Le mouchoir de la reine
– Je serais au désespoir, dis-je à la reine, qu’une maladresse de ma part me fît perdre son estime et sa considération ; et désignant le fragment de mouchoir que je tenais toujours tandis que le ministre regardait d’un air navré celui qu’il avait entre les mains :
– Faites comme moi, dis-je à Rainilaïarivony, nous allons le raccommoder. Je déchirai alors le morceau que j’avais dans la main en deux, puis en quatre, puis en huit, jusqu’à ce que le tout ne formât plus qu’une boule de charpie. Le ministre m’avait imité en hésitant d’abord ; puis d’un air résolu, comme s’il commençait à soupçonner quelque chose ; alors réunissant les deux boules ensemble, je le priai de vouloir bien enfermer le tout dans sa tabatière : une jolie tabatière vraiment, en or émaillé – car si le Hova ne prise pas, je vous l’ai déjà dit, il chique !… Il chique du tabac à priser, réduit en poudre, dont il introduit une petite pincée sous sa langue ; et hélas ! trois fois hélas ! la reine elle-même obéit à cette déplorable coutume. Derrière elle se tient toujours un officier chargé de lui présenter un vase en cristal bleu cerclé d’argent, en forme de chope à bière, dans lequel elle crache. Il faut dire aussi que le tabac de Madagascar est bien moins fort, bien moins âcre que le nôtre, et les Hovas prétendent que l’usage qu’ils en font les préserve des maladies auxquelles les prédispose l’insalubrité du pays ; c’est ce qui serait à examiner.
Je dois ajouter que, depuis que j’eus exprimé à la reine combien, en ma qualité d’Européen et surtout de Français, je trouvais cette habitude choquante, je ne la vis plus chiquer – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne chiquât plus. – Depuis, sans doute, elle a repris cette habitude. Mais revenons à la séance.
Je tire un second coup de pistolet. À ce signal, le Premier Ministre ouvre sa tabatière ; le mouchoir a disparu. Je m’étonne ; c’est bien extraordinaire ; il faut pourtant qu’il soit quelque part et je demande à Son Excellence où elle désirerait qu’il se trouvât. Rainilaïarivony hésite quelques instants, comme s’il cherchait ce qu’il pourrait bien imaginer pour m’embarrasser.
– Dans le canon du fusil de la troisième des sentinelles qui sont à la porte du palais, me répond-il enfin, toujours par la bouche de l’interprète.
On fait venir la sentinelle qui tremble comme une feuille ; on la questionne pour savoir si personne n’a touché à son fusil. Sur sa réponse négative, appuyée d’un serment, le fusil est visité ; on en tire le mouchoir.
Stupéfaction générale !
– Mais, dit Son Excellence, si j’avais demandé qu’il se trouvât ailleurs, s’y serait-il trouvé ?
– Sans doute, Excellence, et je vais vous le prouver.
Alors, prenant une feuille de papier à lettre, je le chargeai d’y envelopper soigneusement le mouchoir, et même de cacheter le papier, à l’aide du cachet de sa bague ; de prendre enfin toutes les précautions qu’il jugerait nécessaires pour être sûr qu’il ne serait pas ouvert ; puis de vouloir bien me confier le paquet ainsi scellé. J’allai alors le déposer, bien en vue, sur une assiette placée sur un guéridon, devant la reine. Cette fois, prenant une baguette magique que je fis tournoyer autour du paquet, je demandai au Premier Ministre de vouloir bien me dire où il voulait que le mouchoir passât.
Il fut long à se prononcer, plus long encore que la première fois ; évidemment plusieurs idées se présentaient ensemble à son esprit.
– Je désire, dit-il enfin… puis tout à coup, s’interrompant : Qu’on aille chercher des œufs, conclut-il.
Une minute ne s’était pas écoulée qu’un officier qui venait de s’élancer hors de la salle y rentrait, rapportant dans une corbeille cinq ou six œufs.
– Je désire que le mouchoir se trouve, reprit le Premier Ministre, dans l’un des œufs de cette corbeille.
– Dans lequel ? demandai-je. Rainilaïarivony prit un œuf au hasard et me le tendit.
– Dans celui-ci, dit-il.
Puis, se ravisant tout à coup, il le reposa dans la corbeille que tenait toujours l’officier.
– Non. Dans celui-là !
Et il en prit un autre qu’il passa à la reine. Celle-ci le reçut toute tremblante, en se demandant comment j’allais me tirer de là. M. Le Myre de Vilers, dont j’avais surpris le regard, paraissait quelque peu inquiet ; cependant, il reconnut bientôt, à mon air tranquille, que les choses marchaient selon mon désir.
– Que votre volonté soit faite ! dis-je au Premier Ministre ; et, faisant encore tournoyer ma baguette autour du paquet où il avait été enfermé, j’ordonnai au mouchoir de passer dans l’œuf. Je pris alors sur la table le paquet que je remis à Son Excellence, en la priant de constater que le mouchoir n’y était plus ; et en effet, il était remplacé par une paire de gants de Suède lui appartenant, et que, au commencement de la séance, il avait retirés et mis dans sa poche. Il poussa une exclamation de surprise, accompagnée d’un éclat de rire. Je m’approchai alors de la reine, et, afin qu’elle ne fût pas exposée à tacher sa jolie robe en ouvrant l’œuf, je le lui pris des mains et j’allai le casser dans l’assiette placée sur le guéridon. Au milieu des débris de la coquille se trouvait le mouchoir. J’allai le porter à la reine qui le reconnut immédiatement pour celui qu’elle avait laissé tomber quelques instants auparavant.
Si cette conclusion n’étonne pas beaucoup mes lecteurs, et s’ils devinent que toute mon habileté, dans ce dernier cas, consistait à remplacer l’œuf désigné par un œuf semblable… ou à peu près, renfermant réellement le mouchoir, ils conviendront du moins que l’expérience était de nature à émerveiller les spectateurs auxquels je m’adressais. Ils chuchotaient entre eux, et plus d’un, j’en suis sûr, rêvait de me faire subir le supplice des sorciers, en m’invitant gracieusement à boire le tanghin ou en me précipitant du haut du rocher de Tananarive ; mais beaucoup aussi étaient trop intéressés par ce qu’ils voyaient pour songer, en me condamnant à mort, à se priver des spectacles que j’étais encore disposé à leur offrir. Le Premier Ministre en particulier ne semblait animé d’aucune mauvaise intention à mon égard – au contraire. – Je pouvais donc être sans inquiétude et continuer à exercer mon art en toute sécurité.