XXXV

Le traité Kingdon

Un jour que je me trouvais complètement seul avec la reine, elle me dit :

– J’ai besoin de m’entretenir quelquefois en particulier avec toi ; car j’aime la France, plus que je ne peux le manifester, et c’est pour parler d’elle que je te ferai venir de temps en temps, à l’insu du Premier Ministre. auquel, par malheur, je ne peux faire partager les sentiments que j’éprouve ; quand je voudrai en causer, je te le ferai savoir par une femme à mon service, qui m’est complètement dévouée, car j’ai sauvé la vie à son mari qui était condamné à mort. Elle ne sait pas le français et je ne la chargerai d’aucun message, ni verbal ni écrit ; mais quand tu la verras passer devant ta fenêtre, ou si tu entends le soir un petit caillou frapper ton volet, cela voudra dire que je t’attends. Suis-la. Inutile de te recommander la discrétion la plus absolue.

J’avais déjà eu plusieurs entrevues secrètes avec la reine quand un soir, vers onze heures, un léger coup retentit à ma fenêtre. Je me hâtai de l’ouvrir : la femme était là. Elle me fit un signe. Quittant aussitôt la maison, après m’être muni de mon revolver et d’un bon gourdin, je me hâtai de la suivre, à pied, comme on pense bien.

Elle me fit prendre une multitude de tours et de détours, et, m’amenant près d’une brèche par laquelle on pouvait gagner la terrasse où s’élève l’habitation de la reine, elle me conduisit dans une partie des bâtiments que je ne connaissais pas.

Sa Majesté m’attendait dans une petite pièce, assez faiblement éclairée ; elle était seule. La femme qui m’avait amené demeura avec nous, mais ses indiscrétions n’étaient pas à craindre ; car, ainsi que je l’ai dit, elle ne savait pas un mot de français. La reine avait l’air très agitée. Après quelques paroles confuses, peignant l’état de son esprit, elle me montra un papier que le Premier Ministre avait soumis à son examen et qu’elle devait approuver et signer. C’étaient les clauses d’un traité passé avec la maison Kingdon, de Londres, au sujet du fameux emprunt de dix millions dont il a été si souvent question à cette époque et qui fit tant de bruit. Ce projet avait fait, à plusieurs reprises, le thème de mes conversations avec la reine, qui connaissait mes sentiments à ce sujet. En apprenant que ce traité venait d’être conclu, j’éprouvai une cruelle déception et je ne fus pas maître de ma colère. Je reprochai vivement à la reine la dissimulation dont elle avait usé à mon égard, en prenant une résolution semblable sans m’en avoir parlé, au mépris de la promesse qu’elle m’avait faite de me consulter dans les occasions importantes.

– Ainsi, m’écriai-je, tu fais cause commune avec nos ennemis ! Tu signes un traité qui nous est préjudiciable et tu le signes en secret encore ! Est-ce là ce que je devais attendre, après les engagements que tu avais pris avec moi ? Ainsi tes protestations d’amitié, de sympathie pour la France, étaient des paroles trompeuses ! Je n’attendais pas de ta part une pareille duplicité !

La reine essaya quelques explications en manière d’excuses ; elle me pria, me supplia de la croire étrangère à tout cela… Elle avait, me dit-elle, été contrainte par son mari de signer ce traité ; on lui avait fait croire qu’il était avantageux pour son pays. Elle ne savait pas que je dusse en être si courroucé ; si elle avait pensé…

– Comment ! tu ne savais pas que ce traité était une offense à la France et que, offenser mon pays, c’est m’offenser moi-même !

Et comme elle s’avançait vers moi les mains tendues pour essayer de me calmer, je la repoussai en lui disant :

– Je n’aime pas les traîtres !

Ces mots parurent produire un grand effet sur elle.

– Oui, continuai-je, tu m’avais fait croire que tu nourrissais de bons sentiments pour la France ; je vois que je me suis trompé ; que toutes tes sympathies sont pour les Anglais : je n’ai plus rien à faire ici !

Et prenant mon chapeau que j’avais, en entrant, posé sur un meuble, je fis mine de me retirer.

La femme de confiance, témoin de cette scène, ne comprenait pas une des paroles que nous échangions ; mais elle devinait, à l’air de désolation de la reine et à mon ton courroucé, qu’il se passait quelque chose de grave. Voyant que je me préparais à partir, elle se jeta à mes pieds, prenant sans s’en douter une pose de suppliante à la manière antique, appuyant ses mains sur mes genoux, comme Thétis sur les genoux de Jupiter, et prononça en malgache des exclamations dont je saisissais le sens.

La reine paraissait très émue. Elle s’élança au-devant de moi, lorsque, m’étant débarrassé des étreintes de sa suivante, je me dirigeais vers la porte, et me posant la main sur le bras :

« Ne pars pas, me dit-elle ; je t’en prie, ne pars pas !

– Si, répliquai-je, je partirai ; je ne saurais demeurer plus longtemps dans une cour où je suis bafoué, où mon pays est méprisé, où l’on me fait entrevoir des espérances qu’on n’est pas disposé à réaliser.

« Et d’ailleurs, repris-je, cet emprunt fait à l’Angleterre, pour payer les frais de la dernière guerre et pour amener l’évacuation des Français de Tamatave, on te l’a représenté comme avantageux pour toi. Eh bien, il ne l’est pas ! L’Angleterre va te verser ces millions en roupies anglaises. Ces roupies, n’ayant pas cours en France, seront refusées par le gouvernement français, qui, sans doute, ne voudra accepter, pour cette indemnité de guerre, que de l’or ou de l’argent français. Tu seras donc dans l’obligation de recourir à une grande maison de banque pour changer les roupies que tu auras reçues. Or la roupie anglaise étant tarifée au pair à 2 fr. 50, mais ne valant de fait que 1 fr. 45, c’est déjà près de cinquante pour cent que tu perdras au change. Tu seras en outre dans l’obligation de payer un escompte de 3 % au moins à la maison de banque qui traitera cette affaire. En résumé, tes dix millions se fondront de main en main, sans que l’indemnité de guerre ait été payée et sans qu’il t’en reste rien. Voilà ce que l’amitié que je te porte me force à te dire ; ce sera le dernier service que je t’aurai rendu. Adieu ! »

Pendant que je parlais ainsi, élevant la voix au-dessus du diapason ordinaire et appuyant bien sur chaque mot afin de les mieux graver dans l’esprit de la reine, je voyais se refléter sur sa figure l’expression des divers sentiments que ce que je lui disais faisait passer dans son esprit ; ses yeux brillaient de colère, son front se plissait, sa bouche laissait échapper de sourdes exclamations, tandis que ses mains s’agitaient avec impatience.

Tout à coup, se précipitant sur le papier étalé sur la table, elle le prit, et, sans articuler une parole, le déchira avec rage en plusieurs morceaux, qu’elle laissa retomber sur le tapis ; puis, tendant ses deux mains vers moi, pendant que ses traits reprenaient leur expression habituelle, elle me les serra en disant :

« Merci ! merci !

« Tu vois, ajouta-t-elle ; je fais selon ton désir. »

On devine si j’exultais ; je parvins cependant à rester maître de moi.

– C’est bien, répliquai-je froidement, et je vois que la France peut te considérer comme une amie ; mais il est une autorité à laquelle tu n’auras peut-être pas le courage et la force de résister. Je crains que ton mari qui, lui, ne nous aime pas, n’arrive à se passer de ta signature, car c’est lui qui est le vrai maître, et ta royauté n’est qu’un simulacre.

– Que puis-je, dit la reine avec tristesse, et comment lui résister ?

– Il faut prendre une part plus active aux grandes questions qui concernent l’avenir de l’État ; si tu aimes réellement ton peuple, il faut le prouver en montrant plus de souci de ses intérêts que tu ne l’as fait jusqu’ici. Si tu déploies de l’énergie, le Premier Ministre n’osera rien contre toi. Pour commencer, puisque tu es forcée de contracter un emprunt, c’est à la France que tu dois t’adresser. Le Comptoir d’Escompte de Paris a envoyé ici deux hommes de confiance en vue de le négocier. Ils ont été présentés en cette qualité à notre Résident général, je te conseille de t’entendre au plus vite avec eux. Tu éviteras ainsi les frais onéreux qu’aurait amenés l’emprunt à la maison Kingdon. Ce n’est qu’en agissant ainsi, loyalement et promptement, que tu pourras régulariser ta situation vis-à-vis de la France, et éviter les complications politiques et financières pour l’avenir.

Je venais de livrer une grosse partie et je l’avais gagnée. En arrivant, j’avais cru que nous avions été joués au profit des Anglais, tandis que c’était moi qui venais de les battre, en faisant annuler les conventions sur lesquelles ils avaient compté. Je ne me sentais pas de joie.

Prenant le papier que la reine venait de déchirer, je la remerciai avec effusion de ce qu’elle venait de faire, et, ramassant les fragments épars sur le tapis, je les emportai.

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