II Fébronio Indio do Brazil

Chaque prison détient son monstre. À l’époque de notre visite le pénitencier de Rio-de-Janeiro tenait en cage (en attendant de l’expédier chez les fous, où ce pervers est enfermé depuis 1927) un monstre sadique dont les crimes et la folie vertigineuse avaient épouvanté les populations. Durant des mois et des mois les journaux avaient consacré des pages et des pages à Fébronio Indio do Brazil, « le Fils de la Lumière » comme ce nègre illuminé, qui arrachait les dents à ses victimes et qui les tatouait d’un signe cabalistique, s’était proclamé. Je demandai donc à aller voir Fébronio. Mais notre guide me fit beaucoup de difficultés, d’autant plus qu’Albert Londres, qui ignorait tout de cet assassin rituel et qui en mesurant la cellule vide de Dieudonné, qui n’était pas plus grande qu’une niche à chien, avait rempli l’objet de sa visite, donnait des signes d’impatience et avait tout à coup hâte de s’en aller prétextant que c’était l’heure du câble quotidien.

Alors, ayant fait téléphoner au colonel Alfonseca pour me faire confirmer l’autorisation d’aller voir Fébronio et ayant pris rapidement congé de mon compatriote, qui sortit en compagnie de notre premier guide, escorté de deux gardes armés et d’un nouveau porte-clefs, j’entrai dans la section de sûreté, où les criminels les plus dangereux étaient au secret.

Le confino ressemblait à une ménagerie déserte. Seul, dans la grande cage centrale, un nègre tout nu, de petite taille mais aux formes herculéennes, était assis par terre, devant un feu qu’il entretenait brin à brin avec la paille de sa litière et des pages de journaux qu’il tordait comme des torchons avant de les faire flamber.

Il était plongé dans une profonde méditation et n’attacha pas la moindre attention à notre arrivée.

— Fébronio ! l’appelai-je en m’approchant de sa cage et en appuyant ma tête tout contre les barreaux pour mieux distinguer ses traits dans le clair-obscur. Fébronio, je viens…

— Monsieur, prenez garde ! Reculez ! s’écrièrent les gardiens qui se tenaient à trois pas derrière moi et dont un avait la main sur son revolver. Faites attention ! N’approchez pas ! Ce diable pourrait vous étrangler. Il est terrible. Il a la force d’un singe.

— Pensez-vous ! fis-je à haute voix. Fébronio ne me fera pas de mal. Je le connais. J’ai lu son histoire dans les journaux. Il n’est pas le diable que vous croyez. C’est un homme qui obéit. Il dit qu’il a une mission. Je le crois bien volontiers…

Et passant ma main entre les barreaux comme on fait pour amadouer un félin : – Fébronio ! appelai-je encore. Fébronio, tu as entendu ce qu’ils ont dit, ceux-là ? N’est-ce pas que tu n’es pas le diable ?… Écoute, Fébronio, je viens de France, je voudrais te parler. Je ne suis pas de la police, moi. J’écris dans les journaux. Pas dans ceux d’ici, dans ceux de Paris… Tu connais Paris, Fébronio ?… Tu en as entendu parler ?… Eh bien, écoute Fébronio, ton histoire m’intéresse. Je ne te veux pas de mal. Je voudrais te parler, tout simplement…

Durant un grand quart d’heure j’interpellai ainsi Fébronio sans que l’homme nu daignât autrement me remarquer qu’en pivotant sur ses fesses pour me tourner ostensiblement le dos.

— Cela suffit, disaient les gardiens. Vous l’avez vu, ce sale nègre. Allons-nous-en, maintenant.

Mais m’entêtant, je criai encore :

— Tu ne veux pas me parler, Fébronio ?… Eh bien écoute… Je ne veux pas t’ennuyer, je ne te demanderai qu’une seule chose… Tu as bien écrit un livre ?… Les Révélations du Prince du Feu… C’est bien ça, pas ?… Alors, dis-moi où je puis me le procurer ? J’ai fait toutes les librairies de Rio, personne ne connaît ton livre… Alors, qu’est-ce que tu en penses, toi, tu me le donneras ton bouquin car je voudrais le lire ? Moi aussi j’ai écrit un livre…

Une minute s’écoula, lourde, angoissante. Et tout à coup Fébronio bondit et sauta sur les barreaux.

— Les vaches ! hurla-t-il. Ils m’ont battu, les macaques ! Ils voulaient avoir mon livre, mais je n’ai rien dit. Aujourd’hui je sais par le juge d’instruction qu’ils l’ont tout de même trouvé et que la police l’a brûlé, mon livre. Ah, les vaches ! les macaques !…

Les gardes s’étaient reculés. Fébronio jurait. Je sentais son souffle fiévreux me parcourir le visage. Nos visages n’étaient séparés que par l’épaisseur de la grille.

— Confrère, confrère…, murmurait le nègre haletant, cependant que sa main d’étrangleur serrait doucement la mienne.

*

Je lui avais offert des cigarettes, mais Fébronio, m’avait-il dit, ne fumait, ni ne buvait.

Son humeur s’était calmée.

Je restai une heure avec lui et il fut d’une douceur charmante.

Son élocution était abondante et facile, avec une propension à s’égarer dans les minuties, à revenir sur les détails et une certaine lenteur, voire une difficulté à passer d’un sujet à l’autre.

Cet homme était manifestement un obsédé.

Je ne savais de lui que ce que les journaux en avaient dit.

À voir ses manières de chat, ses gestes souples, sa chevelure ondulante et non crêpelée, sa barbiche soyeuse, rare, son sourire, qui sur un mot illuminait naïvement sa face et venait éclairer ce que son œil avait de trop triste, de trop profond, de trop noir, comment croire que j’étais en tête à tête avec un fou sanguinaire et comment l’interroger sans irriter ce forcené ?

Cette brute qui s’était accusée sans sourciller des crimes les moins avouables, cet esprit troublé qui s’était plaint d’avoir été battu et roué par le diable, par Satan en personne, cette âme en peine qui s’était dite avoir été contrainte d’agir, d’obéir à des visions foudroyantes et à des voix qui lui tombaient du ciel, cette bête féroce qui s’était vautrée dans des entrailles chaudes, aboyante et lapant le sang, ce tueur qui ne connaissait pas le nombre de ses victimes et n’avait pas conscience de l’énormité, ni de l’abomination de ses forfaits, ce sadique inhumain ne portait sur soi aucune marque extérieure de bestialité, ni aucun indice de tare, sinon, peut-être, le lobe de l’oreille gauche, qui était adhérent, et, peut-être encore, ses dents cariées, chose fort répugnante chez un nègre et qui rendait sa bouche, irrémédiablement flétrie, obscène.

Il était bien proportionné, avec une belle musculature, très mâle. Sur son torse mamelu s’étalait le tatouage de l’initié :

EU SO FILHO DA LUZ

(Je suis le fils de la lumière)

et sur les plis du ventre, les deux flancs et dans le dos, haute d’une palme et gravée à double trait en lettres capitales, l’inscription fatidique :

D.C.V.X.V.I

dont ce dentiste fou tatouait tous les innocents qui lui tombaient sous la main et qui, selon lui, est le symbole annonciateur de la religion nouvelle dont il se proclamait le premier prophète, celle du Dieu-Vivant, et nonobstant l’emploi de la violence ! (« Deus-Vivo, ainda que com o emprego da força ! »)

*

La criminalité des gens de couleur, pour ne pas dire des primitifs qui sont en contact quotidien ou aux prises avec la civilisation moderne et qui ont plus ou moins, de gré ou de force, subi, adopté, imité, appris, singé, et souvent jusqu’à l’inhibition de leurs instincts et de leurs réflexes les plus naturels, la mentalité et les préjugés de leurs maîtres ou de leurs patrons blancs, m’a toujours très vivement intéressé car je la considère comme un court-circuit, un retour de flamme, un choc en retour.

Au Brésil, par exemple, où le mélange des races est loin d’être parachevé ; où, dans le passé, les pionniers portugais du XVIe siècle ont fait souche avec les négresses importées et les Indiennes, qu’ils violentaient ; où leurs produits et leurs sous-produits se sont croisés entre eux en se multipliant patriarcalement jusqu’à la libération des esclaves, qui ne date que de 1887 ; et où, à ce métissage général, est venu se mêler, dans les temps modernes, une première vague de colons méditerranéens, puis une forte immigration nordique et, ces dernières années, un gros apport de jaunes, quoi d’étonnant si dans ce pays tropical les annales criminelles sont à nulles autres pareilles par la complexité, l’étrangeté, la mentalité inédite qu’elles révèlent : énigme de l’âme humaine qui déconcerte psychiatres et spécialistes.

Peu de temps avant que n’éclatât à Rio l’affaire sensationnelle de Fébronio Indio do Brazil, le crime d’un Japonais, qui dans un accès de terreur – de terreur mystique ou de terreur ancestrale – exécuta toute sa famille, avait posé son énigme à São-Paulo.

Je veux parler du massacre – ou de l’holocauste – de Pennapolis qui est resté indéchiffrable.

Kadota, un pauvre colon japonais, comme il y en a des milliers dans le canton de Pennapolis, – municipe qui n’est qu’un immense verger de citronniers, d’orangers, de mandariniers, de cédrats, d’avocatiers et de manguiers, loti et miraculeusement bien entretenu par ces petits jardiniers japonais qui travaillent jour et nuit comme des fourmis, méticuleusement et avec un entêtement tel qu’il leur a permis de mettre en culture, à 10.000 kilomètres de leur patrie, quelques plantations de thé et quelques rizières, ce qui donne à ce coin de la grande banlieue pauliste, généralement si abandonnée d’aspect, le fini d’une estampe japonaise, d’un vallon classique, avec ses terrassements, ses petits lacs, ses petits canaux, ses petits, petits ponts en dos d’âne – Kadota, à force de travail, de persévérance, de privations et d’économies sordides, avait réussi à devenir le propriétaire du lopin qu’il exploitait.

Même qu’il s’était acheté une petite Ford pour aller livrer en ville fruits et légumes et que, dans son idée, bientôt il pourrait se faire ouvrir un compte dans une banque de la capitale.

Il est vrai qu’il avait mis dix-huit ans pour acquérir cette petite aisance ; mais il avait tout lieu d’être orgueilleux car ne vivait-il pas entouré de sa femme Touki, qu’il avait fait venir du Japon avec son premier-né, et ses trois autres fils n’étaient-ils pas nés sur cette terre, dans cette petite fazenda d’Aqua Limpa qui, aujourd’hui, était son bien ?

Tous ses compatriotes admiraient la réussite de Kadota et tous ses voisins enviaient sa chance.

Une nuit du mois de mai – on était à la saison des pluies et depuis le début de la pluie le nouveau propriétaire se tenait à la maison, inquiet, taciturne, tressautant à chaque rafale, broyant du noir, s’attendant à un malheur, s’imaginant qu’on allait l’assaillir pour le voler ou pour l’assassiner, à cause de cette petite Ford dont il était si fier, mais qui était aussi un signe extérieur de sa richesse – une nuit donc, que Kadota ne dormait pas, il fut pris d’une grande terreur. Il réveilla sa femme et ses quatre garçons, les fit s’étendre par terre, par rang de taille, sa femme à l’extrême droite, près de l’âtre, son dernier né à l’extrême gauche, près de la porte, et il les égorgea l’un après l’autre, en commençant par le quatrième, qui avait 9 ans, puis le troisième, qui avait 11 ans, puis le deuxième, qui avait 14 ans, enfin l’aîné, qui avait 17 ans, et il termina la série par la mère, la fidèle, la vaillante, l’obéissante Touki, qui avait 34 ans d’âge. Alors, il déterra son magot, essuya son couteau et Kadota se rendit dans sa petite Ford, dont il se montrait si vaniteux, à la police.

Quand on demanda à ce maudit Japonais, qui jusqu’alors avait toujours été sérieux, un colon modèle et qui, aujourd’hui, était un homme arrivé, pourquoi, mais pourquoi il avait fait ça ?… Kadota répondit qu’assis depuis des jours et des jours à la maison à cause de la pluie qui tombait et ne dormant pas à cause du vent qui faisait grand bruit dans les eucalyptus, et par crainte des assassins et des voleurs, il avait, cette nuit-là, soudainement pris peur, qu’une vision lui était apparue, un vieux, un terrible vieux en colère, qui lui avait ordonné de réveiller Touki et ses quatre fils, Taro, Jiro, Saburo, Shiro, de les faire s’étendre par terre et de les immoler.

Plus tard, on put encore une fois le tirer du mutisme dans lequel il s’enfermait farouchement depuis que le Japonais s’était livré aux blancs, pour lui faire préciser, au sujet du vieux qui lui était apparu, que ce vieux n’habitait pas Pennapolis, que ce vieux était un vieux de chez lui, l’ancien du village dont il était originaire, le père de ses pères, l’Aïeul… Et ce fut tout. Et jamais plus Kadota ne parla de la vision qui lui avait ordonné d’agir.

Mais de là à affirmer, comme l’a fait le rapport de police : « … que Kadota (47 ans) prétend avoir vu en rêve un masque grimaçant au plafond, un vieux Japonais qui lui aurait donné l’ordre de tuer toute sa famille, et que, par conséquent, pour commettre un crime aussi inexplicable, comme tous les riches Orientaux, le jardinier, qui avait de l’argent, devait être sous l’effet d’une drogue, opium, hachich ou autre stupéfiant… », il y a un monde ; de même que le diagnostic du psychiatre qui a conclu à une crise de « folie précoce » croit constater sans erreur possible un état psychique déficient et bien déterminé, mais n’explique pas un état d’esprit.

Quand j’allai voir Kadota à l’asile d’aliénés de Junquéry, le médecin traitant m’avertit que l’auteur de cette sanglante tragédie avait tout oublié et que l’insane se portait comme un charme. En effet, le Japonais était calme et avait bonne mine. Mais ce qui me sauta aux yeux c’est que son cabanon était recouvert de poissons de toutes tailles que le fou dessinait partout, par terre et sur les murs matelassés, avec un morceau de charbon…

— Ce dessin est révélateur, dis-je en m’en allant à l’interne de service qui me raccompagnait. Tout le monde sait, qu’au Japon, le poisson est le symbole de la race. Il me semble, donc, que votre malade n’a rien oublié et, qu’au contraire, il est encore sous l’emprise et entend toujours la sentence du vieux, l’ordre de l’aïeul, du Grand Aïeul, de l’Ancêtre qui lui a fait commettre son crime. Je pense que se croyant riche, qu’ayant, en somme, atteint le but qu’il s’était fixé, comme ce général japonais qui s’ouvrit le ventre après avoir planté le drapeau de l’Empire du Soleil Levant sur la forteresse de Port-Arthur, Kadota a sacrifié sa famille au génie de la race. Pour moi, le forfait de ce petit colon exotique, mais embourgeoisé et vaniteux de sa Ford au point qu’il se rend avec elle à la police, est un défi à l’homme blanc. En saignant toute sa famille je suis sûr que Kadota pensait rendre un digne hommage à la vaillance de sa race comme le descendant d’un noble samouraï qui fait hara-kiri devant le portrait tutélaire de l’Empereur. La clef du crime de Kadota est dans le Poisson (qui est aussi le symbole du Sexe) ; – mais allez sonder l’orgueil d’un jaune, et fût-il le plus misérable des paysans !

*

Le cas de Fébronio Indio do Brazil me paraît beaucoup plus difficile à élucider car ce sadique était un noir et un chrétien.

Fébronio est un grand liseur de la Bible. Si donc, lui aussi, comme tous les gens de couleur, a reçu la parole du grand aïeul de l’atavisme, il n’a pu entendre parler, primo, que Dieu-le-Père, ce dieu jaloux qui tonne entre les pages de l’Ancien Testament et dont la voix retentit comme un roulement de tambour dans le désert. La voix de Dieu, qui se double pour ce noir d’un million d’échos trompeurs, se colore musicalement, l’entraîne, trouble ses sens, chatoye puisque Fébronio est né au Brésil, très loin à l’intérieur, à Diamantina, province de Minas Geraes, l’antique province des mines d’or, où tous les nègres qui viennent au monde sont musiciens et chanteurs, – la voix du Père, qui s’accompagne pour lui familièrement, et d’une façon toute spontanée, secundo, du gazouillis indéfinissable, mais éclatant de Dieu sait quelle souple et fallacieuse bête de la brousse brésilienne, une déité éblouissante et frémissante, nouée et entortillée, comme le serpent de Laocoon, au petit Jésus noir et à la blonde Sainte-Vierge Marie, dont on peut suivre le culte et voir la statue peinturlurée, mais habillée de plumes indiennes, car ce serpent fantasque qui enlace la Mère blonde (« Nostra Senhora de cabellos louros ») et l’Enfant noir incarnado (peint couleur chair), est un être huppé, diaphane, ocellé comme un oiseau, le contraire d’une lourde tarasque écailleuse, avec des aigrettes aériennes et des touffes de plumes de paradis vivantes, et qui se meuvent et tremblent dans la lumière des cierges comme si ce serpent ailé couvait avec amour, plutôt qu’il ne l’étreint le groupe divin et métissé, statue vermoulue d’âge, qui est l’objet d’une dévotion particulière dans une église catholique de Bahia, cette Rome superstitieuse des Noirs sud-américains. Enfin, pour compléter la trinité de la confusion, comme ses congénères passionnés que toute musique fait danser, délirer, et tomber en transe, Fébronio a encore dû entendre, tertio, une voix de tam-tam lui venir sans repos du fond des âges, égarée et déroutante comme celle d’un ventriloque anthropophage, la voix insatiable et insatisfaite d’un grand fétiche d’Afrique, zoomorphe et nécrophile, dire le maître-mot de passe : TABOU.

*

Le tabou est le talisman du nagualisme, qui est la religion des songes et dont le baptême est le sang, le sang non pas épandu, mais le sang échangé, absorbé, intégré, réincorporé par l’initié qui arrive, grâce à cette communion de sang vivant, à s’identifier avec le grand tout.

Cette incorporation est la clef de la magie des fétichistes noirs qui pratiquent les incisions, les brûlures, les squames cicatricielles, l’affûtage des dents, la déformation des lèvres ou la gibbosité des fesses, les mutilations du crâne ou du sexe, les tatouages les plus variés, non pas pour des raisons de vanité décorative, mais pour des fins de sorcellerie, mais pour s’identifier au Totem : la Bête tutélaire du clan.

Quel était le clan de Fébronio et quelle était la bête protectrice avec qui ce nègre avait « fait frère » en échangeant son sang ?

De cela personne ne s’est soucié, ni juge d’instruction, ni psychiatre, pour résoudre l’énigme du monstre de Rio-de-Janeiro, premier exemple d’un sadique intégral apparu au Brésil, qualifié par l’un de « fou altruiste », par l’autre de « type classique de l’assassin à répétition ». Mais ces deux étiquettes sont dérisoires et je crois que tant que la Loi ou la Science des Blancs ne tiendra pas compte ou n’étudiera pas cette basse-chiffrée que je note en contrepoint, – visions, rêves, voix, raisonnements et langage gratuits, images-force, actes symboliques dont l’histoire de Fébronio est pleine – on ne comprendra jamais rien à la psychogenèse, au mécanisme morbide, au comportement de la mentalité, ni rien aux refoulements, aux imaginations, au délire, à l’épuisement de l’âme des indigènes et des transplantés.

Quand je lui fis visite dans sa prison je ne pouvais en une heure de temps aborder ces questions de totem et de tabou car je sais qu’un initié préférerait se faire couper la langue plutôt que de répondre d’impromptu à ces questions ; mais à certains indices j’ai cru pouvoir deviner que Fébronio était du clan du Buffle, comme la plupart des medecinemen d’Afrique qui manient le fer et le feu et qu’un jeune administrateur de cercle, qui débute à la colonie, prend pour des forgerons, alors qu’il est de notoriété publique dans la tribu que les « forgerons » sont des empoisonneurs qui comptent les étincelles de vie et manient les éléments, et que leur hiérarchie se décompose en démiurges, devins, sorciers, hommes-léopards ou loups-garous, cadavres-ambulants, juges, guérisseurs, montreurs de larves, jeteurs de sort, dresseurs de poules, sacrificateurs, forgerons bi-métalliques (métaux solaires, métaux de la lune), porte-glaive, chirurgiens, bouchers.

À mes yeux Fébronio est le lointain descendant d’un grand sorcier d’Afrique et, comme tous les noirs du Brésil qui ne peuvent plus s’abreuver aux sources vives de la mystique africaine et sont des enfants perdus, un métis malgré sa profonde coloration, c’est-à-dire un bâtard négro-chrétien dont l’intelligence et la spiritualité s’épuisent et sombrent aux antipodes de la tradition panthéistique et de la religion animiste de sa race.

*

Le père de Fébronio était boucher.

On sait de cet homme que dès leur plus tendre enfance il faisait participer ses fils à son métier de bourreau des bêtes, d’égorgeur – car on n’assomme pas au Brésil, le boucher saigne – et qu’il les initiait au maniement des différents coutelas ; on sait encore de ce rustre qu’il était cruel et que pour un rien il était heureux de faire claquer le fouet en famille, qu’il adorait terroriser les siens.

Ainsi que l’un de ses frères l’avait déjà fait avant lui, pour échapper à ces mauvais traitements Fébronio, se sauva à différentes reprises de la maison paternelle. Et un jour il disparut pour de bon, abandonnant dans un chemin creux la voiture de son père avec laquelle il allait faire ses tournées dans les hameaux et les plantations du voisinage, l’horrible petite voiture rouge des bouchers brésiliens de l’intérieur qui vous donne un haut-le-cœur quand elle passe à cause de son inscription en jaune sale de « Carne verde », qui signifie viande fraîche et non pas carne verte comme on pourrait le croire, mais qui est tout de même plus dégoûtante que la puanteur que cette sinistre carriole répand au soleil, que la nuée des grosses mouches charbonneuses qui l’escorte ou que les charognards, les immondes urubus qui la guettent de leur perchoir ou qui la survolent en plané, quand débouchant d’une mauvaise piste, elle s’arrête à l’entrée d’un village, fait de huttes de bambou ou de terre battue.

On retrouve Fébronio à 14 ans, à Rio-de-Janeiro, où il est coffré par la police pour un menu vol. C’est un petit voyou qui a beaucoup vagabondé et jusque dans les défrichements, les peuplements les plus perdus de l’intérieur, de même qu’il a bourlingué déjà dans plus d’un port de la côte.

On l’envoie en prison, puis dans une école de correction, puis dans une maison de discipline. On le relâche ou il se sauve. Il reprend sa vie de vagabondage et d’errance. Il vit de rapines. Il est arrêté pour un nouveau méfait. Il est une fois de plus hospitalisé parce que sans domicile. On le détient. Et dans toutes les institutions où il séjourne il donne l’exemple de l’insubordination et exerce un étrange pouvoir sur ses compagnons d’infortune.

L’administration le classe parmi les fortes têtes. Tout le monde le craint. Geôliers et prisonniers sont convaincus que ce maudit gamin a le mauvais œil. On chuchote même que le petit garnement jette des sorts et qu’il envoûte.

C’est le type même de ce que, dans la banlieue nègre de Rio, le peuple superstitieux appelle un « fascinateur ». On tremble, mais les gens lui obéissent, et même si ce diable n’est encore qu’un apprenti.

Mais son prestige est immense auprès de ses camarades disciplinaires car s’il est le plus cruel, il est aussi le plus intelligent d’eux tous. Il s’improvise volontiers chirurgien, dentiste, guérisseur. Un jour, à l’infirmerie du dépôt, il s’empare d’un bistouri et opère d’autorité un malade en traitement pour un anthrax de la lèvre. Il a la manie de vouloir arracher les dents. Il soigne et il fait des blessures. C’est ainsi que l’on raconte, qu’une autre fois, dans un poste de police de Rio, où il avait été amené pour un larcin commis dans une boulangerie, il coupa le doigt d’un autre détenu pour boucher le trou qu’il avait fait d’un coup de poinçon dans le ventre d’un ivrogne endormi sur un bat-flanc. Fébronio affirme qu’il a guéri les deux blessés.

À 17 ans, il est encore une fois repris, à la suite d’une escroquerie, et il est relégué à l’Île Grande. Et c’est là qu’il se met à lire la Bible. Fébronio se compare volontiers à Daniel qui, comme lui, était jeune, en exil et fourré dans le « trou ». Et comme son prophète favori, il se met à vaticiner.

Son temps fait, Fébronio disparaît et l’on perd sa trace ; et ce n’est qu’après des années et des années, au moment de son arrestation définitive – Fébronio a alors 32 ans – que la police fédérale devait apprendre avec stupeur que durant tout ce temps-là le monstre n’avait pas cessé de circuler, de voyager à travers l’immense pays, qu’il avait ouvert, naturellement sans diplôme, un cabinet dentaire successivement à Bahia et à Récife, dans le nord, à Bello-Horizonte et à Barra-do-Pirahy, dans le centre, à Curitiba, à Porto Alegre et à Pelotas, dans le sud, qu’il avait même pratiqué la médecine, et il va sans dire toujours sans diplôme de la Faculté, à Santos et dans les deux capitales du Brésil, à Rio et à São-Paulo, commettant d’innombrables escroqueries, faisant des dupes et des victimes dans toutes ces villes, et que partout où il était passé, il avait laissé quelques cadavres derrière lui, des jeunes gens et des garçonnets portant tous les mêmes marques de stupre et de viol.

Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette histoire, c’est que son arrestation est due non pas aux exploits du vampire, mais, comme on va le voir, à la conduite extravagante du prophète illuminé.

*

Fébronio était revenu à Rio, plus pauvre et plus sournois que jamais.

Il était inquiet.

Il ne savait pas pourquoi il était retourné dans la capitale, dans cette grande, riche et belle ville de Rio-de-Janeiro, où il n’avait jamais eu de chance.

Depuis quelque temps déjà il entendait des voix et lui, qui avait toujours été instable, obéissait maintenant à des impulsions qu’il ne pouvait refréner.

Il traînaillait, donc, sur l’Avenida, fréquentait les endroits publics, l’entrée des cinémas et le terminus des tramways, où tant d’escogriffes et de dandys de couleur stationnent à longueur de journée dans l’attente de Dieu sait quel heureux hasard, rencontre, surprise ou coup de veine, se mêlait à la foule des baigneurs Praia Flamengo, Praia Vermelha, de Copacabana ou de Ipanéma, cette série de plages de sable fin en demi-lune qui s’étirent jusqu’à la pointe des Harponneurs, puis de Leblon à la Gavéa, ne cherchant nullement à se dissimuler ou à se cacher comme si la police n’existait pas ou comme s’il n’avait jamais eu maille à partir avec elle, en proie à une hantise, à une volonté de puissance et de domination car il sentait que les temps étaient venus de se révéler.

Quand il marchait dans les rues qui mènent toutes à la mer, quand il s’avançait dans les cris de joie des klaxons et le tintamarre des trams, quand couché sur une plage il entendait s’ébattre autour de lui et rire à gorge déployée les prestigieuses femmes blanches, les insouciantes mulâtresses cariocas, les ribambelles des heureux petits enfants, dont des cohortes de négrillons ressemblants à des angelots que leurs mères trempaient dans la vague et élevaient dans la lumière comme une offrande, Fébronio fermait les yeux, pris d’un vertige qui n’était pas seulement dû à son estomac creux, mais surtout à l’ivresse que le luxe de la capitale, le bruit des rues, les paroles des gens, le frissoulis des vagues, les hurlements des petits innocents qui jouaient, la voix prenante des femmes, le soleil qui lui tapait sur la tête, la chaleur qui le pénétrait, le sable brûlant qui l’engourdissait provoquaient, et comme si ce nègre halluciné avait eu alors tout l’océan à boire, il était projeté dans l’espace, où il se balançait longtemps, grisé par cet appel de vie qui l’emportait en l’air en le soutenant, comme si la rumeur de la grande ville eût été un hommage s’adressant, un encens montant à lui.

Et quand il ouvrait les yeux, il avait la sensation de tomber de très haut, l’impression de revenir de loin.

L’espace, l’immensité, la lumière palpitante, le ciel cru, la mer éblouissante de la baie du Guanabara ou les rouleaux de l’Atlantique lui tambourinaient longtemps les tempes. Enfin son regard se fixait sur le Pain de Sucre, ce cône de granit, qui des profondeurs de l’océan, d’un seul jet, jaillissait dans les profondeurs de l’azur, comme un rêve de pierre émergeant d’une frange d’écume et d’un ourlet de palmiers, comme un trône, une table de pierre, un autel de sacrifice, dressé face à la capitale du Brésil, comme un lieu désigné, délectable, préétabli.

Alors, Fébronio s’en allait, tournait le dos à la baie incomparable, marchait, marchait dans les rues, se perdant en ville, s’égarant, mais ses pas le ramenaient toujours, et invinciblement, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, au bord de la mer d’où il pouvait admirer le pic qui l’attirait, le remplissait d’une crainte insigne comme un lieu prédestiné.

La nuit, Fébronio ne dormait pas car il avait peur des rêves qui l’avaient visité. « Quand on est fort, on lutte avec le sommeil, s’était-il dit. On n’est pas la proie de l’ombre. » Et il avait fait un vœu, celui de ne jamais plus dormir. Et alors, la nuit, il ne se couchait pas, marchant, marchant dans les rues interminables, errant sur les grèves désertes, rôdant comme une âme en peine dans les suburbios de Rio qui s’étendent aux pieds, entre les mornes qui portent des villages interdits, et loin, loin derrière les montagnes envahies de petite ou de grande brousse, où toute une population flottante célèbre à date fixe, certains vendredis, des cérémonies mystérieuses, telles que la macumba ou le condomblé, échines sauvages qui cloisonnent en autant de quartiers excentriques et pénètrent au cœur, en la blessant, cette magnifique, mais énigmatique capitale moderne de plus de 2.000.000 d’habitants.

Et quand le vagabond, l’affamé, le déséquilibré, qui passait comme une ombre dans les rues, sa silhouette glissant sur la façade des maisons blanchies par la lune, s’effaçant, rentrant dans le noir, poursuivi, chassé par l’aboi des chiens, ce maudit fourrait ses mains dans ses poches il y palpait avec amour son davier de dentiste, sa petite trousse de chirurgien dont il ne pouvait pas se séparer, un gros couteau à cran comme en ont tous les rôdeurs et les fines et longues aiguilles et le flacon d’encre indélébile qui formaient son attirail de tatoueur.

« J’ai une mission. Je suis le Prince du Feu ! » murmurait Fébronio. Et ce misérable se sentait devenir fou d’orgueil.

*

Un matin, à l’aube, Fébronio se trouvait au sommet du Pain de Sucre.

Parti de la petite plage discrète de l’Urca, il avait grimpé à travers les taillis, les débris rocheux, les raquettes des figuiers de Barbarie qui forment un bastion impraticable au pied du cône majestueux, et ayant attaqué le colosse par sa paroi qui fait face au large et qui est réputée être inaccessible, il s’était élevé, s’agrippant aux aspérités avec les ongles, risquant dix fois, cent fois de tomber à l’eau, jouant des pieds et des mains, et il avait mis la nuit entière pour atteindre le sommet du pic.

Sur la terrasse en planches du belvédère il n’y avait à cette heure matinale personne. Le restaurant était fermé. Le premier funiculaire n’était pas encore arrivé. Fébronio inspecta les lieux, eut une vague envie de cambrioler le pavillon, mais fut pris par le panorama de la ville merveilleuse qui s’étendait à ses pieds.

Comme Dieu il dominait « sa » capitale et il avait l’impression qu’il pourrait détruire la maîtresse-ville, la rédemptionner (sic) à volonté.

Un coq chanta.

Fébronio fut tiré de sa contemplation par un volet qui claqua contre la façade du restaurant et par la roue du téléférique qui, aussitôt après, s’était mise à tourner et à geindre.

Il se jeta en arrière, franchit la balustrade, se laissa glisser dans les éboulis et parvint rapidement, cent mètres plus bas, sur le dôme en forme de dromadaire ou, mieux, de dos d’éléphant qui sert de contrefort et relie à la terre l’accore avancé, la masse polie de la pyramide du Pain de Sucre qui se dresse et tombe à pic à l’entrée du Guanabara, cette baie unique au monde.

L’endroit était planté de vieille brousse et c’est le couteau à la main que Fébronio dut se frayer un chemin parmi les branchages, les lianes, les cactus. Enfin, il parvint à percer jusqu’à une espèce de petite clairière qui donnait comme une lucarne sur Rio.

Dans cet asile haut perché, le silence, la solitude étaient aussi complets que si Fébronio avait été perdu à cent mille lieues à l’intérieur des terres de son immense patrie encore aux trois-quarts vierge.

La matinée passa.

Niché comme un vautour dans son aire, l’insane contemplait « sa » ville écrasée sous la chaleur, et parfois il clignait des yeux, et sa paupière se fermait sur sa proie.

Cent millions de cigales jaspinaient au soleil avec stridence et l’énorme dôme que Fébronio chevauchait comme le roi-mage venu des Indes sur le dos d’un éléphant vibrait, comme en bas, là-bas, là-bas en bas, à l’usine électrique, la dynamo… et quand le wagonnet du téléférique passait à cent mètres en l’air Fébronio nouait deux brins d’herbe en croix, faisait l’anneau cabalistique avec le pouce et l’annulaire de la main gauche, l’index et le petit doigt en cornes, le médius replié à fond, et il crachait. « Que cette maudite ficelle casse et se dénoue ! Mort, ô misère et ma mère ! » récitait-il à haute voix. Et il se jetait sur le sol, se frappant la tête par terre, en formulant cette imprécation.

À la longue, il resta étendu, d’abord sur le ventre, puis sur le dos pour ne pas perdre le câble du téléférique de vue. Il était dans un état inimaginable d’exaltation, les yeux grands ouverts, toutes les forces de sa volonté concentrées intérieurement pour voir se réaliser sa malédiction, se rompre ce maudit câble et tomber cette nacelle aérienne qui comme une sale mouche souillait le ciel et l’azur.

Le sorcier nègre était frémissant d’attente.

Et, tout à coup, il eut une vision.

S’était-il endormi ?

Fébronio affirme que non. Pas cette fois-là, dit-il ; et que ce n’est que plus tard, quand il revint encore plusieurs fois au même endroit et qu’il fut plusieurs fois en but aux maléfices du Diable, qu’il dormait. Même que Satan attendait qu’il fût endormi pour l’entreprendre et le rouer de coups. Mais il jure qu’il ne dormait jamais quand « la jeune Femme blonde » lui apparaissait et surtout pas quand « A Moça de cabellos louros » lui apparut pour la première fois.

Il pouvait être midi.

Fébronio était là, couché sur le dos, ne bougeant pas, retenant son souffle.

Il dit que ses yeux l’avaient quitté pour aller ronger comme deux rats rouges échappés de l’enfer ce damné câble de l’ascenseur qui attachait comme un poids mort, la terre au ciel. Il dormait si peu qu’il se souvient très bien avoir senti un serpent venir ramper autour de lui et aller s’enrouler autour de sa tête. Et même que le froid du serpent le compénétrait, commençait à lui glacer les moelles, et qu’il se laissait faire horrifié, quand, tout à coup, l’espace se creva comme une vitre qui vole en éclats et qu’il lui apparut « une Dame » a-t-il écrit plus tard dans ce livre qui fut détruit par la police, « une Dame Blonde, aux longs cheveux d’or, qui me déclara que Dieu n’était pas mort et que j’avais pour mission de l’annoncer au monde entier. Que je devais dans ce but écrire un livre et marquer les jeunes gens élus des lettres D. C. V. X. V. I, tatouage qui est le symbole du Dieu-Vivant, et nonobstant l’emploi de la violence !… »

*

Sans famille, sans domicile, sans mais, éreinté, las, fourbu par la vie qu’il menait à Rio depuis son retour dans la capitale, mourant de faim et de soif, plus abandonné et plus pauvre que Job, le cerveau détraqué par la vision qui venait de le foudroyer, ne sachant que faire, se demandant comment remplir cette mission dont il avait été chargé et qu’il avait acceptée d’enthousiasme, doutant de sa force et de ses facultés, tour à tour triste, sombre, illuminé, joyeux, délirant et jonglant avec son couteau, admirant son attirail de tatoueur, sa trousse, son vieux davier qu’il étalait devant lui dans l’herbe et qui brillaient au soleil, tombant en prières, en sortant pour se mettre à calculer ses chances, plus sournois et plus astucieux que jamais, méditatif, inquiet, triomphant, Fébronio resta quelques jours enfermé dans la vieille brousse des abords du Pain de Sucre.

« Là, raconta-t-il au juge d’instruction qui voulait connaître l’emploi détaillé de son temps, là, « no matto dentro », dedans le bois, absolument désanimé après la visite de la Dame Blonde, et découragé de me savoir sans argent, sans demeure, sans famille après la révélation de ma destinée, il est tout naturel que j’aie éprouvé le besoin de pénétrer le plus avant possible dans le maquis où je me tenais caché pour me détendre et me reposer le corps. Comme un philosophe de l’antiquité je passai, donc, là, trois, quatre jours, loin du monde, perdu dans de hautes cogitations et jetant les bases de mon livre prophétique : Les Révélations du Prince du Feu, livre que j’ai porté à l’imprimeur et qui est paru en librairie moins de trois mois plus tard. »

Cet évangile de Fébronio, je n’ai jamais pu me le procurer et malgré leur promesse de m’en faire tenir un exemplaire, je suis bien forcé de constater que depuis dix ans mes amis brésiliens – députés, médecins, avocats, journalistes, écrivains – n’ont pas été plus heureux que moi dans leurs recherches chez les libraires et chez les bouquinistes. On sait que la police fédérale a détruit ce livre jusqu’au dernier exemplaire et que, d’après les déclarations de son éditeur, c’était un petit volume de 67 pages, publié à Rio en 1925. Sur la première page figurait le verset suivant de Fébronio :

Eis aqui, meu Santo

Tabernaculo-Vivente

hoje dedicado a v ó s

os encantos que ligaste

hontem a mim na Fortaleza

do meu Fiel Diadema Excelso .

La page 2 portait la dédicace à l’ :

« Altissimo Deus-Vivo »

(Au Très-Haut Dieu-Vivant).

On ignore comment Fébronio a pu se procurer l’argent nécessaire à l’impression de son petit livre car, naturellement, cette publication s’était faite à compte d’auteur.

Interrogé par la police, son éditeur a raconté :

« Un jour est entré dans ma boutique un nègre qui m’a apporté un manuscrit roulé dans une feuille de journal, illisible, écrit à l’encre et au crayon sur différents bouts de papier, dont beaucoup de formules télégraphiques des P.T.T.

« Lui ayant fait observer que je ne pouvais accepter un manuscrit présenté dans un aussi mauvais état, ce nègre est revenu quelques jours plus tard et m’a donné un manuscrit dactylographié. L’impression de ses élucubrations a encore été retardée parce que ce nègre n’avait pas le sou. Il est donc revenu me voir à plusieurs reprises m’apportant chaque fois des acomptes, jusqu’à la concurrence de 800 milreis (2.000 frs environ), montant du prix de l’édition. Par la suite, ce nègre est souvent revenu dans ma boutique, à différentes époques, emportant des exemplaires de sa brochure, qu’il payait comptant et dont il prenait des petits paquets.

« Un jour, j’ai dit à ce nègre que j’avais essayé de lire son livre, mais que je n’y avais rien compris ; à quoi il m’a répondu textuellement : J’avoue que tout cela est bien embrouillé, mais vous le comprendrez mieux quand on verra apparaître, ici, dans cette capitale, et se promener tout nu sur l’Avenida le Dieu-Vivant.

« Je reconnais aujourd’hui que ce nègre qui n’avait pas voulu signer d’un nom d’auteur, est bien le nègre que vous me présentez : le dénommé Fébronio. »

Au juge qui lui demandait pourquoi sa brochure ne portait pas de nom d’auteur, le mage, indigné, répondit :

« Je n’ai pas signé mon livre parce que le Fils de la Lumière n’a aucune ambition d’auteur et qu’il lui suffit de révéler au genre humain la mission du Prince du Feu. »

Voici quelques rares extraits de cette brochure introuvable. J’ai découpé ces citations dans un journal local ; elles ont toutes trait à la mission dont Fébronio se disait investi.

Page 10 : « … et ceci fut un acte suprême de sa charité quand le Tabernacle-Vivant de l’Orient, choisit parmi les vivants, dans une île, l’enfant-vivant, l’héritier d’une trompette vivante qui annonçait au monde, en sonnant jour et nuit, l’existence de son compagnon éternel, venu du Soleil Levant… »

Page 16 : « … et ceci fut un acte loyal de son amour parfait quand le Saint Tabernacle-Vivant ordonna le couronnement du jeune garçon-vivant en Orient… »

Page 28 : « … et Il vint désigner parmi les hommes les plus malheureux, le jeune homme insignifiant, mais d’une si précieuse valeur, le fils-vivant des magies antiques, tel qu’Il entend l’incarner et le faire célébrer par toi dans son Église, vu qu’Il t’a enseigné comment prophétiser et annoncer la Vie par la voix de la Mort… »

Le journaliste carioca à qui nous devons ces trois textes, qui sont les trois seuls fragments connus de l’évangile de Fébronio, les fait suivre d’un commentaire qui est un exemple typique de cette manière de voir juste et de dire faux, propre à un chroniqueur d’un petit journal local qui s’adresse à ses abonnés :

« Les prophéties de Fébronio Indio do Brazil sont un document unique qui nous permet de suivre jusqu’au bout les chevauchées les plus risquées et les plus aventureuses de l’imagination déréglée de ce fou furieux ; mais ce document est aussi un témoignage de l’ignorance et du manque de culture de ce noir. Tout au plus peut-on y relever une profonde influence de la Bible, dont Fébronio a toujours été un grand lecteur en prison et dont il se réclame quant à l’instar du prophète Daniel, auquel il aime se comparer, ce nègre en délire interprète ses songes, songes qui sont le mobile de sa criminelle activité. »

*

De son délire, de ses rêves, de ses cauchemars, de ses songes Fébronio en a fait le récit circonstancié au psychiatre, chez qui il avait été envoyé en observation, avant de concentrer l’attention du jury sur son étrange personnalité lors de son procès par-devant la Cour d’assises et durant lequel le huis-clos fut plus d’une fois prononcé.

Premier rêve : « La Dame Blonde n’avait pas plutôt disparu, raconta-t-il à son médecin, que je tombai dans un profond sommeil et que par l’intermédiaire d’un songe j’eus connaissance que ma mission n’était pas approuvée par tous les esprits et que plus particulièrement je me trouverais avoir à lutter avec l’opposition déchaînée par les démons… »

Deuxième rêve : « En effet, à peine quelques jours plus tard – j’étais toujours caché dans le maquis du haut, entre le Pain de Sucre et la caserne des fusiliers-marins dont les sonneries de clairon montaient jusque dans ma solitude – je tombai une nouvelle fois dans un lourd sommeil et je vis en rêve un maître-oiseau, du genre dragon, qui me dit que le Prince des Ténèbres n’était pas content du tout de la mission dont la Dame Blonde m’avait chargé. Cet oiseau était une bête effrayante, avec un bec très long, une toute petite voix d’enfant, et des plumes vermeilles, couleur de feu. D’abord, cette bête essaya de me tenter, de me séduire. Elle me fit mille grâces, mille charmes et fit passer devant mes yeux beaucoup de mangeailles, beaucoup de victuailles. Puis, elle m’offrit beaucoup, beaucoup d’argent et me promit la gloire si je consentais à renoncer à cette mission que j’avais acceptée et si je n’écrivais pas mon livre.

« Alors, devant mon refus solennel, le dragon se hérissa et il me fit des menaces épouvantables, me disant que déjà il avait tué le Christ et Jean-Baptiste et que je ne lui faisais pas peur. Et l’oiseau-génie s’éloigna, criant qu’il allait me tuer et me manger, et il se retourna pour m’étourdir d’un coup de bec, m’assommant, me rompant les os avec ses grandes ailes, me piétinant, me laissant tout meurtri et plein de sang, et j’avais si mal d’avoir été écrasé sous son ventre que je lui criai comme il s’envolait : – Si tu veux me tuer, tue-moi tout de suite et mange-moi ! Et alors, je sortis des bois et errai longtemps en ville, courbatu, très las, rempli d’une grande tristesse qui ne me laissait ni penser, ni écrire et, sans savoir pourquoi, j’étais plein de doutes sur l’efficacité de ma mission et convaincu de ma faiblesse et de mon impuissance pour lutter avec le diable. »

Deuxième apparition de la Femme Blonde : Huit ou quinze jours plus tard, étant retourné dans les bois, au même endroit, la même Femme Blonde lui apparut encore une fois.

« Elle ne paraissait pas contente, avoua Fébronio. Et m’interpellant par mon nom : « Fébronio, dit-elle, pourquoi est-ce que tu n’écris pas et que tu ne fais rien ? » Alors, elle m’ordonna d’aller acquérir une épée pour me battre avec le dragon qui me faisait une si grande peur. Mais avant, et afin d’être invincible dans ce combat singulier, je devais, me dit-elle, choisir dix jeunes gens, les tatouer et les marquer des lettres symboliques.

« Avant de s’en aller et paraissant fort triste, ma Dame me dit encore : « Fébronio, si tu doutes de toi et ne crois pas en la vertu de ta mission, le dragon sortira vainqueur de ton duel avec lui et l’Oiseau continuera à dominer le monde, à assombrir la lumière du jour et à faire pleuvoir. »

C’est entre la deuxième apparition de la Dame Blonde et le troisième rêve de Fébronio, qui provoqua l’arrestation du dément par un sergent de la police, que se situent la série des crimes rituels et la rédaction et la publication des Révélations du Prince du Feu.

Fébronio s’était mis à aller chasser en ville. Il choisissait ses pitoyables victimes de préférence parmi les simples, parmi les pauvres, séduisant des jeunes colporteurs, des crieurs de journaux, des petits cireurs de chaussures ou ces gosses qui passent au blanc d’Espagne et décorent de rosaces et d’arabesques les pneumatiques des voitures de luxe et des taxis en stationnement, des commis, des garçons de courses sans emploi, un enfant de troupe, un mousse, une jeune recrue, des badauds, d’autres vagabonds. Il leur offrait des cadeaux, des belles paroles, du travail, des belles promesses et jusqu’à de l’argent, leur faisant croire qu’il était l’unique héritier d’une vieille tante immensément riche. Il leur faisait des phrases, leur prêchait sa religion nouvelle du Dieu-Vivant, leur récitait des bouts de son manuscrit et, plus tard, leur lisait des passages de son livre imprimé qu’il leur distribuait. Et les innocents, qui se croyaient élus, l’accompagnaient où il voulait et jusque dans son repaire du Pain de Sucre, où il les initiait en les tatouant, avant de les égorger ou de les éventrer.

« J’étais leur maître à tous, déclara Fébronio avec orgueil. Mais aussitôt après un sacrifice, je tombais bien malgré moi dans un lourd sommeil et j’avais beau me défendre avec ma fidèle épée, je restais victime du Diable qui me rouait de coups et m’étranglait à moitié, et, au réveil, tout était à recommencer. »

Troisième rêve de Fébronio : « Et un jour, ce même rêve accoutumé, qui s’était déjà si souvent répété depuis que je tatouais les jeunes gens pour les sauver et que je combattais avec le dragon sans arriver à le vaincre, revint encore une fois, sauf que l’oiseau fabuleux s’était transformé, cette fois-ci, en un bœuf sauvage qui, aussitôt qu’il me vit, fonça sur moi en criant d’une voix qui faisait trembler le ciel et la terre : « Je suis Satan, Satan en personne, et il y a assez longtemps que tu m’embêtes, Fébronio. Je vais t’encorner !… » Je dois vous dire, docteur, que les bœufs ça me connaît, et que ce gros caracul-là, pas plus que ceux que j’avais vu abattre chez mon père, ne m’intimidait ; et il avait beau faire des manigances et gueuler d’une voix de stentor qu’il était Satan, Satan en personne, je n’avais pas peur, car, un bœuf, je sais où le toucher, et ses beuglements les plus terribles ne m’empêcheront pas de le saigner très proprement, comme je l’ai vu faire à mon père. Il y a une passe si simple qu’un enfant pourrait leur couper la carotide quand ces furieux foncent sur vous tête baissée, et même avec un peu de sang-froid, on peut les piquer entre les épaules ce qui les fait tomber à genoux et se vider par les naseaux. Je courus donc m’adosser à un tronc d’arbre et attendit le monstre de pied ferme. J’étais très calme et ce bœuf, qui voulait m’encorner, me faisait sourire.

« J’étais tout nu, comme toujours depuis que je célébrais des sacrifices dans ma clairière et j’avais mon épée nue à la main. Il pouvait être midi. Le soleil tapait à pic sur le Pain de Sucre et un cercle de vautours volaient au-dessus, mais sans faire d’ombre, ce qui était d’un heureux présage. Cette fois je tenais le Diable ! Mais il se passa un prodige. Chaque fois que le bœuf m’attaquait, l’arbre contre lequel j’étais adossé, l’arbre grandissait, m’enlevait en l’air, et chaque fois que le Maudit s’éloignait pour faire demi-tour, l’arbre rapetissait et me déposait sur le sol, si bien que mes grands coups d’épée et que ses plus furieux coups de cornes frappaient ensemble dans le vide. Et cela dura longtemps. Et le bœuf écumait de rage, et moi je criais de colère contre cette traîtrise, car je savais que je devais vaincre, et je faisais des moulinets avec mon épée pour me dégager de Dieu sait quelle toute puissante magie, quand je me sentis saisi par derrière, et qu’un sergent de la Force Publique me passa les menottes.

« Mort et damnation ! Cet idiot de sergent avait ramassé mon épée, et comme je lui criais de prendre garde, que le bœuf fonçait sur nous, cet imbécile s’est mis à rire et m’a frappé sur la tête. Alors, j’ai vu le bœuf sauter en l’air et s’envoler, obscurcissant le ciel, la baie, la mer, et un gros nuage mugissant fonça sur la grande ville que j’avais voulu rédemptionner (sic). Et il fit tout noir. Et quand je sortis de mon rêve, j’étais à la police, et l’on me tiraillait, et l’on me questionnait, me demandant, jour et nuit, sans répit : – Que faisais-tu dans les bois, sale nègre ? – Pourquoi étais-tu tout nu ? – Qu’est-ce que c’est que ce tatouage que tu as sur la poitrine, dis ? – Et pourquoi cette épée ? – Et qu’as-tu fait des petits, Fébronio, sale charognard ? Vas-tu enfin parler ? – Et pourquoi ci ? et pourquoi ça ? Et ils me battaient. Et moi je niais tout et me taisais car mon livre n’était pas écrit pour eux. Et, aujourd’hui, c’est moi qui vous demande, docteur, pourquoi, mais pourquoi ma Dame Blonde n’est pas revenue et pourquoi je ne l’ai pas revue une troisième fois ? Je dis que vous êtes tous des suppôts du diable… »

*

De l’avis des gardiens, j’avais eu la chance de tomber un bon jour. Il y avait déjà une heure que je conversais avec lui et jamais encore le monstre du pénitencier de Rio ne s’était montré si calme, n’avait témoigné tant de confiance à quelqu’un.

Son feu s’était éteint. L’ombre envahissait la grande cage. Je vis Fébronio frissonner. Le remugle de la prison me serrait la gorge. Il était temps de m’en aller. D’ailleurs, à la longue, ce tête-à-tête avec ce noir me faisait mal car je ne pouvais rien pour lui.

Mais avant de le quitter je demandai encore à Fébronio :

— Et quand tu étais là-haut, tout seul à te promener dans la vieille brousse du Pain de Sucre, quelle était la plus belle heure de la journée ? J’ai peine à croire que tu étais toujours tristinho, que tu avais toujours le cafard. Tu as bien connu la joie, non ?

— La plus belle heure ? Ô collègue français, vous ne la connaissez pas ? Mais voyons, l’émerveillement de Rio c’est le soir, quand la nuit tombe et que toutes les lumières de la capitale s’allument toutes à la fois, d’un seul coup. Les cent mille lampadaires de Rio ! Vous n’avez pas ça, à Paris, hein ?…

Il faut savoir que si Paris est la Ville Lumière, deux capitales de l’hémisphère austral, et plus riches de lumières que Paris, se jalousent et luttent pour mériter ce titre et battre le record du luxe électrique.

Je veux parler de Sydney en Australie, et de Rio-de-Janeiro, en Amérique du Sud.

Dès que le Conseil municipal de Sydney vote un nouveau crédit pour intensifier encore l’éclairage déjà débordant de la reine des mers du sud, le préfet de Rio-de-Janeiro en dépense le double pour ajouter à la féerie nocturne qui pare sa ville couchée comme une mariée dans le plus grandiose paysage du monde, et des kilomètres et des kilomètres de nouvelles rampes, et des milliers et des milliers de nouveaux cordons électriques viennent s’ajouter au dessin de la baie de Guanabara, des plages, des îles, à toutes ces lignes scintillantes qui convergent et se nouent comme une torsade de perles lumineuses au cou d’une déité indienne, autour du sombre du majestueux piton du Pain de Sucre.

Mais malgré ce spectacle de fête, malgré cette illumination féerique, malgré cette improvisation moderne sans cesse renouvelée, malgré les feux sans cesse renaissants des constellations tropicales, je ne puis doubler ce rocher, cingler au large, à bord d’un paquebot qui me ramène en France, sans frémir en évoquant les quarante ou les soixante squelettes que l’on a trouvés, non pas enfouis dans les oubliettes du château de Barbe Bleue, mais exposés en plein soleil, sous la garde des vautours, parmi les cactus, les palmiers, les mimosas, dans cette vieille brousse que hantait Fébronio, et dont beaucoup ne furent jamais identifiés.

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