Prestidigitation. – Exercices de mnémotechnie et de calculs
Pour ne pas fatiguer le lecteur, je passe une série d’exercices et d’expériences dont la description serait trop longue : – des œufs battus pour faire une omelette et convertis en fleurs, que, naturellement, je distribue aux dames ; – un buste et une mappemonde mis chacun sur des socles séparés, aux deux bouts de la salle, et qui changent de place ; – la couronne royale qui, du coussin où elle reposait, vient se placer d’elle-même sur la tête de la reine, ce qui porte à son comble l’enthousiasme des assistants ; – une bombe éclatant et lançant de tous côtés, au lieu de fragments de mitraille, des fleurs et des oiseaux, – et j’arrive à une série de tours de cartes.
À ce sujet je dirai que les cartes, les muscades, les pièces de monnaie constituent les éléments de la véritable prestidigitation ; ce qu’on peut appeler « l’art ». Les grands « trucs » plus ou moins saisissants, qui, au contraire, confondent l’imagination, n’ont rien qui doive particulièrement exciter l’admiration ou même l’étonnement. Leur principal mérite est dans l’invention et dans la construction des appareils, mais non dans l’habileté de celui qui s’en sert, et il n’est besoin pour cela que d’une certaine adresse.
Il en est tout différemment quand il s’agit d’escamoter une muscade, de faire voyager une carte ou d’envoyer une pièce de monnaie d’un endroit dans un autre ; il faut alors déployer une souplesse et une agilité des doigts qu’on n’obtient que par une longue pratique, et il faut faire, pour l’acquérir, des exercices analogues à ceux qu’un musicien fait sur son violon ou sur son piano.
On se doute bien que je me gardai de donner ces explications à mes spectateurs ; j’avais trop intérêt à ce qu’ils continuassent à me considérer comme un homme d’une habileté tout à fait supérieure, voire comme un magicien, pour leur faire une confidence qui pouvait me déconsidérer à leurs yeux.
C’étaient de grands enfants et je les traitais en enfants ; mais avec la reine et avec le Premier Ministre, beaucoup plus intelligents, je savais réussir aussi bien ou mieux encore par les tours qui demandaient peu d’appareil.
Un jeu de cartes neuf fut donc décacheté par une des personnes présentes. Quatre autres personnes, ainsi que la reine et le Premier Ministre, devaient penser une carte et en même temps un chiffre ne dépassant pas trente-deux, nombre des cartes contenues dans le jeu. Quand chacun se fut assuré que sa carte était bien dans le paquet, elles furent mêlées, sans que j’y touchasse du bout du doigt, cela va sans dire. Puis l’un des joueurs retourna les cartes une à une en disant : Une, deux, trois, etc. Chaque carte apparut en même temps que le nombre qui avait été pensé : le sept de carreau, pensé par le Premier Ministre, au nombre seize, pensé également par lui ; le valet de trèfle, pensé par la sœur de la reine, au nombre dix, pensé également par elle, et ainsi de suite.
Seule, la carte de la reine n’avait pas paru, et l’on devine bien que ce n’était pas sans dessein.
Elle avait poussé une exclamation de désappointement.
– Qu’à cela ne tienne ! dis-je.
Je la priai de reprendre le jeu, de mêler de nouveau les cartes et d’en penser une sans me la nommer. Puis de prendre les cartes une à une, tantôt dessus, tantôt dessous, tantôt au milieu du jeu, à son choix, et de les poser à mesure sur ses genoux.
– Voici, ajoutai-je, une sonnette que je confie aux mains de Son Altesse le Premier Ministre, en le priant, quand il lui plaira, de vouloir bien l’agiter. Au moment précis où il la fera tinter, Sa Majesté retournera la carte qu’elle aura pensée.
Mes indications ayant été suivies, l’expérience réussit à souhait, et comme elle rentrait dans le domaine des exercices de suggestion, je continuai par d’autres exercices du même genre. Ainsi je priai la reine d’écrire un mot en malgache sur une feuille de papier qu’elle ne quitterait pas, ce qu’elle fit aussitôt. Une cloche de cristal, munie d’un petit tympan, fut suspendue au lustre.
– Elle désignera les lettres du mot que vous avez écrit, dis-je à la reine, en frappant autant de coups qu’il sera nécessaire pour indiquer le rang que chacune d’elles occupe dans l’alphabet.
J’étendis ma baguette dans la direction de la cloche ; le petit timbre se souleva et fit entendre un son cristallin qui fut répété un grand nombre de fois et compté à mesure par les assistants.
Ce n’est qu’au dix-neuvième coup qu’il cessa de se faire entendre.
Il désignait ainsi la lettre S.
Un seul coup suffit à dire le nom de la seconde lettre : c’était donc un A.
Il en fallut treize pour faire le nom de la suivante qui était un M ; puis deux autres désignèrent un B, et enfin un seul terminait le mot : Samba, c’est-à-dire bonheur.
Ce qui étonnait la reine dans cette expérience, ce n’était pas que le timbre sonnât à propos les lettres d’un mot que je connaissais, mais c’était que j’eusse deviné le mot qu’elle avait dans la pensée ; elle ne pouvait comprendre que ma volonté, sans qu’elle s’en doutât, eût agi sur la sienne, et lui eût ordonné de tracer le mot que je voulais. Ni elle ni personne de son entourage n’avait les moindres notions des sciences connues sous le nom de suggestion ou d’hypnotisme, et qui produisent des phénomènes si inexplicables pour les ignorants.
D’ailleurs, sans avoir recours à ma science divinatoire, peut-être n’aurait-il pas été malaisé de découvrir le rêve qu’une femme, jeune et belle comme la reine, pouvait avoir dans l’esprit ; rêve qu’elle savait bien ne pouvoir jamais se réaliser à côté d’un vieux mari qu’elle n’avait pas choisi, qui lui avait été imposé, et qu’elle ne pouvait aimer. Le « bonheur » était un oiseau bleu qui fuirait toujours devant elle, qu’elle ne devait jamais réussir à captiver, mais auquel elle pensait toujours.
Je ne sais si c’est en cédant à quelque pensée de ce genre ou si c’est parce que l’expérience lui avait paru particulièrement intéressante ; mais le Premier Ministre ramassa le papier sur lequel la reine avait écrit, le plia et l’enferma soigneusement dans sa tabatière. Quelque temps après, un jour, en entrant dans ses appartements particuliers, je fus tout surpris de voir que ce papier avait été encadré.
Je passai ensuite aux exercices de mnémotechnie où l’histoire, l’astronomie, les mathématiques et d’autres sciences encore furent mises en jeu ; mais peut-être ces exercices ne furent-ils pas autant appréciés de mes spectateurs, qui n’étaient pas assez savants eux-mêmes pour se rendre compte de leur importance ou pour contrôler la vérité de ce que j’avançais, que l’avaient été les expériences faites avec des « trucs », machinés pour frapper les yeux et produire des illusions qui déroutent les sens. J’étonnai et j’intéressai quelques-uns d’entre eux néanmoins, en leur citant les époques exactes, par année, jour, heure et minute, des éclipses de lune ou de soleil les plus anciennement observées, ou de celles qui devaient se produire dans des milliers et des milliers d’années, ainsi que par quelques autres exercices du même genre. Je leur disais, par exemple, et cela immédiatement, quel jour de la semaine était arrivé tel événement dont ils connaissaient la date, comme la mort de Radama Ier, survenue le 27 juillet 1828, et qui, par conséquent, était un dimanche, – ou le couronnement de Radama II qui eut lieu le 23 septembre 1862, c’est-à-dire un mardi, – ou le couronnement de la reine Ranavalona II, 3 septembre 1868, c’est-à-dire un jeudi. – J’y ajoutai, pour chacun de ces jours, le quantième de la lune, l’heure de son lever, de son coucher ; celles du lever et du coucher du soleil à cette même date, enfin un Horoscope astrologique complet.
Ce n’est plus là de la suggestion ni de l’hypnotisme, c’est du calcul, ou bien c’est de la mnémotechnie, science instituée, comme chacun sait, pour venir en aide à la mémoire. Avec l’âge, cette faculté s’affaiblit ; on perd le souvenir des choses qu’on aurait le plus d’intérêt ou d’agrément à retenir ; les connaissances qu’on a mis des années et des années à amasser. Grâce à la mnémotechnie, qui est fondée sur le raisonnement, et qui a ses règles comme tout espèce de science, on retrouve, au moment précis où cela vous est utile, le souvenir d’un fait, d’une date, d’un renseignement qui, sans ce secours, demeurerait aussi étranger pour vous que si vous ne l’aviez jamais su.
La reine et le Premier Ministre goûtèrent fort cette partie de la séance que, à cause de cela, je prolongeai peut-être un peu trop au gré des autres assistants.
J’avoue que j’ai une prédilection pour ces exercices : car ils ont contribué, plus encore peut-être que mes expériences de prestidigitation, à me faire obtenir la grande réputation que l’on veut bien m’accorder. Les connaissances que mes études m’ont fait acquérir, en astronomie et dans la science des nombres, auxquelles j’étais déjà porté par un goût naturel, m’ont valu le titre de Conférencier en Sorbonne et m’ont fait admettre dans la Société Astronomique de France. Si je parle de ces distinctions, ce n’est pas pour me faire valoir, mais pour expliquer qu’il n’y avait, dans les problèmes que je résolvais là aucune supercherie, et que ce que je donnais pour de la science, en était bien véritablement.