Myre de Vilers qui devait occuper la première place dans une séance où un Français jouait le principal rôle. La reine se rendit à mes observations, à ma grande joie : car, dans cette circonstance solennelle, j’étais bien aise d’obtenir, pour le représentant de mon pays, un succès qui ne manquerait pas d’être remarqué et d’avoir un grand retentissement parmi les nobles hovas.
À côté de M. Le Myre de Vilers se voyait M. Pickersgill, missionnaire et Consul d’Angleterre, qui cachait de son mieux son dépit d’être relégué au second plan quand, d’après l’étiquette admise jusque-là, il avait toujours occupé le premier ; puis quelques invités, parmi lesquels les consuls des autres puissances. Après ces personnages venaient les ministres hovas, les membres de la famille royale et ceux de la noblesse.
Du côté du Premier Ministre, et immédiatement à sa gauche, étaient réunis les officiers supérieurs ; puis, après eux, les gens de la maison et du palais.
Le tout formait un demi-cercle, laissant toute une partie du salon à ma disposition.
Il est un usage qui paraîtra étrange ; c’est que, chaque fois qu’on se présente devant la reine, on doit lui faire un cadeau en pièces d’argent, qu’on fait même sonner dans sa main en lui offrant : une, deux, trois, quatre piastres ou pièces de cinq francs, plus ou moins, selon la richesse ou la qualité de celui qui fait le cadeau. C’est ce qu’on appelle le hasina. Ayant pour principe de me conformer aux usages des pays où je passe, je tenais à obéir à celui-là. J’avais fait fabriquer à la hâte une petite bourse de soie aux couleurs de la reine, rouge, blanc et jaune, attachée d’une élégante cordelière, et dans laquelle j’avais enfermé une pièce de cent francs en or… et toute neuve encore. M’approchant respectueusement de la souveraine, au lieu de faire sauter bruyamment des pièces de cent sous dans ma main, je m’inclinai et lui tendis mon présent. La sœur de Sa Majesté, qui a pour mission de recueillir l’argent offert dans ces occasions, avança la main pour le prendre ; mais la reine, d’un mouvement rapide, intercepta la cordelière au passage, et, ce qui ne s’était jamais vu, prit elle-même la bourse. Je saisis en ce moment un fin sourire qui passait rapidement sur les lèvres de M. Le Myre de Vilers, pendant que le révérend M. Pickersgill serrait les siennes, et que les nobles hovas, saisis de surprise à l’aspect d’une chose aussi insolite, se demandaient ce qui allait se passer.
Un silence profond succéda à cette petite scène, et, m’étant éloigné de deux pas du trône, je fis un discours tel que l’exigeait la circonstance. Le fond tendait à faire comprendre à Sa Majesté combien j’étais heureux d’avoir obtenu la faveur d’être présenté à une souveraine dont la réputation de grâce et de beauté s’était déjà répandue par toute la terre, ainsi qu’à son illustre époux le Premier Ministre, et à toute la noblesse hova, qui, par ses qualités physiques aussi bien que par ses qualités intellectuelles, marchait de pair avec les races les mieux douées du globe !…