XXXVI

Entretien diplomatique

Il était environ une heure du matin lorsque, toujours accompagné de mon guide, je rentrai chez moi. Je trouvai mon secrétaire Pappasogly très inquiet de mon absence prolongée.

Il se disposait à courir à la Résidence pour informer M. Le Myre de Vilers de ma disparition. Mon arrivée le rassura ; il se débarrassa du revolver dont il s’était armé pour aller à ma recherche, et, en voyant l’expression rayonnante de mon visage, il comprit que je n’avais couru aucun danger et que même je rapportais de bonnes nouvelles. Toutefois, fidèle à mon serment, – on se rappelle que j’avais promis à la reine de garder le secret des entrevues que j’aurais avec elle, – je ne lui parlai pas de ce qui s’était passé.

J’eus une nuit très agitée ; j’essayai en vain de trouver le sommeil, et j’attendis avec anxiété le lever du jour. Dès que le soleil parut, je courus à la Résidence, et, sans dire à M. Le Myre de Vilers que j’avais été introduit la nuit près de la reine, je l’informai qu’une convention secrète, au sujet d’un emprunt, était sur le point d’être signée avec la maison Kingdon de Londres, battant en brèche le Comptoir d’Escompte de Paris.

M. Le Myre de Vilers accueillit cette communication avec un soubresaut d’inquiétude.

« Pas possible ! s’écria-t-il. Vous en êtes sûr ?

– Je crois pouvoir vous l’affirmer, répliquai-je.

– Je savais qu’il en était question, reprit le Résident général, en se prenant le menton d’un air perplexe ; mais je ne croyais pas les choses si avancées. Il faut empêcher une pareille négociation ; il faut l’empêcher à tout prix ! Si elle réussissait, cela porterait le plus grand préjudice à nos intérêts. C’est avec le Comptoir d’Escompte que cette négociation doit être conclue. Employez tous les moyens en votre pouvoir pour y parvenir.

« C’est ici l’occasion de montrer que vous êtes un bon Français et que j’ai eu raison de compter sur vous ; et puisque vous êtes admis quelquefois dans l’intimité de la reine, usez de tout votre pouvoir pour faire réussir cette dernière combinaison. »

M. le Résident général prononça ces paroles en y mettant, à ce qu’il me parut, une intention qui semblait faire supposer que j’avais sur la reine une influence d’une autre nature que celle que me donnait ma qualité de médecin et de conseiller ; cependant, si je ne pouvais avouer la manière dont j’avais appris ce que je lui annonçais, ce n’est pas qu’il y eût, dans l’entretien que j’avais eu avec Ranavalo, rien qu’on ne pût avouer ; mais c’est que cet aveu, malgré toutes mes dénégations, n’eût fait que confirmer M. Le Myre de Vilers dans ses suppositions. De plus, la nouvelle pouvait s’en répandre et donner lieu à des interprétations malveillantes, autant pour la France que pour la reine.

Cependant je ne voulus pas tenir plus longtemps le Résident général dans l’inquiétude où le jetait la pensée que le traité de Kingdon était conclu. D’ailleurs, mon contentement était tel que je n’eusse pas pu le renfermer davantage. Je lui annonçai donc que, s’il était vrai que le traité avait été signé, il était vrai aussi qu’il était anéanti et je lui fournis des preuves palpables de ce que je lui avançais.

M. Le Myre de Vilers demeura quelques instants interdit, comme s’il ne pouvait croire à cette heureuse conclusion, puis il me prit les mains, me les serra à me faire mal, en disant :

– C’est vrai ? C’est bien vrai ?

Et quand je le lui eus affirmé de nouveau.

– Savez-vous que c’est une grosse affaire que vous avez menée là, dit-il, et que la France vous doit un beau cierge !

Cette scène se passait en tête-à-tête entre M. Le Myre de Vilers et moi, et lui-même doit se la rappeler. Nous étions tous deux appuyés à la vérandah de l’ancienne résidence . La galerie était tendue de raphia, espèce d’étoffe faite de fils de palmier, particulière à Madagascar. Je fumais un délicieux cigare qu’il m’avait offert. Je devinai toute l’importance qu’il attachait à la communication que je lui faisais par la chaleur des remerciements et des félicitations qu’il m’adressa. Mais ce qui me causa le plus de plaisir, ce fut de voir, par le ton qu’il prit avec moi, à partir de ce moment, le pas que j’avais fait dans son esprit et dans son estime.

Si, dans les réunions publiques ou devant les étrangers, je continuai à employer les formes cérémonieuses et le ton de déférence dû au représentant de mon pays, je causais maintenant avec lui dans l’intimité d’égal à égal, et il me traitait avec la plus entière confiance. Il me donna immédiatement, ce jour-là, une preuve de ses sentiments à mon égard en me montrant une lettre de M. de Freycinet, où le Ministre des Affaires Etrangères lui disait : « La France a les yeux sur vous ; ici vous êtes approuvé hautement dans tout ce que vous faites et on espère que si, jusqu’à ce jour, vous n’avez encore obtenu aucun résultat, votre énergie, autant que votre science diplomatique, finiront par mettre à la raison le Dictateur », autrement dit le Premier Ministre Rainilaïarivony.

– Vous voyez, dit-il, où en sont les choses, et le but que poursuit le ministre ; tâchez donc que votre politique privée ne soit jamais en désaccord avec la nôtre.

Je le remerciai de la confiance qu’il me témoignait et dont je ne crois pas avoir jamais démérité. Si quelques reporters, avides de nouvelles à sensation, ont dénaturé le sens de mes paroles quand je me suis exprimé sur le compte de M. le Résident général, je leur en laisse toute la responsabilité.

Je retournai chez moi très fier, dans mon for intérieur, de l’importance du rôle que M. Le Myre de Vilers voulait bien m’attribuer, et très désireux de le remplir au gré de ses espérances.

Le lendemain, je reçus la visite de Marc Rabibisoa. Il venait m’annoncer que Sa Majesté avait décidé qu’une seconde séance de magie serait donnée le lendemain au palais, devant la reine et devant ses invités. J’en informai immédiatement M. Pappasogly, afin qu’il prît, de concert avec moi, les dispositions nécessaires ; car on sait bien que, dans les expériences que j’exécute, tout doit être combiné et préparé à l’avance, même ce qui a l’air improvisé, même ce qui a l’air au premier abord d’une faute. Mon répertoire du reste était assez étendu pour me permettre de donner une douzaine de séances sans jamais me répéter.

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