Anti-spiritisme
Une sorte de petite tente, s’ouvrant et se fermant à volonté, à l’aide d’un rideau formé d’un lamba glissant sur une corde tendue d’un mur à l’autre, avait été disposée au milieu de la salle. À côté se voyait une petite table sans tapis : une simple planchette montée sur un pied. Dessus étaient posés des cloches, une crécelle, et divers instruments de musique : un cor de chasse, un violon, une flûte, un accordéon. Je priai la reine et le Premier Ministre de vouloir bien désigner, parmi les spectateurs, deux personnes qui auraient pour mission, d’abord d’examiner tous les instruments de musique posés sur la table afin de s’assurer qu’ils ne contenaient rien de suspect ; puis de couper, dans une pièce de toile que je leur présentai, des bandes avec lesquelles elles me lieraient les mains. Elles devaient ensuite m’attacher à l’un des poteaux de la salle, à l’aide d’une corde de vingt mètres de long que je présentai également à leur examen. Dans cet état je me faisais fort d’exécuter un concert, à l’aide des instruments de musique placés sur la table.
Parmi ceux qui furent désignés pour me ligoter se trouvait Rainiharovony, fils du Premier Ministre. C’était un homme adonné à tous les vices, qui se grisait de la façon la plus abominable et qui était aussi cruel que dissolu. Il s’acquitta de sa tâche de telle manière que mes pauvres poignets s’en ressentirent longtemps. Après s’être assuré que les instruments posés sur la table n’avaient subi aucune préparation, que la toile que je présentais était de bonne qualité, que la corde de vingt mètres était solide, que la colonne n’avait pas été creusée d’avance, il coupa dans la pièce plusieurs longues bandes de toile et se mit résolument à m’attacher chaque main l’une après l’autre d’abord, et en serrant de toute sa force. Puis, prenant un bâton de cire à cacheter que j’avais fait préparer, il en versa quelques gouttes sur le point où les bandes se rencontraient et y imprima son propre cachet. Pour plus de sûreté, il cousit avec la bande les poignets de ma chemise, et ceux de mon habit. Alors ayant réuni mes deux mains derrière le dos et les ayant liées ensemble, il ajouta, par-dessus le nœud, une bande de papier sur lequel il écrivit quelques mots en langue malgache. Non content de ces arrangements, il ajouta sur le tout une troisième bande de toile, qu’il passa dans un piton vissé dans la colonne. Là encore il fit couler de la cire sur laquelle il imprima, cette fois, le cachet de M. Pickersgill.
Toutes ces précautions prises, il tourna, retourna, croisa et recroisa la corde de vingt mètres autour de mon corps, me fixant à la colonne de manière à ce que je ne pusse faire aucun mouvement, et serrant la corde avec tant de force qu’elle m’entrait presque dans les chairs. Les deux bouts furent en outre fixés au parquet à l’aide de clous ; enfin une chaîne de fer vint encore renforcer le ligotage ; un cadenas en rejoignait les extrémités. Dans la crainte que je n’eusse une double clef de ce cadenas, Rainiharovony l’enveloppa dans une feuille de papier, qu’il ferma à l’aide de la cire, en y imprimant ce même cachet. Quelque convaincu qu’il dût être que, dans cet état, tout mouvement m’était impossible, il suivit toutefois le conseil de son père et plaça une pièce de monnaie sur chacun de mes pieds, et un verre d’eau sur ma tête ; puis ayant fait apporter du charbon et de la farine, à l’aide d’une cuiller il fit tomber de la farine dans ma main droite et du charbon dans ma main gauche.
Je doute fort, que Jeanne d’Arc, Jean Huss et toutes les victimes qui montèrent sur le bûcher, eussent jamais été attachées si solidement au poteau de mort.
La table sur laquelle étaient placés les instruments de musique fut approchée du pilier auquel j’étais lié ; puis, le rideau glissant sur la corde tendue, je me trouvai isolé des spectateurs, mon secrétaire et mon domestique restant, bien entendu, en dehors de cette tente improvisée, tous deux au port d’armes, l’un à droite, l’autre à gauche, et bien en vue du public, prêts à exécuter mes ordres si j’en avais à donner, mais sans avoir la moindre communication avec moi.
Le rideau n’était pas tout à fait tiré que les deux cloches qui étaient sur la table se mirent à faire entendre un bruyant carillon, avec accompagnement de crécelle ; puis, sautant par-dessus le rideau, l’une d’elles alla rouler aux pieds de M. Le Myre de Vilers, une seconde tomba sur les genoux du ministre des Affaires étrangères, pendant que la crécelle allait s’accrocher à un candélabre placé sur une console, à gauche du premier aide de camp.
À mon commandement, mon rideau fut ouvert violemment par mon petit domestique Louis ; et, à l’étonnement général, on put voir que je n’avais pas changé de position. Rainiharovony, qui m’avait attaché avec tant de soin, se précipita sur moi pour s’assurer que les bandes de toile, les cachets, les cordes et les chaînes n’avaient pas été touchés, et voyant que tout était intact, il s’écria en langue malgache :
– C’est le diable !
Plusieurs personnes avaient fait comme lui ; le Premier Ministre lui-même avait quitté sa place pour venir constater le bon état de mes liens ; il ne put que répéter comme son fils :
– C’est le diable !
Quant à la reine, elle manifesta sa satisfaction par des applaudissements si chaleureux qu’elle en brisa son éventail : un charmant éventail pompadour, venant de chez Duvelleroy, qu’elle maniait avec beaucoup de grâce.
Mais ce n’était là que le premier acte de la pièce que j’avais à jouer.
– Maintenant, dis-je à ceux qui m’entouraient – et je me souviens que j’avais grand’peine à parler tant la corde qui passait autour de mon cou était serrée – maintenant, veuillez enfiler ce cor de chasse autour de mon cou ; placez cet accordéon derrière moi et ce tambour à mes pieds ; puis attachez à cette flûte une ficelle dont l’un de vous tiendra l’extrémité en main jusqu’à ce que, le rideau ayant été tiré, je vous dise ce que vous aurez à en faire.
Il va sans dire que le fils du Premier Ministre s’empressa d’exécuter mes ordres. Après avoir lui-même fixé une longue ficelle à la flûte, il la garda en main, ainsi que je l’avais recommandé.
Comme la première fois, le rideau fut tiré devant moi. Aussitôt retentit un charivari infernal : le cor se mit à sonner, le tambour à résonner, l’accordéon à gémir, le violon à grincer, les cloches qui avaient été remises en place à s’agiter bruyamment, produisant un concert vraiment diabolique, qui sembla ravir ceux qui l’entendaient.
On applaudissait et on poussait de tels éclats de rire, que je ne pus d’abord me faire entendre lorsque j’ordonnai qu’on me jetât la flûte par-dessus le rideau et je fus obligé de le répéter.
– Que la personne qui tient la ficelle à laquelle est attachée la flûte ait soin de ne pas la lâcher, ajoutai-je.
On m’obéit.
Aussitôt, comme contraste au tapage assourdissant qui venait de se produire, et dans le silence qui s’était fait, on entendit la flûte, accompagnée par l’accordéon, soupirer le Sidikina.
Aux premières notes qui s’échappèrent de l’instrument tous les assistants se levèrent en signe de respect : car, ainsi que je l’ai dit, le Sidikina s’écoute toujours debout. Rainiharovony – c’est mon secrétaire qui me l’a conté – avait porté à son oreille la ficelle qu’il tenait toujours, comme si les vibrations de l’instrument qui se communiquaient à lui par cette ficelle dussent lui donner le secret de ces choses extraordinaires.
Les instruments ayant cessé de se faire entendre et mon secrétaire ayant encore ouvert le rideau, on put me voir, comme la première fois, dans le même état d’immobilité forcée, la flûte entre mes lèvres, l’accordéon sur ma tête, pendant que les autres instruments avaient pris la place de l’accordéon.
Nouveaux applaudissements, nouvelles constatations de l’état de mes liens. La reine elle-même descendit de son trône et vint les examiner. Lorsqu’elle fut tout près de moi, voyant la sueur ruisseler sur mon front, elle me dit tout bas, en français qu’elle parlait incorrectement mais avec une certaine facilité néanmoins :
– Oh ! comme tu as chaud ! Tu dois bien souffrir !
– Merci, répondis-je, de l’intérêt que me porte Votre Majesté, mais je ne souffre pas le moins du monde.
J’avoue que je lui mentais un peu, car mes poignets avaient été si fortement serrés que j’y sentais des fourmillements et des crampes et que j’avais les doigts comme congestionnés. Je vis qu’elle fit un mouvement pour chercher son mouchoir afin de m’essuyer le front et l’ayant deviné :
– Merci, Majesté, lui dis-je ; veuillez reprendre votre place, afin que cette expérience puisse continuer.
Elle m’obéit et s’éloigna avec une sorte d’expression de pitié sur son visage ; elle paraissait souffrir pour moi.