III Noël à Bahia

Rentrant en France, j’avais décidé de m’arrêter entre deux longs courriers à Bahia, sanctuaire cher au cœur de tous les nègres de l’Amérique du Sud, ville aux 367 églises que j’ai baptisée la Rome des Noirs.

Je voulais m’arrêter une douzaine de jours dans la capitale du Nord pour me livrer aux premières investigations que je désirais faire pour connaître la vérité au sujet de Lampeão, autre bandit brésilien, mais populaire et romantique, parce qu’il défend, dit-on, la veuve et l’orphelin et ne s’attaque qu’aux riches et aux nouveaux riches, espèce de Cartouche exotique, célèbre dans tout le Brésil par ses exploits et ses fanfaronnades, indubitablement le roi de l’intérieur puisqu’il tient, comme dans son île un berger corse, depuis vingt-cinq ans le sert ã o de Bahia, ce désert aux oasis tropicales, un des sales coins et, à tous les points de vue, une des zones les plus stupéfiantes de la planète.

Comme on était en plein été austral, je n’avais pas pensé que j’arriverais dans le port de Bahia tout juste pour la Noël, c’est-à-dire à l’époque la moins favorable de l’année pour me livrer à une enquête compliquée puisque la ville entière est alors en fête et que toute la population, oubliant les affaires sérieuses, s’abandonne, et jusqu’à bien après le jour de l’An, à la joie et aux réjouissances, préludes des prochaines folies du carnaval où Sa Majesté Mômô entraîne, aussi bien dans les villes que dans les villages les plus reculés de cet immense pays, noirs et blancs pêle-mêle dans la rue.

Donc, quand je mis pied à terre, le bas-port était en liesse – cris, masques, musiques, cortèges, cuisine en plein vent, boutiques, chevaux de bois, éclats de rire, confettis, serpentins, lance-parfum – et dans la ville haute, dégringolant sur le petit peuple endimanché et faisant plus de tintamarre dans les airs que les trois cargos belges qui déchargeaient leur cargaison de plaques de tôle brutalement sur les quais, les cloches et les carillons s’égosillaient avec frénésie. Et je restai étourdi en sortant des docks, non pas d’un coup de soleil, comme il arrive sous les tropiques d’en attraper un dans la rue, mais parce que dans la rue où j’allais m’engager le soleil lui-même me semblait éclater comme un pétard, tellement cette rue qui montait était brutalement colorée, avec ses guirlandes électriques allumées en plein jour, ses festons, ses drapeaux, ses tapis aux fenêtres, ses façades contrastées, ses maisons peintes et son arc de triomphe barbare qui donnait sur le ciel cru, d’un bleu-perroquet insoutenable, et que de partout s’élevait, sur un air engageant de musique de danse, le beau cantique créole, au début si plein de foi :

« Christ nasceu a Bahia ! »

(Le Christ est né à Bahia !)

et dont les versets énumèrent comme preuves de la bénédiction de Dieu qui du fait de la naissance de l’Enfant-Vivant a rejailli sur la ville de sa prédilection, les bons plats de la cuisine d’Afrique dont les Noirs de Bahia se régalent encore aujourd’hui !

*

À Bahia, Bahia de todos os Santos, la Baie de tous les Saints des anciens portulans, à Bahia, cette vieille capitainerie portugaise du XVIe siècle, qui est le premier établissement des Blancs au Brésil et que se disputèrent Portugais, Français, Espagnols et Hollandais, à Bahia, bourrée de couvents et de missions, mais qui fut durant près de trois siècles le plus grand marché d’esclaves sur les côtes du Nouveau Monde et une fois dans son histoire le siège de l’Inquisition en Amérique latine, à Bahia il y a autant d’églises que de jours dans l’année, – plus une, pour les années bissextiles, – et encore une, pour être bien sûr de ne pas s’être trompé dans ce décompte d’almanach et n’avoir oublié aucun saint du calendrier.

Or, dans chacune de ces églises, le jour de la Nativité, on y célèbre la Messe du Coq, et la foule des fidèles qui se presse autour de la crèche, n’adore pas tant le Divin-Enfant, comme le font les trois rois Mages, que, touchée par la grâce de l’un d’eux, qui est Noir, elle jubile à l’idée que Gaspard et son grand éléphant venus de l’Orient, du royaume de Saba, ont su mériter le paradis et ouvrir largement les portes du ciel non seulement aux noirs Africains, mais aussi à leurs animaux, comme eux exilés de la mère-patrie, et, les yeux émerveillés, les nègres catholiques et bons chrétiens de Bahia suivent ce roi et cette monture symboliques qui sont entrés dans la Terre Promise.

Et c’est ainsi que dans les crèches de Bahia le bœuf et l’âne sont souvent, l’âne, un dromadaire, et le bœuf, un bœuf zébu, et qu’un cortège d’animaux domestiques africains et indigènes les entourent, plus toutes les bêtes sauvages de la brousse de l’Ancien et du Nouveau Monde, plus les monstres mythologiques, les êtres légendaires, le poisson-grigri ou l’oiseau-totem, dont les statues archaïques, en compagnie de celles de saint Joseph et de sainte Marie (Papaloï et Mamaloï) qui ressemblent à des fétiches et portent traces de la plastique traditionnelle d’Afrique, se penchent tous et toutes sur l’Enfançon, et c’est souvent un négrillon, et plus souvent encore une petite moricaude, qui remue dans la paille au fond d’une église archibondée.

On sait le rôle d’Esculape familier que joue prophétiquement le coq – son chant, son égorgement, les giclures de son sang – dans la sorcellerie nègre pour l’interprétation des songes, la devination de l’avenir, jeter des sorts et dans mille petites superstitions quotidiennes. Son sacrifice est d’un usage courant. J’ai vu dans une crèche de Bahia un coq vivant prendre la place de l’étoile de Bethléem. Dans une autre église un coq mort était fiché sur l’étoile par une longue flèche et dans une petite chapelle un coq noir était transpercé par une épée dorée, d’où jaillissaient, zigzaguant dans un ciel d’orage, trois éclairs, portant en lettres de goudron le nom d’Hérode. Mais, généralement, les crèches ne sont pas aussi lugubres et, à quelques exceptions près, la Messe du Coq n’est pas une tragédie. On y célèbre la joie de vivre, d’être au monde, et les animaux de la création, comme dans les fables d’Afrique y tiennent le premier rôle. Même qu’au milieu des prières et des psaumes, les assistants imitent le cri des bêtes, les uns barrissent, les autres mugissent, bêlent, beuglent, aboient, jappent, sifflent, roucoulent, poussent des cocoricos sonores qui fusent dans tous les coins, tandis que les mendiants chantent à la fin de la cérémonie :

Somos pobres peregrinos,

Que de longe, longe vêm,

Caminhando sem descanso

Até chegar onde stêm.

Viv á , viv á , viv á ,

Viv á a alegria,

Na casa de Vossa Senhoria.

N ó s seguimos uma estrella,

Que no céo appareceu,

Seu clar ã o nos levar á

Aonde Jesus nasceu.

Viv á , viv á , viv á ,

Viv á a alegria,

Na casa de Vossa Senhoria.

N ó s vimos o Deus-Menino

Sobre umas palhas deitado,

Em seu rosto se espalhava,

O seu cabello dourado.

Viv á , viv á , viv á ,

Viv á a alegria,

Na casa de Vossa Senhoria.

E p’ra terminar a festa,

Em muita paz e harmonia,

No tampo deste pandeiro

Lançai qualquer quantia.

Viv á , viv á , viv á ,

Viv á a alegria,

Na casa de Vossa Senhoria.

Mais il faudrait être un Gérard de Nerval noir pour recueillir tous ces versets et noter ces cantilènes naïves d’adoration et d’heureuse simplicité.

*

Dans d’autres églises, mais aussi dans les clubs, dans les loges (on sait le goût des noirs pour les associations secrètes et les emblèmes maçonniques) on monte à l’occasion des fêtes de la Noël, des petits drames, des féeries, des mystères qui n’ont plus rien de zoologique, mais sont cosmiques, car ce ne sont plus les animaux qui tiennent les premiers rôles autour de la Naissance de l’Enfant-Divin, mais l’Étoile, et le Ciel, et la Terre.

En dehors des églises ces mystères se jouent dans des granges, au fond des banlieues lointaines, ou sur les places des vilayets à la ronde, ou encore dans une clairière abandonnée, dans un vallon écarté ou dans la solitude d’une sauvage calanque ou au bord de l’océan, sur une plage déserte, la nuit, surtout la nuit ; et c’est pourquoi si les pièces que l’on donne dans la journée dans les « casinos » s’appellent des pastorales, celles que l’on improvise en plein air, la nuit, sont des « bals ».

J’ai assisté, une nuit, au Bal des Astres, célébré parmi les dunes, dans une palmeraie, à une vingtaine de kilomètres de Bahia, où je m’étais rendu incognito, en taxi, ordonnant au chauffeur de suivre d’autres taxis, chargés de couples costumés, que je voyais quitter la ville pour foncer dans la nuit chaude.

Au ciel, un fin croissant lunaire soutenait avec peine l’éclat de la Croix du Sud et la campagne était merveilleusement silencieuse. Quand le teuf-teuf traversait une plantation le parfum frais des champs de cannes à sucre et des caféiers ou l’entêtante fragrance des manguiers en fleurs et des ananas mûrissants, alternativement, me ranimait ou m’accablait. J’étais également étrangement troublé par les piétons et les cavaliers que les phares de la petite Ford levaient sur les bas-côtés de la piste et qui, continuant à piétiner dans le nuage de poussière que ma voiture soulevait en les devançant, brandissaient des branchages sur mon passage, me lançaient des fruits et chantaient une mélopée dont je n’ai retenu que le premier couplet et le refrain plein d’allant :

Hoje é noite de Natal,

Ninguem se deita em colch ã o,

Que nasceu o Deus Menino.

Entre palhinhas no ch ã o.

Pastoras, pastores,

Louvemos, contentes,

A Jesus Menino,

Salvador das gentes .

Tous ces noirs qui se faisaient de plus en plus nombreux à mesure que j’approchais du lieu de la cérémonie et qui se rendaient tous au « bal » portaient des oripeaux et du clinquant à l’orientale.

*

O Baile dos Astros, mystère cosmique, était un spectacle simple et enchanteur. L’action se passait entre six personnages allégoriques qui « ballant » dans ce décor naturel des dunes et en costumes barbares, mais de caractère approprié, malgré le ton déclamatoire et les propos naïfs de leurs improvisations, n’étaient pas dépourvus de véritable grandeur. Il est vrai que la musique spontanée qui accompagnait chaque récitatif et la présence d’un grand concours de peuple, qui participait à l’action en tenant le rôle du chœur antique et en chantant les rondes, créaient l’ambiance, inspiratrice de ce théâtre en plein air dont les tréteaux étaient les collines, les coulisses, l’horizon nocturne et le plafond machiné, les constellations qui se mouvaient dans la profondeur du ciel du tropique en répons et comme un leurre au ressac lointain de l’océan et à la brise qui passait dans les palmiers, criblés des lueurs versicolores de centaines et de centaines de petits lampions.

Les six personnages allégoriques étaient la Terre, l’Étoile, la Lune, l’Aurore, le Soleil, les Fleurs, et c’est la Terre qui ouvrit le « bal » :

A TERRA, CANTANDO.

Quiz hoje Deus humanar-se,

Baixando de Firmamento,

Escolheu-me pr’a seu berço,

Fez em mim seu nascimento.

VOLTA.

De Deus escolhido

Fui para humanal-o :

Devo ser lambem

Primeiro em louval-o .

Cette déclaration préliminaire contient toute la donnée de ce spectacle qui est une longue, âpre, spécieuse, violente, entêtée et chaleureuse discussion, en vérité une palabre entre les six protagonistes qui revendiquent chacun le rôle de premier plan qu’il a joué lors de la venue au monde de l’Enfant-Roi et où chaque personnage, s’avantageant tour à tour, fait appel au public pour témoigner de l’importance de la part qu’il a prise dans le grand mystère de l’humanisation de Dieu.

C’est ainsi que l’Étoile et la Terre ne tardent pas à se chamailler :

A ESTRELLA.

Per ventura, terra insana

Querer á s luctar commigo ?

A TERRA.

A terra tem com braz ã o

Zombar de qualquer perigo .

Mais quand la Lune se mêle de leur querelle, la Terre et l’Étoile, offusquées de cette intrusion, se retournent contre elle et chantent, unies le duettino :

Do meu braço a força

Tu conhecer á s,

Prostada a meus pés,

Tu te humilh á ras .

À quoi la Lune répond tendrement :

A LUA.

E’ hoje o dia ditoso

Para o coraç ã o humano,

Dia em que baixou á terra

O Rei dos Céos, soberano .

Ces chants dialogués continuent pour durer jusqu’à l’aube, coupés qu’ils sont de forfanteries, de vantardises, de drôleries, de coq-à-l’âne, de blagues, de bons mots, de proverbes, de dictons, de charades et de combles, véritables numéros d’extravagance, mais aussi de prophéties pour l’année, de prévisions sur le temps et les travaux des champs, d’allusions à des personnalités ou à des événements locaux que je ne comprenais pas et dont je ne saisissais pas la portée, ni le sel, mais qui faisaient mourir l’auditoire de rire. Enfin, le mystère s’achève, avec l’hymne au Soleil, sur la note austère et solennelle du début, et l’apothéose de ce « bal » est tout à fait grave, sérieuse, religieuse et d’intense jubilation spirituelle.

O SOL.

Sol divino, omnipotente,

Deus de suprema bondade,

Desde j á em v ó s protesto

Respeito, amor e amizade.

APOTHEOSIA.

O Sol, a Lua, a Estrella, a Terra, a Aurora e as Flôres, entoam em côro, sahindo :

Baixando os Planetas

Là dos Firmamento,

A’ Terra se unem

Com doce contento,

Applaudem Jesus

No seu nascimento .

*

Il est, certes, facile d’établir l’origine de ces mystères du moyen âge, importés au Brésil par les moines et les pères Jésuites ; mais ce qui me paraît beaucoup plus difficile à préciser, c’est de dire jusqu’à quel point tout ce qui dans la religion catholique, qu’il s’agisse de l’apparat et du formalisme du culte, de l’initiation du baptême ou de la transsubstantiation dans l’eucharistie, touche aux antiques symboles payens et aux énigmes de la mystique a été intimement saisi, compris, adopté, adapté par les nègres fétichistes, ces millions d’esclaves noirs transplantés de force d’Afrique au Nouveau Monde et traités là, tels que des bêtes de somme.

Cette haute spiritualité, qui est la marque transcendante de l’âme nègre et qui est la source de la vitalité de la race africaine, paraît incroyable quand on songe au malheur, aux conditions inhumaines d’existence, à leur abandon sans espoir que ces misérables transplantés ont eu à supporter, sans parler des contraintes morales et des coups, durant leur long esclavage dans le temps et leur plus long exil sur terre, puisqu’il dure encore aujourd’hui.

C’est qu’on oublie communément que dans les cargaisons de bêtes de somme et de main-d’œuvre que les bateaux négriers déversaient sans répit sur les côtes d’Amérique figuraient non seulement des représentants de toutes les peuplades d’Afrique, dont chacune était plus ou moins cotée par les marchands pour ses qualités de résistance physique et selon son caractère social différemment apprécié, mais que dans ces troupeaux de noirs, dans cette masse anonyme figuraient également des individus fortement évolués, des « forgerons », des sorciers, des médecins, des tambourineurs, des féticheurs, des sculpteurs, des conteurs, des poètes, des vociférateurs, des conjurateurs, des prêtres et des guerriers, en un mot des « fils de roi », que l’on vendait pêle-mêle avec le restant du bétail humain.

Et ce sont ces quelques individus perdus dans la foule des esclaves distribuée dans les plantations, ce sont ces parias, stigmatisés dans l’histoire sous le nom de nègres marrons – parce qu’ils ne se soumettaient pas, parce qu’ils s’enfuyaient, parce qu’ils se révoltaient, parce qu’ils fomentaient des mutineries parmi les leurs, parce qu’aux yeux des missionnaires chrétiens ils exerçaient un trop grand ascendant sur l’esprit de leurs frères, parce que ces chefs écoutés ne pliaient pas l’échine sous le fouet, supportaient sans sourciller les pires tortures et passaient aux yeux de leurs congénères pour des êtres miraculeux, parce que cette élite se vengeait, parce que certains commettaient, il est vrai, les pires forfaits sur les blancs et que d’autres prêchaient, se souvenaient, racontaient des histoires, initiaient, militaient secrètement, sévissaient, régnaient par la terreur et l’occultisme, – ce sont ces quelques individus isolés, forclos, bannis, traqués, hors-la-loi, persécutés, signalés, marqués au fer rouge, et dont les annales coloniales n’ont transmis le nom propre ou le sobriquet infâmant que de ceux exécutés, suppliciés en place publique et pour avoir été cloués au pilori, ce sont ces criminels qui ont sauvé leur peuple en exil en permettant par leur exemple et leur sacrifice à l’âme des noirs américains de ne pas dépérir malgré trois siècles d’oppression, de réduction, de misère physiologique, un régime de travaux forcés, la suspicion, la honte, le mépris, le ridicule, les moqueries, et malgré le baptême imposé de ne pas être entièrement coupée de la poésie et des religions d’Afrique.

L’esprit souffle où il veut et n’est-ce pas le théoricien et le fondateur du racisme aryen, le comte de Gobineau, ce contempteur des races de couleur, qui sur la tête maudite du nègre pose la couronne de la Poésie ?

A barra de dia

Jà vem clareando…

Que bello Menino

Na lapa chorando !…

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