Madagascar inconnu
Une des circonstances qui disposaient la reine à avoir confiance en moi, c’est qu’elle savait que je connaissais bien son pays. Ce n’était pas en effet la première fois que je venais à Madagascar. Plusieurs années auparavant j’avais visité tout le sud de l’île. Je fis même lecture à la reine d’un article intitulé : Madagascar inconnu, que j’avais publié à cette époque dans un journal de Maurice. Il parut l’intéresser vivement. Je le transcris ici :
« La partie sud-est de Madagascar, de la baie Saint-Augustin, à l’ouest, à Fort-Dauphin, à l’est, est une région à peu près inconnue. On sait que les habitants en sont inhospitaliers, que leurs mœurs sont cruelles, barbares même. Deux grandes tribus se partagent ce pays : les Sakalaves et les Bares. Toutes vivent de rapines, aiment le brigandage armé et la guerre.
« Les Hovas n’ont pu établir que quelques postes sur les points de leur territoire les moins éloignés de leur capitale. Leurs commerçants ne s’aventurent pas en ces pays ennemis, que l’Européen lui-même a redouté d’explorer. Les missionnaires norvégiens sont ceux qui s’y sont le plus risqués. Ils ont établi des missions dans certaines parties des pays bare et sakalave, et l’un d’eux, le Rev. Nielsen-Lund, a même accompli heureusement la traversée de l’extrême-sud de Manatanana, à l’ouest, à Fort-Dauphin, à l’est.
« Une revue anglaise de Tananarive, The Antatanarivo Annual, a publié une intéressante relation de ce voyage aventureux, où nous trouvons des renseignements précis sur cette région jusqu’ici inconnue de la grande île africaine, et sur les mœurs de ses sauvages habitants.
« Le pays bare, sur la côte ouest, est infertile ; les pluies y sont extrêmement rares, et les cours d’eau, peu nombreux, ont un volume d’eau si peu considérable qu’ils ne peuvent, pour la plupart, porter de canots. Le sol est sablonneux et pierreux. La population est très clair semée, en raison des conditions climatériques ; elle se condense principalement là où il se trouve de l’eau. Elle cultive un peu de riz et élève des bœufs que des razzias fréquentes font constamment changer de mains. La fin de la chaîne de montagnes qui divise Madagascar en deux parties, atteint, chez les Bares, une altitude de 4,000 pieds. Quand on descend le versant est, l’apparence du pays change. Les pluies y étant fréquentes, la végétation est exubérante, le sol très fertile, à l’exception de la région du littoral où rien ne vient.
« La traversée de ces régions n’a pas été sans péril pour le Rev. Nielsen-Lund : une semaine après son départ, il fut arrêté et fait prisonnier par des bandits bares, qui ne le laissèrent partir qu’après l’avoir rançonné. Les vivres ne lui furent pas toujours abondants : en une circonstance, sa troupe et lui durent faire leur repas de bananes.
« Le pays étant très peu peuplé, il dut passer la plupart de ses nuits, pendant six semaines, à la belle étoile. Et il faut que le pays ne soit pas des plus malsains pour que, à ce régime, il n’ait pas eu une seule fois la fièvre.
« Il n’a pas rencontré moins de quarante chefs bares, qui prenaient le titre de Roi, et dont le plus puissant commande à mille guerriers et possède vingt mille bœufs. Ces chefs se font constamment la guerre sous les prétextes les plus futiles. L’un d’eux, chez qui il s’arrêta, avait déclaré la guerre à son voisin et neveu, parce que ce dernier avait pris le nom de son grand-père, auquel il prétendait seul avoir droit.
« À la guerre, les Bares se montrent cruels, versent le sang comme à plaisir, et érigent le vol à la hauteur d’un principe.
« Les Bares sont idolâtres. Ils font d’un arbre, d’une pierre, de certains animaux et de certains objets des divinités qu’ils vénèrent superstitieusement. Cependant, ils ont diverses maximes qui ne manquent pas d’élévation, telles, par exemple, celles-ci :
Ne cherche pas à te cacher de Dieu, il te voit partout.
Le corps appartient à la terre, l’âme au ciel.
Quand le poulet boit, il élève la tête vers Dieu.
« Bien qu’ils ne se fassent pas faute de piller l’homme blanc, ils professent pour lui un certain respect. Tous les hommes sont enfants de Dieu, disent-ils, mais l’homme blanc est son premier-né. Dans certains villages où il n’était jamais venu de blanc, le Rev. Nielsen-Lund fut un objet de terreur autant que de curiosité.
« Quand ils sont malades, les Bares ont confiance en une sorte d’astrologues, qui, après avoir consulté les étoiles, leur prédisent la guérison ou la mort.
« Ils croient que le sort de chacun peut être connu depuis sa naissance. C’est le sorcier qui se charge de renseigner les parents sur la destinée de leurs nouveau-nés. S’il prédit que l’enfant aura un sort malheureux, comme on croit qu’il pourra occasionner la mort de son père ou de sa mère, on s’en débarrasse, soit en le livrant aux flammes d’un bûcher ardent, soit en le faisant piétiner par les bestiaux.
« La condition de la femme chez ces peuplades est des plus malheureuses : on la maltraite, on lui confie les besognes les plus pénibles et les plus répugnantes. La femme est considérée comme l’esclave de l’homme, qui la traite en despote brutal.
« Les Bares, comme les autres peuplades malgaches, portent le lamba pour tout vêtement ; mais, chez certaines tribus de l’intérieur, chez les Taisakes, le costume consiste en une sorte de jupon en paille tressée, qui est retenu aux épaules et qui couvre tout le corps des bras jusqu’aux genoux. Hommes et femmes portent les cheveux nattés. Ils enroulent ces nattes derrière la tête. Dans un but de coquetterie, ils appliquent des couches de terre blanche, de cendre et de suif à leurs cheveux, dont on ne peut, pour cette raison, reconnaître la nuance.
« L’élève des bestiaux, qu’ils troquent sur la côte contre des armes, de la poudre et du rhum, est l’unique ressource des Bares.
« Le révérend voyageur estime que les missionnaires auront fort à faire, avant d’inculquer à ces sauvages les principes de la morale la plus élémentaire. »