I Sœur Philomène

Champagne 1915.

C’était au lendemain de la grande offensive ratée.

Quarante-huit heures après mon amputation, une nouvelle attaque se préparant dans le secteur, l’Intendance avait eu besoin de mon lit et de ma chemise de sang. Et c’est ainsi que je me trouvais tout nu sur un brancard dans la cour de la tréfilerie où mon opération avait été effectuée, attendant l’arrivée d’un convoi de Ford sanitaires qui devaient nous évacuer – des centaines d’autres blessés gémissaient dans tous les coins de cette immense cour d’usine encombrée de pièces de machines et de chaudières démontées – du poste chirurgical 55 vers l’arrière.

Le ciel était noir. Il pleuvait sans discontinuer.

Il pouvait être neuf, dix heures du soir. C’était le 1er ou le 2 octobre.

Le pilonnage et la mousqueterie du front nous parvenaient tout proches et derrière moi, une pièce de 75 tirait à bout portant sur les avions ennemis dont les vrombissements qui rasaient les toits de l’usine faisaient encore plus peur que les lourdes explosions qui, à gauche et à droite, écrasaient ce qui restait debout des ruines de Somme-Py.

On voyait des hommes tomber ou se coucher, bondir par terre. D’autres, enjambaient mon brancard en m’éclaboussant de boue. D’autres encore, se trottaient d’épouvante, couraient se carapater entre les monceaux de ferrailles qui s’éboulaient en les ensevelissant. Ce n’était partout que fuites, cris, hurlements, gémissements, plaintes, et mon bras coupé me faisait si mal que je me mordais la langue pour ne pas gueuler, et de temps en temps de longs frissons me secouaient car j’avais froid, sous la pluie, ainsi, tout nu, allongé sur mon étroit brancard, immobile, ankylosé, ne pouvant faire un mouvement gêné que j’étais, comme une accouchée par son nouveau-né, par l’énorme pansement, gros comme un poupon, qui se serrait contre mon flanc, cette chose étrangère que je ne pouvais déplacer sans remuer un univers de douleurs, ni prendre dans ma main valide sans voir ce gros tampon blanc s’imbiber de rouge, ressentir une brûlure atroce et me rendre compte que ma vie m’échappait, s’en allait, goutte à goutte, sans que je ne puisse rien pour la retenir car on ne peut arrêter son cœur, et mon cœur, qui battait régulièrement, à chaque coup envoyait une refoulée de sang que je sentais, comme si je l’avais vue, gicler par le bout de mon bras coupé, – et ces pulsations, moralement et physiquement insupportables, me permettaient de compter le temps qui seul dans la mêlée furieuse de cette nuit horrible, dont j’enregistrais tous les détails, s’écoulait inexorablement, ce qui est dans sa véritable nature de secondes, de fractions de seconde, d’éternité.

Deux, trois heures passèrent.

Entre deux raids d’avions, entre deux galopades, entre les séquences du 75 qui tirait à bouche que veux-tu, entre l’écroulement des bâtiments du voisinage, des brancardiers, des infirmiers, des vieux territoriaux s’affairaient autour des grands blessés qui devaient coûte que coûte être évacués, distribuaient, comme des portefaix un jour de presse dans une gare collent des étiquettes à des colis, les fiches d’évacuation, et c’est ainsi qu’un sergent affolé et grouillant de peur m’attacha à la cheville ma fiche d’amputé, sans un mot, sans un regard pour l’homme nu qui bleuissait de froid sous la pluie. Et le plus drôle, c’est que ce sergent ne s’était pas trompé de type et que c’était bien de ma fiche personnelle qu’il m’avait muni, ainsi que cela se trouva être par la suite.

Les autos arrivèrent passé minuit. Elles entraient plein gaz dans la cour, on les chargeait à toute vitesse et elles démarraient en marche arrière, viraient sur deux roues devant le portail, se redressaient et fonçaient en quatrième dans la nuit pleine d’éclats d’obus, se faufilaient entre les maisons démolies pour aller chercher la route, la grande route défoncée qui menait vers l’arrière.

Les ambulances entraient par deux, par trois, car le convoi avait été bombardé à l’aller et les conducteurs avaient hâte de repartir, craignant d’être pris dans un barrage au retour car, d’après leurs propos, ils tenaient à vider les lieux avant que n’arrivât à Somme-Py un convoi de munitions qu’ils avaient doublé sur la route, et ils ne voulaient pas être coincés, pris sous le feu que ce renfort de munitions allait sûrement déclencher sur le malheureux village. Tous leurs propos étaient alarmants et donnant un coup de main à l’équipe des brancardiers, les chauffeurs balançaient dans leurs bagnoles les opérés du poste 55, dont la plupart, en temps ordinaire, auraient été jugés intransportables.

Enfin, une de ces petites Ford s’arrêta devant moi. On y chargea un pauvre type qui était à ma droite ; puis un autre qui était un peu plus loin ; un troisième qu’on alla chercher je ne sais où derrière moi, et puis, ce fut mon tour. Mais le chauffeur, c’était un grand barbu, s’écria : « Ah non, attendez ! On aura tout vu ! Je vais chercher une couverture… » Et le brave homme s’éloigna et revint avec une loque qu’il me jeta dessus, disant : « Là, mon vieux. Maintenant, foutons le camp. Elle est dégueulasse, mais t’auras chaud… » Et l’on m’embarqua, moi, quatrième dans la camionnette, en me faisant glisser la tête en avant comme dans la gueule d’un four, et l’on boucla la bâche sur moi. Et l’ambulance démarra dans un sursaut, ce qui fit hurler de douleur les quatre pauvres bougres saignants, bandagés et meurtris que nous étions.

*

Je me souviens que c’est l’homme qui était étendu en bas, à côté de moi, à ma gauche, qui commença la musique…

La Ford fonçait tant que ça pouvait rendre sur cette route encombrée et par endroit criblée de trous d’obus.

La petite voiture qui nous emportait tanguait, faisait des embardées, dérapait sur les bas-côtés où elle jouait à saute-mouton avec les tas de cailloux, ou alors, elle cahotait, ricochait, carambolait d’un entonnoir dans l’autre et nous étions secoués comme dans le bilboquet du diable quand le moteur s’emballait.

Comme une hystérique en crampe sur son matelas ou comme un mystique en transe dont l’esprit désorienté s’enfuit dans l’au-delà et dont la dépouille stigmatisée, abandonnée sur sa couche, s’arque et se met à graviter, je m’arc-boutais sur mon brancard pour arriver à faire planer mon corps dans tous ces cahots et ces secousses dont le moindre me précipitait dans un au-delà de souffrance vive qui n’avait plus rien d’humain et d’où je retombais, plongeant au fond de ma blessure comme dans un stupéfiant, l’esprit dans un abîme.

— Oh !… Aïe !… gémissions-nous. Et parfois un cri, un long hurlement de douleur nous déchirait, et j’aurais été bien embarrassé de dire qui de nous quatre, et si ce n’était pas moi, avait poussé ce hurlement, ce cri qui tenait de la bête et qui me faisait honte, cependant que l’ambulance fonçait tant que ça pouvait…

— Maman !… maman !… gueulait l’homme couché au-dessus de moi. Ô maman !…

Et c’est alors que la musique commença dans cette infernale bagnole et jusqu’à l’arrêt de la voiture à Châlons-sur-Marne.

— Maman, maman !… râlait le type du haut. Ô maman !…

— Hall Schnurre, Sauhund !… l’injuriait mon voisin du bas, alors que son voisin du haut zézayait : – Ti peux pas te tai’e, hé ? La madame ta maman y est pas si bête, y est pas allé veni’ pou’ toi voi’ ici. Ti y est pas ’aisonnable di tout, petit, pas pou’ un petit sou ! Moi, le toubib y m’a avoi’ coupé les deux jambes et moi y a pas avoi’ gueulé pou’ ça ! Ti peux pas la boucler, hé, dis donc, mosieû ? Toi, y a beaucoup ballot

Mais comme le blessé d’en haut gémissait d’une voix de plus en plus aiguë, demandant sa maman sur un râle qui allait s’étirant, crescendo et descrescendo, et que l’Allemand, mon voisin, l’injuriait pour le faire taire, le négro, soudainement fou furieux, se mit à faire du boucan là-haut, frappant sur la bâche et beuglant :

— Chauffeu’, chauffeu’ ! A’ête, a’ête ! Y a qu’à descend’e, moi. Y a un sale Boche là-dedans ! Vive la F’ance !

La fièvre montait et j’allais m’évanouir – d’horreur, de souffrance, de vertige, d’exténuation – quand tout à coup la voiture stoppa et qu’une douce voix de femme nous dit de l’extérieur : – Passez-moi vite vos fiches, mes enfants. Vous en avez de la veine. Il y a justement un beau train pour Biarritz. Allons, dépêchez-vous !…

Nous étions dans un faubourg de Châlons. Et comme l’on débouclait la bâche et que des mains nous tripotaient, contrôlant nos fiches d’évacuation, les tamponnant, les visant, les enregistrant, je vis un bras qui me tendait une bouteille de cognac et j’entendis une autre voix de femme dire : – Tiens, bois, cela te fera du bien, petit !…

Je m’emparai avidement de la bouteille. Mais déjà la voiture repartait. « Bon voyage ! Bon voyage ! » criaient des voix. Je vidai cette bouteille d’un seul trait et… je crois que je m’endormis.

*

Lorsque je repris conscience mon brancard était déposé dans la cour d’une gare. Des lumières bleues se miraient dans les flaques d’eau et l’horloge marquait trois heures du matin. J’entendais une locomotive s’époumoner et un train interminable passer sur les rails. Je pensais qu’on n’allait pas tarder à venir me chercher. Couché au ras du pavé et presque sous le châssis de la voiture, j’étais à peu près à l’abri de la pluie et nullement inquiet de mon sort puisque le moteur qui tournait au ralenti et m’envoyait son haleine chaude dans la figure, m’entretenait de son cafouillage. Seul mon bras coupé me faisait mal.

Le train qui roulait en gare s’éloigna. La pluie tombait toujours… Les chéneaux dégorgeaient. Le moteur se tut… et je fis un nouveau plongeon dans le sommeil ou l’inconscience, dont je fus tiré par une douleur fulgurante. C’était le chauffeur de l’ambulance qui, tout seul pour me réembarquer dans sa voiture, avait empoigné mon brancard comme il pouvait, c’est-à-dire en m’écrasant le bras, et me balançait sans ménagement à bord.

L’homme était d’ailleurs furieux : – Oh, là, là ! Les salauds, les feignants ! Personne pour me donner un coup de main, ronchonnait-il. Ils ne pensent qu’à se la rouler au coin du feu, les vaches. Mais moi aussi je voudrais aller me pieuter… Tu ne t’imagines tout de même pas que c’est rigolo d’aller à cette heure-ci te balader en ville, ajouta-t-il voyant que j’avais ouvert les yeux. Et bien, mon pote, si tu crois que c’est drôle ! Et puis, vous m’en avez fait une sacrée musique tout le long de la route ! Ah non, j’en ai ma claque, tu sais. Elle n’est rien moche, leur putain de guerre. J’en ai marre, et je déserte si elle dure encore longtemps… Puis il se radoucit : – Je t’ai fait mal, hein, pauvre vieux ? Il faut pas m’en vouloir, mais ces salauds de brancardiers, ils me font chier. On doit tout s’appuyer, nous autres. Ils n’en foutent pas une datte. J’ai déjà fait deux voyages cette nuit. Les Boches nous ont sonnés et de trimbaler des pauvres types comme vous, que veux-tu, moi, ça me rend fou, je peux pas m’y habituer. Moi, je suis mécano, j’étais pas dans la boucherie. Tu crois qu’il n’y a pas de quoi attraper la jaunisse de voir tous ces embusqués de la gare qui font des turlupettes auprès des Dames de France et de leur enflé de major ! Et le galonnard, ah, parlons-en, mon colon ! Pour faire du zèle, il en fait, le salopard. Je lui foutrais bien une baïonnette dans le ventre quand je l’entends dire que les amochés qu’on lui amène c’est des riens du tout. Ainsi pour toi, il n’a voulu qu’on t’embarque dans le train de Biarritz. Il a dit que tu faisais de la température et que tu étais saoul, et il t’a fait faire demi-tour !

— Alors, où c’est-y que tu me mènes ? demandais-je au chauffeur qui s’apprêtait à remettre son moteur en marche.

— Ben, je vais te mener à Sainte-Croix, à l’évêché, c’est un bon hôpital. Et puis, c’est à deux pas de mon garage. Je suis vanné, tu comprends. Je connais quelqu’un qui va en écraser.

— Et l’évêché, c’est loin ?

— T’en fais pas. Un petit quart d’heure. Et tu pourras toi aussi te pagnoter. C’est un bon hosto. C’est riche, Sainte-Croix, et il y a de la fesse. Quant à la becquetance, elle est fameuse. Ma parole, tu as eu de la chance de tomber sur moi et que je perche par là. C’est le bon coin que je te dis et tu peux me croire. Un autre t’aurait mené tout droit à l’hôpital militaire. Mais chez les curetons tu seras bien soigné. Ne t’en fais donc pas. T’es verni.

— Et les autres ? Ils ne viennent pas, les autres, je suis tout seul ?

— Mince alors, ce que tu es curieux, toi. Qu’est-ce qui te prend ? Alors, il te faut tout savoir ? Et qu’est-ce que tu faisais dans le civil, espèce de ballot, pour t’occuper des autres ? Non, ce que tu es con, toi ! Tu ne voudrais pas une cibiche, des fois ?…

Et m’allumant une cigarette qu’il me planta dans le bec, ce bavard, que le cafard travaillait et que la guerre avait rendu cynique, sinon cinglé, me déclara, en s’installant sur son siège et en se penchant sur moi : – Tiens, puisque tu veux tout savoir, tu seras servi. La grande gueule de Sénégalais et le tout-Fritz, ils sont dans le train, et ils se foutent pas mal de toi, tu peux me croire, à cette heure-ci qu’ils roulent vers Biarritz. Quant au petiot qui chialait et qui nous a assez emmerdé avec sa maman, pas vrai ? eh bien, il a clamecé, na ! T’as donc rien vu ? Quand on a voulu le descendre à la gare, il a rendu tout son sang par la bouche. Bondieu, tu en es tout rouge. Tu ne l’avais pas remarqué ? Et ma couverte, elle est fichue et je serai obligé d’en faucher une autre. Oh, là, là, quel métier, on n’a jamais fini !…

Et le chauffeur me tourna le dos, fit grincer ses engrenages et fonça dans les rues tortueuses de Châlons, prenant les tournants au plus juste, ferraillant, zigzagant sur le maudit pavé en ronde bosse de la vieille cité.

*

Je ne sais pas combien de temps mit cette satanée camionnette de la Croix-Rouge pour me mener à l’évêché et je ne puis dire quand, ni comment cette course cessa car durant le parcours j’ai dû mourir et ressusciter quelques douzaines de fois de suite. Mais quand je revins une dernière fois à la vie, j’eus la surprise de me trouver de nouveau tout nu sur mon brancard, sauf que mon brancard se trouvait être déposé au beau milieu d’un hall gigantesque, tout en boiseries ornementales.

Un majestueux escalier de chêne, qui me donnait le vertige, montait, montait, quatre, cinq, six étages, du parquet luisant et bien astiqué où j’étais étendu à la renverse, jusqu’au toit, perdu, là-haut, dans le noir et dont je devinais les massives solives.

Pas un bruit. Pas un craquement. J’étais impressionné. Le silence était absolu.

Cette architecture pompeuse, cette grandeur, l’austérité, la noblesse, les proportions de l’ensemble, les dimensions de ce monumental escalier, les armoiries des panneaux, le calme, la paix, tout était d’un autre âge, d’un autre siècle, d’une autre époque, tout me semblait hostile, et comme rien ne bougeait, je me mis à avoir effroyablement peur, peur d’être oublié dans ce décor défunt et que s’éteigne l’unique ampoule allumée dans le magnifique lustre qui remplissait du haut en bas la sombre, l’immense cage de l’escalier.

J’ai dû m’agiter sur mon brancard, gesticuler ; gesticuler non seulement de ce bras gauche, dont je ne savais pas encore me servir, mais brandir aussi cette main droite, cette main que je venais de perdre, qu’on venait de me ravir en Champagne, que j’avais laissée derrière moi dans le charnier de Somme-Py et dont l’étonnante présence se révélait, se manifestait, se faisait sentir dans les douleurs exorbitantes qui poussaient de mon moignon, grandissaient, se ramifiaient, me tiraillaient en tous sens, me faisaient me tordre comme si j’avais été consumé dans un brasier intérieur, se généralisaient, mais restaient néanmoins très précises tout en se multipliant comme si l’on m’avait coupé, non pas un bras sur deux avec un bistouri, mais, avec une scie circulaire, comme à Bouddha, un éventail de bras sans cesse renaissants, sensation ahurissante qui me faisait sortir hors de moi, qui troublait mes réflexes les plus élémentaires, me désorientait, me déséquilibrait et me faisait perdre jusqu’à la notion exacte de ma dimension corporelle.

La fièvre, l’épuisement, la bouteille de cognac que j’avais absorbée d’un seul trait, les cahots de la route, l’horreur, l’épouvante des transbordements, les relents ou les renvois du chloroforme ou de l’huile camphrée, la faim, la fatigue, la sensation de vertige et de tomber, les bombardements, les injures, les misères, la canonnade de l’attaque, les bombes, les explosions, les revenez-y de la bataille, le tir des mitrailleuses allemandes qui nous massacraient dans les barbelés, l’homme que j’avais cloué d’un coup de couteau, mon bras emporté, les cris des copains, cette envie de m’en tirer et de vivre, l’exaltation, les autres, les morts et les milliers, les milliers d’autres blessés, les chirurgiens au milieu desquels je m’étais débattu, le sang qui pissait, le froid qui me gagnait et la peur soudaine, la frousse intense de crever là, sur mon brancard, la trouille de m’endormir, de m’évanouir et de passer sans m’en apercevoir, la terreur d’être oublié, tout cela me donnait le délire, et j’ai dû hurler, appeler au secours, crier de toutes mes forces dans la riche et belle demeure ecclésiastique endormie, ou tout au moins je me l’imaginais. Mais, peut-être, quand je m’imaginais crier de toutes mes forces, je devais à peine respirer ou faiblement geindre ou gémir, pouvant à peine respirer, car, en réalité, j’étais à bout. Quoiqu’il en soit, j’ai le souvenir d’avoir livré une lutte farouche, longue et sournoise, mais aussi brutale que possible pour ne pas perdre entièrement conscience, pour ne pas me rendre, pour échapper au coma.

Je me souviens encore qu’à un moment donné une cloche me bourdonnait dans les oreilles ou alors, je crus me souvenir qu’en s’en allant, avant de me chiper sa couverture, le chauffeur qui m’avait abandonné dans ce hall somptueux avait tiré sur une cloche ou m’avait parlé d’une cloche à tirer pour faire venir du monde ; bref, je me souviens qu’à un moment donné une cloche ou la notion d’une cloche me troublait la cervelle et que je fis des efforts désespérés pour me lever et aller tirer sur la corde de cette cloche qui devait pendouiller quelque part dans un coin du hall désert, et que cette cloche, probablement fantomatique, je l’ai entendu, à plusieurs reprises, sonner à toute volée dans ma tête et, chaque fois, mon désespoir était infini de voir que cette cloche, qui me faisait mal, ne réveillait personne.

J’étais donc là, guettant l’ange de la mort qui s’apprêtait à me fondre dessus pour me prendre dans ses ailes molles et chaudes, et m’asphyxier la tête sous son aisselle, et je devinais déjà sa présence transparaître dans le décor qui devenait flou quand je perçus, tout à coup, un frissoulis de robes, le tressaillement d’un chapelet et de menues médailles et, comme un grignotement de souris dans le silence, un pas furtif qui glissait dans l’escalier. Et mon attention fut attirée par une main qui s’était posée, là-haut, tout là-haut, sur la sombre rampe de l’escalier, et cette main blanche descendait lentement vers moi, du sixième au cinquième, du quatrième au troisième, du deuxième au premier étage en suivant la noble spirale de la rampe de l’escalier, et du premier palier je vis grandir au fur et à mesure qu’elle descendait les dernières marches, une femme habillée de noir et coiffée des ailes tremblotantes d’une cornette, sœur Philomène, dont le pas hésitait plus elle se rapprochait de moi, et qui se figea sur la pénultième marche, le temps de soupirer : « Ô, mon doux Jésus, un homme nu ! », de porter ses mains au cœur et de tomber tout d’une pièce en travers de mon brancard.

*

Pauvre sœur Philomène, si douce, si pertinente, si entêtée dans les prières qu’elle venait par la suite réciter chaque nuit dans ma chambre de grand blessé comme on prie pour exorciser, je crois qu’elle n’a jamais pu vaincre la frayeur que ma vue lui avait causée la nuit de mon arrivée à l’hôpital. Rétrospectivement, elle devait avoir honte de sa faiblesse.

— Ce n’est pas le sang dont vous étiez enduit, de la tête aux pieds, qui m’a fait peur, mon pauvre petit, mais votre abandon. Je n’ai pas vu l’homme, mais le mortel… le pécheur mortel…

— Vous avez raison, ma sœur, car j’ai tué. Aujourd’hui, nous sommes des millions d’hommes qui, les armes à la main…

Mais sœur Philomène ne venait pas prier dans ma chambre pour discuter avec moi. Elle possédait sa vérité. Aussi, dès que j’ouvrais la bouche, elle se retirait à reculons m’enveloppant des signes de croix.

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