II La mort du petit berger

Si, la nuit, nous étions veillés par des sœurs, dans la journée c’étaient des infirmières patentées de l’Association des Femmes de France qui s’occupaient de nous.

L’étage supérieur de l’évêché avait été aménagé en lazaret de sang pour recevoir 150 à 200 grands blessés, mais au lendemain de cette malheureuse offensive de Champagne nous y étions bien 500.

L’infirmière-major, Mme Adrienne, qui avait la responsabilité de ces pitoyables victimes, fabriquées en série par les armes et la chirurgie de guerre automatiques, était une femme au grand cœur.

Je suis resté près d’un mois à l’hôpital de Châlons-sur-Marne et j’ai eu le temps de constater que le dévouement de notre infirmière était incommensurable.

Mme Adrienne P… s’adonnait à sa terrible et souvent si répugnante tâche médicale avec un tel élan, un tel tact et tant de délicatesse dans son doigté et de minutie dans les soins qu’elle nous prodiguait avec une insistance faite d’autorité et de douceur persuasives – sans parler des cadeaux, des friandises, des attentions gentilles dont elle comblait ses chers blessés et qui devaient très sérieusement vider sa bourse – que de prime abord chacun de nous, échappé à grande peine de la tuerie et tout boueux encore des tranchées, avait l’impression, puis était rapidement convaincu qu’il était le préféré de cette femme jalouse de ses petits, tellement chacun se sentait gâté, choyé, dorloté, aimé et moralement soutenu et réconforté par cette infirmière bénévole dont l’activité charitable, malgré ses autres devoirs, allait jusqu’à servir de secrétaire pour correspondre avec les familles – et Dieu sait si ces lettres de poilus foudroyés en pleine jeunesse étaient de rudes confessions, chargées d’accusations impitoyables et d’épouvantables imprécations à l’adresse des parents, des maîtres, de la patrie ou de la femme aimée, des regrets, des considérations sur la vie, des désespoirs, des désirs bouleversants, des aveux enfantins et troublants, ou des mensonges dus à l’orgueil que l’infirmière-major perçait à jour, ce qui n’était pas pour faciliter la correspondance de ce témoin volontaire, lucide, attentif et courageux, mais sensible et surmené, qui devait transmettre, hélas ! souvent au lendemain des premières nouvelles d’une blessure grave, l’annonce d’une issue fatale et comme vœux de condoléance, les dernières volontés, c’est-à-dire neuf fois sur dix la malédiction d’un soldat qui avait été sacrifié, mais qui s’était défendu, à l’heure de sa mort véhémente, d’avoir voulu être un héros.

À l’évêché, les blessés de l’étage avaient une telle dévotion pour leur infirmière que j’ai vu des trépanés sourire, des fous, des angoissés se calmer ou faire l’insouciant, des fiévreux se taire, des agités se dominer, des unijambistes courir trop tôt sur leurs béquilles pour faire plaisir à Mme Adrienne, et pour la récompenser, j’ai vu jusqu’à des moribonds se dresser sur leur séant, crâner, saluer, faire des grâces, affirmer que maintenant ils étaient hors d’affaire, et mourir avec aisance. Mais j’ai également vu Mme Adrienne P…, après sa journée d’épuisant labeur, passer des nuits blanches au chevet d’un de ces misérables amochés qu’on lui descendait tous les jours directement du front et dont on déposait la civière salie dans un petit réduit capitonné, parce que leur état était désespéré et parce que leurs hurlements égarés étaient plus ignobles que leurs chairs déchiquetées, j’ai vu notre infirmière implorer les chirurgiens de tenter l’impossible, lutter toute la nuit, la seringue à la main et dosant la morphine, pour soulager la douleur d’un martyr soldat et éclater en sanglots quand le cœur de l’homme flanchait et que cet inconnu, matriculé mais anonyme, passait de vie à trépas.

Son don d’elle-même était entier, sans aucune restriction, sans arrière-pensée, absolu. Mme Adrienne P… assistait chacun de ses blessés dans la salle d’opération, elle refaisait personnellement et inlassablement les pansements les plus compliqués et les plus douloureux, de même qu’elle ne laissait à personne d’autre la corvée funèbre de faire la toilette d’un mort, qu’elle allait veiller le corps à la chapelle, qu’elle accompagnait la dépouille au cimetière, non plus en infirmière médaillée, mais, suprême hommage d’une femme, en grand deuil, et, chaque fois, elle revenait d’un enterrement, dolente, trébuchante, s’effondrant dans ses voiles, se laissant aller comme une mère qui vient de perdre son fils unique – et alors, si son service le lui permettait, elle venait se réfugier dans ma chambre et elle me parlait de son profond chagrin. Ces jours-là, et comme nous étions devenus très vite de bons, de très bons amis, cette vaillante, que tout l’hôpital admirait, m’avouait la lassitude mortelle, la neurasthénie, le dégoût qui la gagnaient secrètement et cette âme ardente n’avait pas honte de se trousser et de se faire en ma présence deux, trois piqûres de caféine pour se remonter, rester à la hauteur de la tâche qu’elle s’était imposée et ne pas sentir ses forces, ses nerfs la trahir.

— Car, n’est-ce pas, je suis femme, fille, petite-fille, arrière-petite-fille d’officiers français, et je n’ai pas d’enfants, m’avait-elle dit un jour. Mon mari a le malheur de servir dans les bureaux de Paris. J’ai estimé que mon devoir était de venir sur la ligne de feu. Et que ne ferait-on pas pour sauver l’honneur et la France… n’est-ce pas, monsieur Cendrars ?

Si je ne méprise pas absolument les femmes c’est que j’ai connu celle-là et rencontré deux, trois autres infirmières du même cran durant la guerre, qui toutes ont su payer de leur personne.

*

Comme un avare son trésor, Mme Adrienne P… veillait jalousement certains blessés dont elle ne laissait approcher personne et qu’elle disputait même à la surveillance par trop standardisée et par trop entreprenante des médecins et des chirurgiens militaires.

Ces blessés sélectionnés étaient installés dans une suite de chambrettes de bonne, étroites comme des cellules, et c’est tout juste si Mme Adrienne ne tenait pas ses privilégiés sous clé.

Je n’étais pas du nombre bien que Mme Adrienne me choyât d’une façon toute particulière, m’apportant, chaque matin, des cigarettes de luxe (des Muratti-Lauriston, à bouts dorés), à midi, quelques fleurs (qu’elle devait faire venir de Paris), dans la journée des livres (les œuvres de Gringore, de Saint-Amant, de Scarron), venant me tenir compagnie dès qu’elle avait quelque loisir, bavardant avec moi, s’attardant, prenant plaisir à me faire raconter ma vie aventureuse en Chine ou en Amérique, oubliant sa lassitude, mais ne permettant à personne d’autre de défaire et de refaire mon pansement ; mais qu’était ma simple, ma saine amputation comparée aux plaies multiples, aux fractures compliquées, aux trépanations inédites, aux affections insidieuses des voies respiratoires, à la cécité, aux troubles mentaux ou organiques des gazés, des gueules cassées, des traumatiques, des paralysés, des anxieux qu’à force de veilles, de constance, d’entêtement, d’audace, de génie inventif, de devination dans les petits soins de tous les instants, mais aussi de cœur, de prières, d’appels, de patience, d’amour, de tendresse, de protection maternelle cette femme arrachait petit à petit à la mort ?

Un jour, Mme Adrienne vint me trouver : – Je ne me suis pas trompée, Cendrars, en venant vous chercher ? J’ai là un pauvre petit berger des Landes qui souffre le martyre. Je vais vous faire transporter dans sa chambre. Vous aurez vos livres et toutes vos autres habitudes, mais je compte absolument sur vous pour le distraire. Je sais que cela ne sera pas drôle pour vous car le pauvre petit, c’est un orphelin, il ne parle pas beaucoup, et vous devrez assister au moins une fois par jour à son pansement qui est une chose terrible, mais je ne connais personne d’autre pour lui remonter le moral. Entretenez-le, racontez-lui des histoires, cela lui fera du bien. Vous voulez bien ? Vous m’excuserez, n’est-ce pas, Cendrars ?

Ce pauvre petit berger des Landes était un petit soldat de rien du tout, un bleuet de la classe 15 qu’un obus avait criblé d’éclats avant même qu’on lui eût désigné sa cagna, avant qu’il eût eu le temps de déposer son sac et de se retourner un peu pour voir ce que c’était que ces fameuses tranchées du front dont on parlait tant dans le pays.

Très brun de cheveux et de sourcils, le front étroit, les yeux sombres, le teint mat, son visage était hâve et ses joues creuses. Couché la tête en bas, la figure de cet adolescent disparaissait presque en entier dans les oreillers. Ses traits étaient crispés par la souffrance et quand la douleur lui faisait pousser un hurlement je voyais ses lèvres se tendre, découvrir ses dents de jeune loup, une veine qui se gonflait à la racine du nez lui barrer le front, ses narines se pincer. Il fermait les yeux et une sueur d’angoisse lui mouillait le cou et les tempes.

En effet, c’était un garçon taciturne et nos lits se touchaient presque dans l’étroite petite pièce, si je puis appeler lit l’encombrant bâti dans lequel il ne reposait pas, mais le malheureux était suspendu par des sangles, des cerceaux, des courroies et un système à crémaillère, tel un bœuf dans un travail, les fesses en l’air et depuis quarante-neuf jours déjà !

Il avait reçu 72 éclats dans le bas des reins, ce qui lui faisait 72 plaies profondes, pénétrantes et de toutes dimensions, dont un gros trou rond qui le perçait latéralement de part en part et que les matières fécales infectaient. On lui avait retiré des fesses je ne sais combien de kilos de ferraille, des gros morceaux et des fines aiguilles, et aussi, chose extraordinaire, une pièce de cent sous (c’est elle qui lui avait fait ce gros trou rond qui s’infectait), pièce d’argent que le pauvre petit déclara n’avoir pas eu en poche quand il avait été touché, n’ayant jamais rêvé pouvoir disposer un jour d’une telle somme.

Opéré une dizaine de fois déjà et ayant encore d’autres interventions chirurgicales en perspective à cause de cette infection qui avait tendance à se généraliser, et de nouveaux éclats qui voyageaient dans ses chairs labourées et qu’il fallait sans cesse extraire, c’était fou ce que ce petit soldat avait à supporter dans les vingt-quatre heures car, faisant de la température le soir et copieusement drogué, ses nuits se passaient dans l’agitation et le délire ; mais le moment le plus atroce de la journée était pour lui l’heure du pansement qui pesait sur sa conscience et dont il avait la hantise – et quand cette heure approchait et que l’on entendait toubibs et infirmières s’avancer dans le couloir, il se mettait à crier, d’avance terrorisé par ce qui l’attendait.

Je renonce à décrire cette séance à laquelle j’étais obligé d’assister chaque jour depuis que Mme Adrienne m’avait fait partager la chambre de torture de cet innocent supplicié, mais, rétrospectivement, j’en ai encore des frissons quand j’y pense. Qu’il me suffise de dire qu’il fallait extraire 72 mèches de ses 72 plaies pénétrantes, les cureter l’une après l’autre, laver le tout à l’eau de Javel et au sérum physiologique, débrider, fouiller, nettoyer, remettre les nouvelles mèches en place, puis s’attaquer au trou transversal fait par la pièce de cent sous, en sortir le drain, sonder, faire des injections, tailler, couper, pincer, crever, arracher, mettre à vif, verser de la teinture d’iode dans le trou, remettre le drain en place, panser cette pauvre chose geignante, la remuer, la secouer, la changer de position, la resangler, faire sa toilette, refaire le lit, et cela prenait trois heures d’horloge tous les après-midi tellement c’était compliqué. Le chirurgien s’en allait dès qu’il avait fait sa besogne avec ses lames et ses pinces, le médecin traitant avait hâte de disparaître dès qu’il avait fait ses injections ou ses piqûres, prescrit les stupéfiants ou les baumes, et c’est sur Madame P…, sur cette pauvre amie Adrienne comme sur un bourreau que retombait l’office d’aller sans trembler jusqu’au bout de ce cruel traitement. J’avoue qu’elle s’en tirait avec dextérité, quitte à faillir tourner de l’œil quand c’était fini et que ce pansement, qui était un chef-d’œuvre en son genre, était enfin terminé.

— Vous comprenez maintenant, pourquoi je me dégoûte, Cendrars, me disait-elle en s’asseyant sur mon lit. Je n’en puis plus. Pourtant je suis très fière de ce petit ! C’est moi qui l’ai installé là et qui ai obtenu ce traitement. On voulait le charcuter et moi, je veux le sauver. Je sais bien que c’est pénible et que ce sera encore long. Mais, mon bon ami, si vous saviez par où ce pauvre petit a déjà passé. Il était condamné. Dix, vingt fois, les médecins voulaient l’abandonner, disant qu’il n’y avait plus rien à faire, que l’infection gagnait. Mais j’ai tenu bon et, maintenant, je vous assure, il va déjà beaucoup, beaucoup mieux, et le chirurgien lui-même prétend que son cas n’est plus désespéré…

Une odeur de pourriture, de camphre, de phénol, de baume du Pérou, d’excréments régnait dans la chambrette surchauffée. Le petit berger des Landes, pansé de frais, gisait comme un agneau râlant. Mme Adrienne P… appuyait sa tête sur mon épaule et je lui tapotai les mains de ma main valide.

— Je vous admire et je vous plains, lui disais-je.

Mais déjà Mme Adrienne se sauvait car d’autres blessés réclamaient ses soins.

Mon bras coupé me faisait mal.

— Sale guerre ! disais-je à haute voix.

*

Malgré les drames individuels qui se jouaient dans chaque lit de ce lazaret d’extrême-urgence, jeux de la vie et de la mort qui sont le traintrain habituel d’un hôpital, le temps passait relativement facile à l’évêché de Châlons-sur-Marne car l’homme s’accoutume à tout, et même, chose indigne à dire, même à ne pas avoir été respecté dans son intégrité physique.

Cette pensée m’était abominable, et pour ne pas me sentir corporellement diminué par l’amputation de mon bras droit, après quelques jours d’hospitalisation et dès que j’avais pu me mettre sur mon séant, tous les matins, à l’aube, je boxais un petit quart d’heure dans mon oreiller. Mon bras saignait abondamment, mais je n’en tenais pas compte, surmontant la douleur pour porter des coups redoublés et de plus en plus vite avec mon moignon.

Si le dix-neuvième jour le chirurgien attribua à cet exercice répété la cicatrisation-record de mon bras, cicatrisation qui le surprit au point qu’il recommanda par la suite à tous ses amputés de se livrer au même genre d’exercice, j’attribuais, moi, à la boxe d’autres vertus, et plus particulièrement celle, toute mentale, de me rendre la notion, sinon de mon intégralité, du moins de mon équilibre corporel.

C’est ainsi qu’après la boxe, je me mis à jongler dans mon lit, avec des oranges, avec des menus objets, apprenant à me servir de ma main gauche, avec force, puis avec dextérité, mais me servant également de mon bras droit raccourci pour renvoyer une balle ou tenir un plat, des verres, un vase en équilibre. (Et c’est toujours pour la même raison, pour ne pas me sentir physiquement diminué, qu’une fois rendu à la vie civile, je me suis mis à pratiquer tous les sports violents et les jeux d’adresse, tels que le foot-ball, la natation, l’alpinisme, l’équitation, le tennis, le basket-ball ou le billard, les boules, le tir au pistolet, l’escrime, le croquet, les fléchettes ; grâce à quoi, aujourd’hui, je pilote aussi bien mon automobile de course que j’écris à la machine ou sténographie de la main gauche, ce qui me vaut de la joie.)

De la joie, je n’en demandais alors pas tant, dans mon lit d’hôpital, quand je me livrais à mes premiers exercices, me contentant tout simplement de prendre plaisir, un plaisir enfantin, à voir que je n’étais pas trop maladroit. D’ailleurs, le petit berger que Mme Adrienne m’avait confié pour le distraire, s’amusait beaucoup plus de mes exercices de jongleur et d’équilibriste et de mes tours d’adresse, que de mes histoires.

Pauvre gosse ! C’est ce petit berger des Landes qui m’a fait comprendre que si l’esprit humain a pu concevoir l’infini c’est que la douleur du corps humain est également infinie et que l’horreur elle-même est illimitée et sans fond.

Pauvre gosse !

Un après-midi, vers les quatre heures, on venait de terminer le pénible pansement du petit berger et mon voisin de lit reposait épuisé, abruti par une dose massive de pantonpon, et, moi, je lisais tranquillement, quand le bruit se répandit dans les chambres et les couloirs qu’un célèbre médecin, un des maîtres de l’Académie, directeur de je ne sais plus quel hôpital de Paris et qui, si mes souvenirs sont exacts, devait s’appeler quelque chose comme M. le professeur Dufossé ou Desfossés, bref, un grand manitou, qui avait le grade de général, allait venir passer la visite à l’évêché et, immédiatement, comme à la caserne, à l’annonce de cette inspection, Sainte-Croix fut sens dessus dessous.

On n’entendait que des pas de courses dans les couloirs, des éclats de voix, des ordres, des bruits de chaises, de lits remués dans les pièces à côté. Des infirmières entraient, sortaient, changeaient la lingerie, apportaient des serviettes propres, des taies d’oreiller, tapotaient les draps, tiraient les couvertures, rangeaient les flacons et les plateaux, emportaient les seaux de toilette et tout ce qui traînait, pièces de vêtements, gâteries, travaux manuels, jeux de cartes, journaux, livres, fleurs fanées, vieilles boîtes à cigares, etc., et, sur leurs talons, entraient, sortaient les femmes de ménage auxiliaires qui venaient donner un coup de torchon, de plumeau, d’astiquage, aérer les chambres, refaire les plis des rideaux. Des convalescents se glissaient furtivement d’une chambre dans une alcôve, très excités par les nouvelles qu’ils colportaient, annonçant l’évacuation générale de l’hôpital, le déménagement dans les hôtels de la Côte d’Azur ou la mise en réforme immédiate de tous ces pauvres bougres, nouvelles sensationnelles que le grand toubib manitou allait nous confirmer séance tenante. Mais si certains de ces bavards se réjouissaient comme des enfants de leur prompte démobilisation et de leur prochain retour dans leurs foyers, auxquels ils croyaient de bonne foi, d’autres, plus astucieux ou plus méfiants, allaient se recoucher, absorbaient coup sur coup pinards, alcools, médicaments pour se donner la fièvre, se grattaient, prêts à envenimer plaies et blessures, non pas pour apitoyer qui que ce soit et ne pas quitter la bonne vie de l’hôpital, mais parce qu’ils savaient par expérience que la venue d’un grand chef ne présage jamais rien de bon pour un soldat, et ces malins se tenaient coi, prêts à faire croire qu’ils étaient à l’article de la mort et regrettant de ne pas être amputés des quatre membres.

Au milieu de tout ce remue-ménage apparut Mme Adrienne qu’on était allé chercher à son domicile, en ville.

— Je suis très ennuyée, Cendrars, me dit-elle en pénétrant dans la chambre et après avoir jeté un coup d’œil anxieux sur le petit berger assoupi. Chut, il dort ! Je viens d’apprendre que nous avons ordre de défaire tous les pansements. M. l’Inspecteur désire voir nos blessés un à un. C’est un général. Il va arriver d’un instant à l’autre. Et je ne puis tout de même pas infliger son supplice une deuxième fois dans la journée à ce pauvre petit ! Il n’y résisterait pas. Que dois-je faire ?

— Mon Dieu, madame P…, éteignez la lumière et fermez notre chambre à clé.

— C’est impossible.

— Alors, faites commencer la visite par l’autre bout de l’hôpital et menez cet illustre professeur partout, à la cuisine, à la lingerie, à la cave. Faites-lui voir la pharmacie, l’autoclave, les cabinets, ne lui cachez rien, baladez-le dans tous les coins et les recoins, et peut-être que ce général aura envie de s’en aller et, s’il se fait tard, qu’il nous oubliera, nous deux. Il est déjà plus de quatre heures, il ne va pas coucher ici, non ? Dans une heure ou deux il en aura assez. Faites traîner les choses.

— Vous avez probablement raison. Mais vous ne connaissez pas les inspecteurs du service de santé. Ils vont fouiller partout, c’est entendu, mais c’est surtout pour nos petits blessés que je suis inquiète. Pourvu qu’il n’arrive pas malheur ! Je ne suis pas tranquille. Imaginez-vous qu’il s’attarde auprès de celui-là et qu’il nous demande comment, pourquoi, et ceci, et cela, et qu’il veuille y porter la main…

— Mais non, mais non, chère madame. Vous êtes nerveuse. Vous exagérez. Qu’est-ce que ce général peut faire à ce pauvre gamin ? Dans l’état où il est il ne le regardera même pas. D’ailleurs, vous serez présente, et s’il veut le toucher, le chirurgien et vous, vous n’aurez qu’à lui dire que cela est impossible, qu’on ne peut pas lui faire deux pansements dans la même journée, que cela est trop épouvantable. Tenez, montrez-lui sa feuille de température, il a encore eu une fameuse poussée aujourd’hui. Ce général est tout de même un médecin, que diable, il comprendra.

— Vous croyez ?

— Mais naturellement ! Écoutez, vous allez défaire mon pansement pour lui montrer mon bras qui est guéri et, quand je l’entendrai venir, ce grand croque-mitaine de général, j’irai me poster sur le seuil de la porte pour l’empêcher d’entrer et lui dire combien j’ai été bien soigné chez vous.

— Je vous défends absolument de vous lever, Cendrars !

— Et pourquoi pas ? Procurez-moi n’importe quelle défroque, puisque je suis arrivé tout nu et que je n’ai pas même d’uniforme, et vous allez voir ! Vous savez bien que le chirurgien n’en revient pas que mon bras soit déjà cicatrisé. Il prétend que j’ai battu un record ! Eh bien, aujourd’hui, je veux l’épater, et je tiendrai debout, je vous le jure, pour les recevoir, lui et son général, et le président de la République même, s’il vient !…

*

Je n’avais pas voulu me vanter, mais j’avais trop présumé de mes forces. L’infirmière-major était à peine sortie, que voulant me lever seul j’allai m’étaler de tout mon long sur le parquet ciré, tombant de tout mon poids sur mon bras coupé, ce qui me fit plus mal que le jour où j’avais été blessé sur le champ de bataille par une balle de mitrailleuse. Néanmoins, quand Mme Adrienne revint quelques instants plus tard, avec une vaste robe de chambre qu’elle était allé quérir pour moi, elle me trouva debout, cramponné aux barreaux de mon lit, et, à cinq heures, j’avais fait quelques pas dans la chambre et Mme P…, sinon rassurée sur le sort de son petit berger, mais du moins contente de moi, put s’en aller à la rencontre du général dont une cloche venait d’annoncer l’arrivée.

À six heures, je commençais à me sentir le pied ferme.

À sept heures, j’étais à cheval sur une chaise, en proie à un léger mal de mer car tout commençait à osciller autour de moi.

À huit heures, j’étais étendu sur mon lit, mais prêt à me lever à la première alerte quand on vint nous annoncer que le dîner allait être servi.

Cela faisait déjà quatre heures d’horloge que la vie de la maison était suspendue à la visite de ce général dont l’inspection, qui n’en finissait pas, troublait l’ordonnance et la bonne marche des services de l’hôpital.

Entre huit et neuf, le désordre était à son comble. La température n’avait pas encore été prise et les 500 blessés en traitement eurent un souper froid, servi à la hâte par les filles de cuisine. J’appris par ces servantes qu’à son arrivée, une séance orageuse avait eu lieu dans le bureau de l’intendant et que le général avait engueulé chirurgiens, médecins et infirmières. Tout le monde était sur les dents.

À l’heure de la relève, les religieuses m’apprirent que le célèbre praticien de Paris était enfermé dans la salle d’opération et que depuis deux, trois heures il sciait bras et jambes pour faire la leçon à l’état-major médical de l’Évêché. Tout le monde était consterné et il paraît que dans toutes les chambres les blessés s’agitaient beaucoup et que d’une façon générale les températures montaient.

Un peu plus tard, sœur Philomène, de guet au sommet de l’escalier, vint me dire « qu’ils » étaient tous en train de festoyer, le général, l’intendant, les médecins et les infirmières laïques, « qu’ils » n’avaient pas l’air de s’ennuyer car « on » parlait et riait fort dans la salle à manger du rez-de-chaussée, dont les portes étaient poussées contre. Et sœur Philomène paraissait indignée.

Il pouvait être dix heures et demie, onze heures moins le quart quand mon camarade de chambrée, qui jusque-là était resté assoupi, ouvrit les yeux pour me demander :

— …Dis donc, vieux, qu’est-ce qui se passe ?…

— Quoi ?

— On en fait du bruit !…

— Mais non.

— Mais si…

— Je t’assure que non. Tu dérailles.

— …Alors, pourquoi est-ce qu’on n’est pas venu prendre ma température, ce soir ?…

— Tu dormais.

— Alors…, pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas fait manger ?…

— Tu dormais. Je leur ai dit de ne pas te déranger pour une fois que tu roupillais peinard.

— …Dis donc, vieux, j’ai fait un sale rêve…

— Ah !

— Oui… J’ai rêvé que, que… Dis donc, tu ne crois pas que je vais plus mal ?… J’ai rêvé que j’allais crever, et maintenant je suis sûr que je ne m’en tirerai pas…

— Tu dis des conneries.

— Tu crois ?… Alors, dis voir, pourquoi est-ce que Mme Adrienne n’est pas venue, ce soir, comme à l’habitude ?… Je ne suis pas plus malade, hein ?…

— Mme Adrienne ? Mais ne t’en fais donc pas, elle va venir. Tu vois, je l’attends. Je me suis habillé. On va lui faire une bonne blague. Tu vas rire.

Mon voisin se retourna péniblement. Je m’étais mis debout dans ma vaste robe de chambre qui me drapait comme la statue de Balzac. Le petit me regarda.

— …C’est drôle, ça, c’est drôle…, bégaya-t-il. Comme tu fais grand… Mais, dis-moi, qu’est-ce qui se passe ?…

— Quoi ?

— Je ne comprends pas… Pourquoi t’es-tu habillé ?… Tu ne vas pas me quitter, hein ?…

Et au bout d’un long moment de silence, le pauvre supplicié me demanda, encore plus inquiet :

— …Mais dis donc, quelle heure est-il ?… Tu les entends ?… On dirait qu’ils viennent !…

En effet, on entendait un brouhaha dans le corridor.

Aussitôt, le petit Landais se mit à hurler de terreur :

— Ah !… Oh !… Non !… Je ne veux pas, je ne veux pas !… Madame Adrienne !… je vous en supplie…, ce n’est pas l’heure !… Ah !… Oh !…

Il était complètement fou.

— Qu’est-ce qui se passe, mais qu’est-ce qui se passe là-dedans ? fit une grosse voix.

Un groupe envahit la chambre. Onze heures venaient de sonner.

*

— Alors, c’est toi qui crie comme ça ? me dit un gros homme en blouse blanche, en me bousculant sur le pas de la porte.

Mme Adrienne, notre chirurgien, nos médecins, nos infirmières, d’autres membres du personnel de jour et de nuit, dont des infirmiers militaires poussant le chariot à pansements, escortaient ce gros homme jovial, dont le képi galonné, planté de travers sur le crâne, découvrait le visage congestionné, le front cabossé, les tempes veineuses, la moustache d’amadou, les mauvaises dents et les petits yeux rieurs, mais aigus, du bleu le plus intense.

— Mon général, lui dis-je, regardez, je suis guéri ! Mon bras est cicatrisé. Je le bouge. Vous savez, je jongle et je boxe avec. Et il n’y a pas trois semaines que je suis là. J’ai été blessé le 29 septembre. C’est un record !

Et je me mis à jongler avec trois balles de tennis que j’avais préparées.

L’inspecteur éclata de rire : — Mais c’est très bien, mon petit, va te coucher. Mais cet autre-là, le pendu, qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il à Mme Adrienne qui s’était précipitée pour protéger son petit martyr.

L’infirmière-major se mit en devoir de fournir des explications circonstanciées sur la blessure, les plaies, l’extraction des nombreux éclats, l’histoire de la pièce de cent sous, donnant des détails sur le traitement suivi, les soins appropriés et délicats pour lutter avec l’infection, les souffrances endurées par le patient qui allait de mieux en mieux et que le chirurgien affirmait être maintenant tiré d’affaire. Le général l’écoutait avec beaucoup d’attention, cependant que le petit berger braillait comme un âne « Ah !… Oh !… », sans rien articuler d’autre.

La chambre était pleine de monde.

Je m’étais assis sur mon lit.

— Passez-lui la feuille de température, chuchotai-je à sœur Philomène debout devant moi.

— Défaites ses pansements, ordonna le professeur en consultant la feuille. Je veux le voir.

— Non !… non !… hurlait le gosse.

— Ne t’agite pas, disait Mme Adrienne au petit qui se débattait, cependant qu’elle défaisait diligemment les bandes. Ce ne sera rien. C’est pour ton bien, tu verras.

— Dépêchez-vous ! fit le général, cependant que lui et le chirurgien enfilaient leurs gants de caoutchouc, que l’on avançait le chariot à pansements, que l’on faisait fonctionner la crémaillère du lit pour présenter le blessé en bonne posture et que le cercle des curieux se resserrait pour ne rien perdre de ce qu’allait dire ou faire le grand, le fameux praticien de Paris.

Mme Adrienne me jeta un regard désespéré.

L’inspecteur-général s’était muni d’une pince et d’une lancette. Il arracha brutalement les mèches, les unes après les autres, se pencha sur les fesses trouées, les renifla de très près, sondant chaque plaie, puis, sans s’occuper des cris inhumains du petit paysan, il enleva le drain du gros trou latéral, l’affouilla, se redressa et dit, en faisant la grimace :

— Je vous félicite, Madame, et j’admire votre courage. Mais cette méthode ne vous mènera à rien. C’est un travail de patience, un vrai puzzle, mais vous perdez votre temps. Tous ces nids d’abeille sont autant de foyers d’infection, d’où ces poussées de température et les sauts irréguliers de la courbe. Ce que vous croyez avoir gagné un jour est du terrain perdu dès le lendemain, car ce terrain est miné. De quoi s’agit-il ? Nous sommes sur un champ de bataille. Le sol est miné. Nous ne pouvons donc pas attendre, rester à la merci de l’ennemi. Il nous faut lutter contre la montre, gagner l’ennemi de vitesse, il ne faut donc pas y aller par quatre chemins mais pratiquer une contre-sape pour obtenir un résultat brutalement et par surprise. Passez-moi mon bistouri. Na, merci. Je ne vais donc pas m’occuper des entonnoirs de surface, aussi profonds soient-ils. Le danger n’est pas là. Mais je dois détecter le principal foyer, le centre d’infection, le fourneau de mine qui peut nous exploser à la figure, nous jouer un mauvais tour d’un moment à l’autre. Je dis, donc, qu’il nous faut réunir tous ces entonnoirs, tracer un réseau de boyaux qui aboutissent tous à une tranchée principale, ce qui permettra par la suite une irrigation profonde et de débusquer l’ennemi partout où il se niche. Pas d’embouteillage, n’est-ce pas, dans un terrain aussi bouleversé, on s’y perdrait. Mais une large voie d’accès qui mène directement au foyer central. Attention, circulation à sens unique, avec une seule entrée, une seule sortie. Nous pratiquons une incision, une autre, encore une autre, bien profonde, et nous voici dans la sape comme dans un égout central, sous la place de l’Opéra. Toute la surface étant drainée, nous ne nous occuperons que du centre, qui, bien dégagé en profondeur reste à notre portée. Je pose une agrafe en haut, je la rabats, je…

Ayant joint le geste à la parole, l’éminent professeur de la Faculté qui pérorait pour la galerie comme s’il était à son cours devant son public d’étudiants, taillait dans le vif, réunissait les 72 plaies, qu’il débridait, en une seule, large, profonde, et se fraya si bien son chemin qu’au bout d’une heure le soldat était mort. Mais cela faisait déjà un bon moment que le petit berger des Landes ne gueulait plus.

Share on Twitter Share on Facebook