I Le prisonnier aux violettes

Ce qui frappa le plus Albert Londres lorsque je le menai visiter le pénitencier de Rio-de-Janeiro ce fut l’atmosphère d’insouciance, de liberté, voire de complète indépendance qui régnait à l’intérieur de l’établissement. Déjà, lorsque descendu de voiture et pendant que je présentais à la porte de la prison mon laissez-passer et l’ordre de libre visite, le grand reporter manifestait sa surprise et son ébahissement en entendant les éclats d’un orphéon, les cris de joie d’une foule en délire, les coups sourds d’un ballon de foot-ball, le crincrin de mandolines et de violons nous parvenir de l’autre côté des hauts murs de l’enceinte.

— Mais qu’est-ce qui se passe donc, ici, est-ce un bal ? interrogeait Albert Londres intrigué. Où me menez-vous, Cendrars ? Je croyais venir visiter un pénitencier silencieux. C’est la fête au quartier ou allez-vous me faire assister à une partie de sport ? Ils n’ont pas l’air de s’en faire, là-dedans, ni de s’embêter. C’est donc ça votre prison modèle ? Non, ce n’est pas possible. Je n’ai jamais vu ça. On n’en a pas idée !…

Et quand, l’huis franchi, on nous ouvrit la dernière grille et que nous entrâmes dans une cour remplie de centaines et de centaines de prisonniers qui s’ébattaient en toute liberté, Albert Londres fut pris d’un rire inextinguible.

— Avouez que ma situation est cocasse, me disait-il. J’ai fait le voyage de Rio pour venir chercher Dieudonné et vous m’aviez promis de me faire visiter la sombre cellule où les autorités fédérales ont jusqu’à ces jours derniers tenu enfermé ce célèbre bagnard de la bande à Bonnot, évadé de la Guyane, je pensais faire frémir les lecteurs du Petit Parisien en leur décrivant les horreurs de la maison des morts, et voilà que vous me faites voir une kermesse, un spectacle digne du fameux carnaval de Rio. Ah, le Brésil, quel pays !…

En effet, la cour grouillait de monde et au milieu de cette foule dense, des nègres envoyaient d’énormes coups de pied à un ballon rond qui montait en ronflant au ciel, avant de retomber tourbillonnant et de rebondir sourdement sur le pavé, en même temps que les cuivres, la grosse caisse, la batterie, les fifres et les tambours d’une fanfare qui nous venait par-dessus les toits d’une deuxième cour, où les musiciens de la prison exécutaient tour à tour une « maxixe » endiablée ou un entraînant air patriotique. Les spectateurs acclamaient les virtuoses du ballon comme on entendait dans la cour à côté les mélomanes applaudir la musique ou chanter en chœur au refrain, tandis qu’à toutes les fenêtres sur cinq, six étages de façade, par deux, par trois, et les jambes ballant dans le vide, d’autres nègres jouaient de la guitare, de la « viola » ou de la flûte, chantaient, sifflaient, rigolaient, se trémoussaient, battaient la mesure.

Le charivari était le même dans toutes les cours, où notre passage, loin de distraire ou d’interrompre, ne faisait que redoubler l’entrain des prisonniers. Et Albert Londres ne savait plus que penser de cette prison car les quelques vieux condamnés, les quelques solitaires, les quelques rares jeunes bricoleurs qui venaient nous faire escorte quand nous passions d’une cour à l’autre, bavardaient franchement, interpellaient gaiement leurs compagnons de captivité, nous offraient des petits ouvrages à vendre ou à échanger, – des sculptures faites au couteau, des ceintures pyrogravées, des poupées taillées en plein cœur d’acajou, de la vannerie, des instruments de musique en écaille, des danseuses, des femmes en raphia, – n’étaient nullement gênés d’être pris, répondaient très gentiment à toutes nos questions, pas effarouchés du tout par la présence de l’officiel qui nous accompagnait.

— C’est que vous ne connaissez pas le Brésil, disais-je à Albert Londres, et que vous ignorez tout de ce peuple, surtout du petit peuple dont la bonté foncière, l’innocence et la mansuétude sont légendaires autant que son insouciance qui s’exprime dans ses chansons. C’est peut-être dû au climat et au mélange des sangs…

Mais Albert Londres n’en revenait pas. Il constatait avec étonnement que tous ces hommes fumaient de gros cigares, que cette foule était très proprement habillée de toile blanche ou de gros bleus bien lavés, qu’aucun de ces condamnés ne portait la sinistre tenue du bagne, que beaucoup de prisonniers avaient l’air d’avoir des sous et que partout sous les arcades on jouait ouvertement aux cartes et à d’autres jeux d’adresse et d’argent ; et, moi, je lui faisais remarquer qu’il n’y avait que des gens de couleur au pénitencier, des noirs, une variété de tous les types, allant du prognathe congolais au crâne en pain de sucre du métissé d’indien, et de toutes les teintes dégradantes, du cul de chaudron enflammé au jaune citron verdelet et pas mûr, au safran éteint, au bistre, à la cannelle violacée, à la peau en papier buvard et flétrie, au goudron brillant, à l’asphalte bleu.

— Combien sont-ils ? Deux mille ? Trois mille ? Eh bien, mon cher Albert Londres, ces gens sont tous des assassins.

Mais Albert Londres n’était pas au bout de ses étonnements et sa stupeur fut poussée à son comble quand il apprit de ma bouche que la plupart de ces assassins, à moins de récidives graves ou de dérangement cérébral, avaient chacun son jour de permission en ville.

— Que voulez-vous, mon cher ? Vous voyez ce mélange de sang. Ajoutez-y le climat brûlant de Rio, la nature exubérante. Ils deviendraient tous fous s’ils n’allaient faire de temps à autre un petit tour en ville.

Comme l’officiel qui nous accompagnait confirmait mes dires, Albert Londres demanda, malgré tout incrédule :

— Et ils rentrent tous ?

— Ils rentrent toujours à l’heure et il n’y a jamais un manquant.

— Ce n’est pas possible ! s’exclama Albert Londres. Mais alors, puisqu’ils peuvent aller en ville, dites-moi pourquoi ils ne se sauvent pas ?

— Parce que ces nègres sont bons chrétiens, fis-je. Ils ont tué et ils paient. Mais s’ils ont tué, c’était toujours pour des questions d’honneur car il n’y a pas plus chatouilleux et jaloux que ces noirs qui ne pardonnent pas les injures. Ou alors, ils avaient à régler une vieille vendetta de famille et à exterminer les membres d’un clan rival. Ce ne sont pas des assassins crapuleux. Remarquez qu’il n’y a pas un blanc parmi eux.

Le directeur de la prison avait recommandé au porte-clefs qui nous avait pris en charge de nous ouvrir toutes les portes, d’obtempérer à nos moindres désirs, de nous laisser fouiller partout, de ne rien nous cacher, ne désirant pas, avait-il dit, que le grand reporter français eut une impression de mystère ou de secret. Cela avait été une façon pour le colonel Alfonseca de prouver son libéralisme et de rendre hommage à la véracité d’Albert Londres, dont il avait lu toutes les enquêtes. Je me souviens qu’en traversant une chambre basse, dans un vieux bâtiment, seul vestige de l’ancien régime dans le pénitencier ultra-moderne de Rio-de-Janeiro, une chambre obscure, avec des espèces de commodes de bois accotées aux murs, drôles de meubles dans un pareil endroit et qu’Albert Londres prenait pour des caisses à lapins, je fis ouvrir ces commodes suspectes et que j’en vis sortir trois hommes nus, recroquevillés ou étendus dans ces caisses hermétiquement closes. Trois furieux.

— Enfin ! me dit Albert Londres. Enfin, nous y sommes. Et c’est tout de même le bagne !

Et s’adressant au gardien, il lui demanda : – Pourquoi ces hommes sont-ils enfermés là-dedans, dites ?

Moi, qui devais servir d’interprète entre mon confrère et notre guide, j’avais honte car les trois hommes nus étaient des blancs, et Albert Londres ne semblait même pas s’en être aperçu, tout à sa joie mauvaise d’avoir pris l’administration en faute.

— C’est pour les faire se tenir tranquille, répondit le gardien.

— Mais pourquoi sont-ils tout nus ?

— Parce qu’ils déchirent leurs vêtements quand ils ont leur crise.

— Leur crise de quoi ?

— De delirium tremens, ce sont des alcooliques.

— Et ça les prend souvent ?

— Cela dépend. Une ou deux fois tous les trois mois.

— Vous n’avez donc pas des camisoles de force que vous les fourriez dans des coffres de bois ?

— Nous les attendons. Nous en avons commandé aux États-Unis.

— Et vous en tenez beaucoup des cocos de ce genre-là ?

— Non, que ces trois-là. Ce sont des étrangers que le climat de Rio et la promiscuité des nègres exaspèrent et démoralisent.

C’étaient trois condamnés pour crime crapuleux. Et, en effet, ce furent les trois seuls hommes blancs que nous vîmes durant notre visite. Deux étaient anglais, des loques, le troisième, un matelot norvégien, une brute. Trois épaves.

*

Je me souviens encore que, comme nous étions dans la cellule vide de Dieudonné, un petit bonhomme, desséché et ravagé autant que Moravagine, vint nous y rejoindre et qu’il interrompit les mensurations auxquelles Albert Londres était en train de se livrer pour lui offrir un bouquet de violettes.

C’était le doyen du pénitencier, le « prisonnier aux violettes » dont j’avais beaucoup entendu parler.

Condamné au maximum pour avoir dans un accès de jalousie non seulement harponné son rival, mais lui avoir arraché le cœur pour le dévorer à belles dents, depuis vingt-deux ans ce jaloux était privé de sortie et depuis vingt-deux ans ce frénétique cultivait – on devine avec quelle ombrageuse passion sous ce climat de feu ! – des violettes dans le coin d’un préau écarté.

C’était un pêcheur de la côte, un mulâtre, déserteur de la marine, originaire, je crois, de Jurujuba, ce hameau polynésien perdu au large de Rio, et qui me dit s’appeler Gabriel Pequeno. Il avait une ancre tatouée dans la paume de chaque main et les violettes qu’il offrait étaient à fleurs doubles, géantes.

Néanmoins, après vingt-deux ans de relégation ce petit bout d’homme n’avait encore rien oublié et comme je lui parlais de son affreux forfait, je l’entendis me déclarer que si jamais il sortait il était prêt à recommencer.

— Elle était donc si belle que ça, ta mulatinha ? lui demandai-je.

— Oh ! Marie-des-Anges ? C’était mon cœur, me répondit-il.

— Et tu ne peux pas penser à autre chose ? insistai-je.

— Non, dit-il. Car l’on n’a qu’un cœur, un seul.

Et ce damné s’éloigna, traînant la savate entre les cages de la prison.

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