XXIX

Première consultation

Le lendemain, vers neuf heures du matin, un envoyé de la Reine frappait à ma porte ; il me remettait un billet en français, de Marc Rabibisoa, m’annonçant qu’il m’attendrait à onze heures à la porte du palais pour m’introduire près de la reine, et lui donner la consultation qu’elle m’avait demandée. À l’heure dite, mes porteurs de filanza me déposaient au lieu indiqué, où je trouvai Marc Rabibisoa qui m’attendait. Il me fit traverser la cour ; puis nous longeâmes un mur, haut comme celui d’une prison, parallèle au côté gauche du grand palais, et nous arrivâmes ainsi sur une terrasse dominant une vue superbe qui s’étend dans l’immensité vers le sud. Plusieurs officiers s’y tenaient postés, le sabre au poing, et en tenue fort correcte. Une maison basse, mais assez vaste et construite en briques et en pierres, s’ouvrait sur cette terrasse. C’est là qu’habite la reine, le grand palais ne servant que pour les réceptions. Nous entrâmes : un long couloir sur lequel courait un tapis divisait cette habitation, et de chaque côté, se faisant face, se voyaient des portes de bois peintes en gris perle, ce qui lui donnait l’aspect d’un de ces longs couloirs d’hôtel des villes d’eaux.

Tout au fond, un officier du palais, coiffé d’un képi de marine à l’Américaine, et tenant sabre au clair, me cria en français : On ne passe pas ! Marc Rabibisoa lui dit un mot. Immédiatement, il nous salua de son arme, à la française, ce qu’on appelle : le salut de l’épée. Puis, frappant discrètement à une porte, il se retira. Une dame d’honneur, jeune, assez jolie même, nous ouvrit et nous fit signe d’entrer. Nous traversâmes une sorte de vestibule. Une seconde porte fut ouverte par la dame d’honneur, et j’aperçus, juste en face, nonchalamment étendue sur un canapé, la reine dans une pose des plus gracieuses et des plus coquettes, mais, je dois le dire, un peu étudiée. Derrière, les deux bras appuyés sur le dos du canapé, se tenait le Premier Ministre, portant un vêtement gris perle. Quittant sa place, il vint vers moi en me tendant les mains. La reine en fit autant, et d’un gracieux sourire me souhaita, selon l’usage, la bienvenue dans sa maison. Puis, je fus invité à m’asseoir et je pris place à un mètre de la reine environ, sur un fauteuil à la voltaire garni de velours rouge. Le Premier Ministre avait repris sa première position. Marc Rabibisoa se tint debout à côté de la reine, pour servir d’interprète et traduire ce qui se dirait de part et d’autre.

– Vous avez, me dit Sa Majesté des connaissances en médecine que l’on dit égales à celles dont vous avez fait preuve hier, mon cher magicien ; pendant votre séjour ici, qui, je l’espère, sera long, voudrez-vous bien me donner vos soins ? Je ne suis pas positivement malade, mais je ne suis pas non plus parfaitement bien.

– La confiance que me témoigne Votre Majesté m’honore, répondis-je ; je m’efforcerai de la mériter et je serai heureux si je puis lui procurer quelque soulagement.

Je demandai alors à lui tâter le pouls, et lui fis différentes questions ; puis je déclarai que, avant de faire une première ordonnance, je désirais étudier un peu le tempérament de Sa Majesté. Son état du reste ne me semblait pas réclamer des soins immédiats. C’était un état de langueur causé par la privation de marche et d’exercice, et je lui assurai qu’il serait facile de faire disparaître les malaises dont elle se plaignait.

D’ailleurs, à Madagascar, une reine n’a le droit d’être ni malade, ni vieille, ni de subir aucune des infirmités humaines ; fût-elle centenaire, elle est considérée comme étant toujours jeune et jolie, et un Hova se regarderait comme offensé si vous mettiez en doute cette prétention.

La consultation terminée, nous causâmes de choses et d’autres ; pendant ce temps j’examinais l’ameublement de la pièce où nous nous trouvions.

Pour rendre justice à la vérité, je dois déclarer tout d’abord qu’elle était meublée avec goût, sans un luxe extraordinaire, mais qu’il n’y avait rien de choquant, si ce n’est peut-être le fauteuil en velours sur lequel j’étais assis, qui faisait un effet disparate avec les autres meubles Louis XV, légers et coquets, recouverts d’une étoffe de soie blanche brochée, à bouquets de myosotis, et d’une fraîcheur qui ne laissait rien à désirer. La pièce, assez vaste, était éclairée par une grande baie, donnant sur une vérandah qui paraissait s’étendre jusqu’à la pièce voisine. Derrière le canapé où s’appuyait le Premier Ministre, se trouvait également une grande fenêtre, garnie de rideaux et de draperies, en harmonie avec l’ameublement, aussi bien que la tenture de la muraille. À droite de la reine se voyait une grande table en boule, dont les dorures et les filets de cuivre doré étaient si brillants qu’on était tenté de croire qu’elle venait d’être déballée. Sur cette table, une grande pendule sous globe, décorée d’un automate du mécanisme duquel je ne pourrais attester l’exactitude, les aiguilles ne marchant pas à ce moment. Une seconde pendule se voyait sur une console dorée, appuyée au mur : on sait que certains peuples de l’Orient ont une grande prédilection pour les pendules et qu’ils en mettent généralement plusieurs dans la même pièce. Un lustre en verre de Venise pendait du plafond, tandis qu’un tapis d’Arras couvrait le parquet.

La reine, qui, pendant notre conversation, s’était peu à peu relevée, puis assise, avait repris sa pose nonchalante, laissant apercevoir des pieds coquettement chaussés de souliers en satin blanc, pieds si petits qu’on aurait dit ceux d’une fillette de quinze ans. Elle portait un peignoir de gaze, garni, par-ci par-là, de quelques rubans bleus. Ses bras étaient ornés de bracelets simples et de bon goût ; une partie de sa chevelure longue et soyeuse était artistement relevée sur le front, tandis que l’autre flottait sur ses épaules, au gré de ses mouvements. Sa grâce était parfaite, sans qu’elle eût besoin, pour y ajouter, d’emprisonner son corps dans un corset… ou peut-être même parce qu’elle ne l’y emprisonnait pas.

Peu à peu, j’avais amené la conversation sur la politique. Je fis observer à Sa Majesté et au Premier Ministre, en m’y prenant toutefois avec ménagement, que les conseils donnés jusqu’ici par les méthodistes anglais n’avaient abouti qu’à des déceptions ; que la façon dont ils interprétaient l’Évangile, afin de justifier leurs actes, était en contradiction directe avec l’esprit du saint livre ; que, sous l’apparence de l’amitié et d’un grand dévouement à leurs personnes, ils ne poursuivaient que leurs seuls intérêts et travaillaient réellement à la perte du trône et de la dynastie.

À l’appui de ma thèse, je leur montrai les conséquences désastreuses que les faits accomplis avaient eues déjà, et j’en tirai des conclusions pour l’avenir. Mes paroles semblèrent surprendre la reine et son mari autant que les preuves dont je les soutenais. Loin de s’en offenser, ils me félicitèrent tous deux de ma franchise, ajoutant même que ma clairvoyance en politique ne paraissait pas être au-dessous de mon habileté comme médecin et comme magicien.

Décidément j’étais en très bonne situation pour mener à bien mes projets. Du reste, les intérêts de la reine me semblaient devoir s’identifier beaucoup plus avec ceux de la France qu’avec ceux de l’Angleterre, et j’étais sincère en parlant comme je l’avais fait. Nous continuâmes ainsi à causer de choses et d’autres, absolument comme si nous avions été des amis de vingt ans, jusqu’à ce que la pendule placée sur la console frappât les douze coups de midi. Je pris congé de la reine et du Premier Ministre, en leur disant que je me tiendrais à leur disposition et que d’abord j’allais m’occuper immédiatement de faire une ordonnance pour Sa Majesté.

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