Un peu d’histoire
J’étais aussi bien au courant de l’histoire que de la géographie de l’île, et je savais quel peu de fond on pouvait faire sur ceux qui avaient en main les rênes du gouvernement. Je connaissais les bruits qui couraient sur Rainilaïarivony et quel avait été le sort de M. Laborde – le grand Laborde, comme on dit à Madagascar.
M. Laborde était un Français et c’est celui qui a contribué le plus à établir la suprématie de la France à Madagascar.
En 1831, il revenait de l’Inde lorsqu’il fit naufrage près du Fort Dauphin ; un riche et honorable négociant de cette ville, M. de Lastelle, le recueillit.
La reine des Hovas s’appelait alors Ranavalona. C’était une femme sanguinaire, dont le règne n’a été qu’une longue série de tyrannies et de cruautés. Toutefois elle avait certaines idées de grandeur, et elle cherchait un blanc capable d’établir dans son pays des manufactures de fusils et de canons, qui lui permissent de tenir tête aux Anglais.
Dès que M. de Lastelle eut pu apprécier le compatriote que la tempête lui avait envoyé, il écrivit à la reine qu’il avait trouvé un blanc capable de réaliser son projet, et aussitôt M. Laborde obtint l’autorisation de monter à Tananarive.
La capitale n’était pas alors ouverte aux Européens ; ce n’est même qu’en 1856 que Ranavalona permit à quelques-uns d’entre eux de s’établir à Tamatave et de faire un peu de commerce sur quelques points déterminés de la côte.
M. Laborde, par son mérite personnel, par les ressources de son intelligence, par les grandes qualités de son esprit et de son cœur, prit bientôt sur l’esprit de la reine un ascendant considérable. Avec une énergie et une puissance de volonté extraordinaires, sans machines, presque sans outils, n’ayant à sa disposition que les ouvriers de la contrée, il créa des fonderies de canons, des forges, fabriqua de la poudre, établit des manufactures de savon, d’indigo, des verreries, des sucreries, et introduisit dans l’île une foule d’industries inconnues jusqu’alors.
Pendant plus de vingt-cinq ans, M. Laborde sut conserver cette haute situation, se servant de son crédit en faveur de la France, rendant sans cesse des services à ses compatriotes, et contre-balançant de tout son pouvoir les cruautés de la reine.
Il avait pris en affection le prince Rakoto, qui manifestait des sentiments tout opposés à ceux de sa mère. M. Laborde cultiva ces heureuses dispositions avec tant de soin qu’il sut faire du jeune prince un homme aussi juste, aussi généreux et aussi éclairé que la reine Ranavalona était bornée et barbare.
M. Laborde avait établi sa principale résidence à huit lieues de Tananarive. Une petite rivière qui se précipitait en cascades, mettait en mouvement les roues de ses usines. De magnifiques jardins, où il se plaisait à faire cultiver tous les fruits et tous les légumes de France, entouraient son habitation.
Il y avait déjà longtemps que M. Laborde était fixé à Madagascar, quand un autre Français, M. Lambert, y arriva. M. Lambert avait créé à Maurice une importante maison de commerce ; des intérêts d’affaires l’amenèrent dans l’île.
Peu de temps après son arrivée, il eut occasion de rendre un grand service à la reine en lui prêtant un de ses bâtiments pour porter des vivres à la garnison d’un petit fort assiégé et qui se trouvait menacée de la famine. Elle permit alors au négociant de monter à Tananarive et le reçut avec toutes sortes d’honneurs, revêtue de son costume royal, couronne en tête. Ranavalona ayant demandé à M. Lambert ce qu’il désirerait en récompense du service qu’il lui avait rendu, M. Lambert exprima le vœu que le gouvernement hova donnât cours légal à la monnaie française ; c’est un avantage que nous avons conservé.
M. Lambert, dès son arrivée à Tananarive, se prit pour le prince Rakoto, qui était à peu près de son âge, d’une vive et généreuse affection. Il jura même avec lui le serment du sang, par lequel deux personnes s’unissent d’une amitié qui les rend frères à jamais, et il en fit un sincère ami de la France.
Le jeune prince gémissait amèrement des souffrances de son peuple. L’âge semblait avoir exaspéré encore les dispositions de la vieille reine ; elle était devenue comme folle de cruauté. Il ne se passait pas de jour qui ne vît une ou plusieurs exécutions. Des centaines, des milliers d’individus avaient leurs biens confisqués et étaient vendus comme esclaves. Il suffisait que la reine eût vu une personne en songe pour qu’elle la considérât comme son ennemi et qu’elle la condamnât à boire le tanghin ou à être précipitée de l’Ampamarinana, cette sorte de roche tarpéienne, située près du palais de Tananarive, et dont j’ai déjà parlé.
Une seule sentence fît périr soixante-dix-neuf individus par le feu ou par le couteau, et le même jour elle fit mettre aux fers douze cent trente-sept malheureux. Tous les forgerons de Tananarive furent requis pour procéder à cette monstrueuse opération.
La reine reprochait à ses sujets de ne pas assez se dénoncer entre eux ; elle leur donna un mois pour le faire ; au bout de ce temps, si les dénonciations n’étaient pas suffisantes à son gré, elle ferait donner le tanghin à tout le monde. – C’était le régime de la Terreur.
Les choses en étaient venues à un tel point qu’il se forma un complot pour renverser Rainijohary, le favori de la reine, à l’influence duquel le prince Rakoto, qui aimait tendrement sa mère, attribuait tout l’odieux de ses actes.
M. Laborde et M. Lambert étaient entrés dans ce complot, dont le prince lui-même avait connaissance, et ils avaient réclamé, pour le faire réussir, l’appui de Napoléon III, lui offrant le protectorat de l’île. Les chefs malgaches joignirent à la lettre touchante de leur prince une sorte de requête où ils exposaient, de la manière la plus pressante, l’état affreux où était réduite toute la population de Madagascar.
L’empereur laissa cet appel sans réponse et on ne s’explique guère l’aberration et l’aveuglement dont il fit preuve en cette circonstance.
Quand le prince Rakoto apprit le refus de Napoléon III, il tomba dans un profond désespoir.
– Ah ! s’écriait-il, on laissera donc périr ce malheureux peuple !
Une autre personne aussi avait connaissance du complot : c’était le chef de la Missionary Society, le révérend M. Ellis. Il comprit que, s’il réussissait, le parti français allait dominer à Madagascar : il résolut d’en empêcher l’exécution ; mais, ne voulant pas assumer l’odieux de la dénonciation, il en chargea un des conjurés, un Hova, qui, moyennant une somme d’argent, – c’est une chose qui ne fait jamais défaut aux Anglais – consentit à vendre ses chefs, ses compatriotes, ses amis, et à faire connaître à la reine la conjuration formée contre Rainijohary.
Cette révélation déchaîna toutes les fureurs de Ranavalona. Elle fit d’abord saisir tous les chefs hovas et les fit périr dans les supplices les plus atroces ; mais elle n’osait s’attaquer aux blancs ; elle voulait d’abord s’assurer s’ils étaient coupables et eut recours à une pratique qui a quelque rapport avec celles usitées chez nous au moyen âge.
À cet effet elle fit administrer le tanghin à autant de poules qu’il y avait d’étrangers suspectés, chacun des volatiles représentant M. Laborde, M. Lambert, Mme Pfeiffer, qui se trouvait alors à Tananarive, etc. Toutes les poules étant mortes, excepté une, qui représentait un missionnaire français, les accusés furent convaincus d’avoir pris part au complot. La reine voulait les condamner à mort et les faire exécuter ; mais son fils parvint à obtenir que la peine fût changée en celle du bannissement. Tous les blancs furent donc chassés de la capitale, jusqu’à M. Laborde, qui avait passé vingt-sept ans de sa vie à rendre des services à la reine et à créer des établissements utiles.
Le prince Rakoto, navré de douleur, fut obligé de se déguiser en esclave pour aller, à la faveur de la nuit, serrer une dernière fois la main à M. Laborde et à M. Lambert. « Je n’ai rien pu obtenir pour vous, leur dit-il, tout en larmes. – Méfiez-vous des Anglais ; prenez garde aux Anglais ! » ajouta-t-il. – La recommandation était inutile : nos compatriotes savaient à quoi s’en tenir.
Si la reine s’était laissé convaincre de ne pas mettre les Français à mort, c’est qu’elle avait espéré que la fièvre l’en débarrasserait, et elle fit tout son possible pour atteindre ce résultat. Des ordres furent donnés pour que le voyage durât le plus longtemps possible et pour qu’on séjournât dans les endroits les plus malsains. Les soixante-dix lieues qui séparent Tananarive de Tamatave, et qu’on met ordinairement, en descendant, sept ou huit jours à faire, ne furent franchies qu’en deux mois. M. Lambert et Mme Pfeiffer furent tout le temps en proie à la fièvre. La bonne constitution de M. Lambert triompha de la maladie, mais Mme Pfeiffer n’en guérit jamais et succomba dès son retour en Europe.
Quelques années après, la méchante reine Ranavalona rendait sa vilaine âme à Dieu, et son fils Rakoto montait sur le trône sous le nom de Radama II. Il s’empressait de rappeler ses amis, M. Laborde et M. Lambert, et put enfin mettre à exécution ses plans généreux de réforme. Madagascar était ouvert à tous les étrangers ; un traité était signé avec la France ; mais à peine les bienfaits du nouveau règne se faisaient-ils sentir, que Radama était assassiné. Par qui ? C’est ce qu’on ne peut dire avec sûreté ; mais beaucoup, même parmi les Anglais, n’hésitent pas à dire que le révérend Ellis n’est pas étranger à ce crime. En tous cas, après avoir dépensé, pendant les mois qui précédèrent cet événement, d’énormes sommes d’argent pour détruire notre influence auprès du nouveau roi, il sut habilement en tirer parti au profit de l’influence anglaise, et il est difficile de croire qu’il n’y ait pas trempé.
Un autre personnage aussi est accusé d’y avoir pris part ; c’est le Premier Ministre actuel, Rainilaïarivony, et on comprendra sans peine que le souvenir de ces lugubres tragédies ne me donnât pas beaucoup de confiance dans un personnage qui était soupçonné d’y avoir joué un rôle.