Seconde séance au palais. – La force enlevée. – Le God save the queen
Le lendemain soir donc, dans la salle où avait eu lieu la première séance, tout était prêt pour une seconde. De nouveaux invités qu’on avait fait prévenir étaient accourus des environs ; des dames appartenant à la noblesse hova, au teint plus ou moins foncé, et portant plus ou moins bien la toilette, étaient assises sur des chaises rangées en demi-cercle, comme la première fois. À l’heure dite, la reine fit son entrée solennelle, toujours de la manière que j’ai décrite ; elle se plaça sur son trône et la séance commença.
Alors, m’approchant d’elle, je lui demandai s’il lui serait agréable de prendre une tasse de café. Sur sa réponse affirmative faite en souriant, car elle devinait que c’était une entrée en matière, je fis apporter un vase à fleurs en porcelaine qui était vide, plus une petite caisse sans couvercle, contenant du café en grains, non brûlé. Je remplis le vase avec les grains contenus dans la petite caisse et le mit sur une petite table, posée devant le trône de la reine. Alors prenant ma baguette magique et faisant le simulacre d’une évocation, j’ordonnai au café de devenir grillé, moulu, sucré, et de se convertir en liquide brûlant, sans que j’eusse recours à la plus petite lampe et à la moindre goutte d’eau. À cet effet, je couvris le vase de cornets en carton, puis, ayant pris un revolver, j’en tirai un coup. Aussitôt un arôme délicieux s’échappa de celui des cornets qui couvrait le vase en porcelaine, et mon petit domestique ayant apporté sur un plateau une quarantaine de petites tasses, je les remplis de la liqueur parfumée, en lui ordonnant de les faire circuler parmi les invités, pendant que moi-même j’en offrais à la reine et au Premier Ministre.
Il restait une tasse sur le plateau : je la pris, je me plaçai devant le trône et, la portant à mes lèvres :
– Je bois, dis-je à la reine, à la santé de Votre Majesté et à la prospérité du royaume de Madagascar !
Comme de juste, ce petit speech fut sanctionné par un tonnerre d’applaudissements.
Je présentai ensuite à la reine une boule blanche en ivoire, de la grosseur d’une noix, et la priai de la tenir dans sa main, en la serrant fortement. Je lui demandai alors de quelle couleur elle voulait que devînt la boule.
– Rouge, me répondit-elle.
– Que Votre Majesté regarde, dis-je.
Et chacun put voir que la boule qui était blanche primitivement était, sans que j’y eusse touché, devenue rouge.
Le Premier Ministre voulait à son tour voir s’il pouvait changer la couleur de la boule. Je lui dis que rien n’était plus facile. De quelle couleur voulait-il qu’elle devînt ?
– Bleu clair, répondit-il.
Après quelques passes faites au-dessus de sa main, il l’ouvrit ; la boule était couleur d’azur.
Un troisième personnage ayant repris la boule, je lui annonçai qu’elle allait redevenir blanche dans sa main, ce qui eut bientôt lieu en effet.
Les personnes qui ont certaines notions de physique ne s’étonneront pas de ces variations successives, sachant que la chaleur ou l’humidité altèrent la couleur de certaines substances ; mais les Malgaches n’étaient pas dans ce cas et ils auraient volontiers crié au miracle…
Pendant ce temps on avait apporté au pied du trône un poids en métal de vingt kilos.
– Ce bloc n’est pas absolument léger, dis-je ; je ne le porterais pas volontiers d’ici à Tamatave ; cependant, vous le voyez, je le soulève sans peine.
Joignant le geste à la parole, je l’enlevai et le replaçai à terre à plusieurs reprises.
– Eh bien, dis-je en continuant, je peux augmenter ce poids de telle sorte que je défie aucun de vous de lui imprimer le moindre déplacement.
Un sourire d’incrédulité se répandit sur les lèvres de tous les assistants, mais non sur celles de la reine qui ne doutait plus de ma parole, et qui, du moment que j’annonçais une chose, était sûre qu’elle se ferait.
– Je prie donc, continuai-je, celui qui passe pour être le plus fort parmi vous, de vouloir bien s’assurer de la vérité du fait.
Un officier, que j’avais remarqué, dès le jour de ma réception dans la cour du palais, comme porte-fanion de la reine, s’avança alors. C’était un beau gars, de vingt à vingt-cinq ans, aux formes athlétiques et dont la figure ne manquait pas d’intelligence. Je le vois encore, lui et les grosses lunettes que sa vue délicate le forçait à porter.
– Assurez-vous d’abord, lui dis-je, que ce morceau de métal ne pèse que le poids indiqué.
Il se baissa alors, et sans doute pour faire montre de sa force, il passa coquettement son petit doigt dans l’anneau et souleva le poids.
– Fort bien, dis-je ; reposez-le, et, quand je vous le dirai, essayez de faire la même chose.
Dès que je lui en donnai le signal, il passa, comme la première fois, son petit doigt dans l’anneau.
– Voilà !… commença-t-il, en malgache ; mais la moitié du mot lui resta dans le gosier en voyant que le poids qu’il avait enlevé avec tant de facilité d’abord, semblait avoir doublé de lourdeur.
Il l’enleva néanmoins, mais avec un certain effort.
Je le lui fis reposer de nouveau.
– Maintenant, dis-je, au bout d’un instant, voyons si vous pourrez encore en venir à bout. Je vous engage à y mettre les deux mains.
Il y mit les deux mains en effet, mais il eut beau tirer de tout son pouvoir, il ne réussit pas à faire bouger le poids de place, si peu que ce fût. En vain il renouvela ses tentatives, se tordant les reins, tendant les muscles de ses bras, rien n’y fit. Je voyais les veines de son cou se gonfler, la sueur couvrir son front, tous les traits de son visage se contracter sous ses efforts sans amener aucun résultat. Il fut obligé d’y renoncer. Sa figure exprimait un vif dépit.
– Vous vous étonnez, lui dis-je, de voir ce bloc de métal devenir tout à coup plus lourd à mon commandement ; il ne l’est pas plus pourtant que tout à l’heure, il ne pèse toujours que vingt kilos ; je suis sûr que ce jeune prince ne sera pas embarrassé pour faire ce que vous n’avez pu faire vous-même.
Et appelant du geste le neveu de la reine qui était assis, comme de coutume, au pied de son trône, je lui fis signe de soulever le poids, ce qu’il fit non sans peine, vu son âge.
L’officier ne savait ce que cela signifiait ; il me regardait d’un air courroucé qui paraissait fort amuser la reine.
– Oui, repris-je tranquillement, ce poids ne pèse pas plus qu’auparavant, et si vous ne pouvez plus le soulever, c’est tout simplement que je vous ai enlevé votre force.
– M’enlever ma force ! s’écria l’officier avec un mélange de terreur et de colère, dès que Marc Rabibisoa lui eut traduit mes paroles ; m’enlever ma force !
Je le laissai quelque temps dans son inquiétude, à la grande joie des spectateurs, puis je lui dis :
– Rassurez-vous, mon ami ; je serais bien fâché de vous priver de votre force pour toujours ; ce serait, j’en suis sûr, priver la reine d’un de ses meilleurs officiers. Puisque je vous l’ai prise, je peux vous la rendre. Soulevez ce poids maintenant et voyez si elle n’est pas revenue.
On devine qu’il le fit sans effort.
En retournant à sa place je l’entendis murmurer des paroles qui provoquèrent les rires et qui, paraît-il, étaient celles-ci, comme je me le fis, expliquer après la séance :
– Je crois maintenant à ce que j’ai lu dans la Bible quand il y est dit que Josué arrêta le soleil. Ce sorcier blanc serait capable d’en faire autant !
Et je ne suis pas bien sûr qu’il demeura sans inquiétude à mon sujet et qu’il ne resta pas persuadé que je pouvais lui ôter ou lui rendre la vigueur à volonté.
Pendant qu’il retournait se mêler à ses camarades, je me fis apporter un cornet à piston que je donnai à examiner, selon la coutume, et que je suspendis ensuite au lustre placé au milieu de la salle du trône.
– Cet instrument va jouer tout seul, sans que personne y touche, tel air qu’on voudra bien lui indiquer, dis-je, quand il aura toutefois fait entendre l’air national de France.
Je n’avais pas fini de prononcer ces paroles que le cornet à piston donnait les premières notes de la Marseillaise. Une partie de l’auditoire se leva pour l’écouter debout. Quand elle fut terminée, je rappelai ce que j’avais déjà dit et qu’on n’avait qu’à désigner un air quelconque pour que ce cornet, qui ne se contentait pas d’être un instrument de musique, mais qui était lui-même excellent musicien, l’entonnât aussitôt.
M. Pickersgill en profita alors pour faire une manifestation en l’honneur de l’Angleterre en demandant le God save the queen.
À peine cette demande eut-elle été formulée que le cornet à piston fit entendre, non l’air national anglais, mais bien un autre air français, national aussi et populaire :
J’ai du bon tabac dans ma tabatière,
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas !
L’instrument parut même se complaire dans les notes répondant à ce dernier membre de phrase : Tu n’en auras pas !… et les répéta à plusieurs reprises avec satisfaction.
M. Pickersgill était furieux, quoiqu’il s’efforçât de contenir sa colère ; une expression de gaieté courut sur les lèvres de la reine et des personnes de son parti, pendant que ses ennemis prenaient l’air pincé. Quant au Premier Ministre, il n’était pas fâché que, de temps en temps, on donnât une chiquenaude aux méthodistes afin de rabattre un peu leur importance.
Cependant je m’excusai de mon mieux près du chef de la mission anglaise :
– Ce cornet à piston, dis-je, n’aura pas bien entendu l’ordre que vous lui avez donné ; veuillez le lui répéter.
M. Pickersgill demeura bouche close, mais un de ceux qui l’accompagnaient réitéra sa demande.
Elle ne devait pas être mieux accueillie, car l’instrument se mit à jouer :
Malbrough s’en va-t-en guerre !…
– Vraiment, dis-je, détachant le cornet à piston de l’endroit où je l’avais placé, il faut qu’il y ait quelque chose de dérangé dans cet instrument pour qu’il réponde si mal aux ordres qui lui sont donnés. Veuillez donc l’examiner.
Et je le tendis au membre de la mission qui avait parlé en dernier.
Il le porta à ses lèvres, sans doute pour entonner le God save the queen qui ne voulait pas sortir tout seul ; mais aussitôt une bouffée de farine s’échappant de l’instrument, enveloppa le musicien improvisé d’un nuage blanchâtre.
Un éclat de rire partit de tous les côtés de la salle, pendant qu’une expression de dépit, de plus en plus marquée, se lisait sur les traits de M. Pickersgill.