III Une parole de vie.

Sur la fin de mon séjour à l’hôpital de Châlons-sur-Marne j’eus l’occasion d’assister, dans une autre petite chambre des combles de l’évêché où Mme Adrienne m’avait encore une fois installé, toujours sous prétexte que j’avais un bon moral, à une véritable, à une authentique résurrection.

Le blessé à qui je tenais cette fois-ci compagnie était un gigantesque maréchal des logis, si lourd, si grand et d’une telle taille qu’on avait dû, sinon renforcer, du moins ajouter une rallonge à son lit pour soutenir ses pieds qui dépassaient.

Ce colosse avait été trépané une et deux fois, à la suite de quoi, la première fois, il était resté comme paralysé du côté droit et, la deuxième, il avait perdu l’usage de la parole. C’était un gros poupon docile, glouton et malhabile, qui répandait sa soupe sur les draps et qui se mettait dans des colères ridicules quand on voulait toucher à la grande capote d’artilleur déployée sur son lit, dans les plis de laquelle brillait une Légion d’honneur toute neuve, croix que ce bébé-adulte couvait des yeux et que ses doigts gourds caressaient sans discontinuer, et jusque dans son sommeil, comme un nourrisson son hochet.

Et cela était assez pathétique de voir Mme Adrienne, qui venait plusieurs fois par jour s’asseoir à son chevet, rééduquer cet homme fait, musclé, fort et bien proportionné quoique trop grand, lui réapprendre l’usage de ses membres, lui mettre une boule de verre dans le creux de la main, en prononçant distinctement et avec insistance les mots : boule-rond-froid, guetter dans ses yeux intelligents si ces mots éveillaient quelque notion dans sa conscience ou, comme à un enfant, lui présenter un alphabet en couleurs et tâcher de lui faire lire, de lui faire dire avec elle, en suivant les lettres, les syllabes du doigt : B-A-BA = BABA. T-O-TO = TOTO. R-I-RI = RIRI, etc…

— Avez-vous remarqué ses yeux, Cendrars, quand une étincelle s’y allume ? me disait Mme Adrienne après chaque séance. Il fait de grands progrès depuis que vous êtes là, vous savez. Je suis sûre qu’il comprend maintenant tout ce qu’on lui dit. Bientôt, il parlera.

Et l’infirmière sortait pleine de foi, vaquer à ses autres travaux, pour revenir deux, trois heures après faire encore risette à l’homme-poupon et recommencer à lui réapprendre tout par le commencement avec une merveilleuse, une angélique, une inépuisable, une radieuse patience.

*

Ce canonnier était un fort bel homme avec des traits très réguliers, d’une grande distinction, auxquels le pansement qui couronnait sa tête, loin de les estomper ou de les assombrir, ajoutait je ne sais quel éclat, quelle noblesse. Rendu fragile par sa blessure il ressemblait à un prince byzantin enturbanné et même ses maladresses, qui tenaient plus de l’alanguissement que de la paralysie, ne lui ravissaient pas complètement son naturel, une certaine élégance innée qui me fait qualifier les manières hésitantes, les poses maladroites de cet homme couché – et les petites catastrophes qui en découlaient pour lui du fait de son cerveau défloré par un corps étranger et entamé par le scalpel – de gaucheries royales. Ses yeux étaient des plus vifs, des plus mobiles, des plus parlants et, en effet, ils exprimaient bien des choses.

C’était extraordinaire et c’était pour moi un plaisir sans cesse renouvelé, et souvent une jouissance quand j’y réussissais, que de me pencher sur ses yeux expressifs, de les déchiffrer, de deviner, de comprendre dans un éclair ce que son regard voulait dire.

Comment peut-on exprimer tant de choses par les yeux ? J’entends non pas des choses morales ou abstraites, car mon interrogation n’allait pas si avant, mais les besoins obscurs des fonctions organiques et de la vie quasi-végétative qui normalement frisent à peine la conscience, sont refoulés ou indécents à dire et que l’œil, le regard de ce trépané muet me faisait je ne sais comment comprendre quand il avait faim, soif ou qu’il avait envie de faire ses besoins.

Mme Adrienne avait raison, il y avait un grand progrès car, depuis que je partageais sa chambre, ce blessé à moitié paralysé qui me suivait des yeux quand je bougeais autour de lui, jonglant, boxant, me livrant à toutes sortes d’exercices d’assouplissement et d’équilibre et lui adressant continuellement la parole pour attirer son attention, ne faisait plus sous lui, ne se souillait plus, sauf la nuit.

*

Une nuit – c’était vers le petit jour – je me réveillai en sursaut.

Mon voisin était assis sur son lit, capote, draps, couverture éventrés par terre.

Je ne sais pas comment il s’y était pris, mais le paralysé s’était dressé sur son séant.

Ses yeux ressemblaient à deux étoiles tellement ils étaient brillants et il faisait des efforts désespérés, la mâchoire contractée, pendante, la gorge agitée, la bouche grande ouverte pour arriver à dire quelque chose – une parole qu’il avait sur la langue, au bout des lèvres et qu’il n’arrivait pas à expulser.

Immédiatement, je sonnai, j’appelai, je courus dans le couloir, j’alertai tout le monde et en un rien de temps sœur Philomène, d’autres sœurs, le brancardier et l’infirmier de nuit, le médecin de garde à la chirurgie entourèrent le lit du bel artilleur qui, de plus en plus tendu, les pectoraux, les muscles saillants, bandant de tout son être tellement sa volonté était grande, restait là, la bouche ouverte, le masque tragique, les yeux agrandis par l’envie, sans arriver à éructer.

Deux, trois heures passèrent et tout le monde se demandait anxieusement ce qui allait arriver, quand vers les sept heures du matin accourut Mme Adrienne que quelqu’un était allé réveiller, et qu’en voyant son infirmière entrer dans la chambre, la voix triomphante, les yeux révulsés, transporté et s’évanouissant, notre bon géant enfantin roucoula : C-A-CA – CACA ! avant de se relâcher. Et tandis que tout le monde s’affairait autour de lui, Mme P…, folle de joie, me sautait au cou :

— C’est le plus beau jour de ma vie, Blaise ! Il a parlé. Maintenant, il est sauvé. Merci, merci.

Et, moi, j’étais très embarrassé, ne sachant que faire, non seulement parce que sœur Philomène nous regardait et parce que je savais ne pas mériter les compliments de cette maîtresse-femme à qui je devais les premières heures de quiétude et de joie depuis la guerre, mais parce que pour la première fois de ma vie je me trouvais étreindre une femme d’un seul bras…

Alors, pour ne pas sentir cette gêne et à l’ébahissement de tous, je fis faire à l’infirmière-major trois, quatre tours de valse chaloupée, chantant :

Je n’ai dansé qu’une fois avec elle

et lui disant à l’oreille :

— Adrienne, merci, merci pour nous tous. On vous aime… tous !

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