II

C’est ainsi que je me trouvais l’hiver dernier dans mon petit village de l’Île-de-France, ma voiture à ma porte, prête à démarrer, mes valises à peine défaites, mais passant des nuits blanches entre ma cigarette, ma plume et la rame de papier que j’avais à noircir, résistant à tous les appels, ne répondant pas aux lettres, laissant les câbles qui m’arrivaient de l’Amérique du Sud s’amonceler petit à petit sur ma table, sans les ouvrir et sans la tentation de les déchiffrer.

Je travaillais ferme et pour une fois, je tenais bon. Aussi, quand la mère Tissot, la bistrote du pays préposée à la cabine téléphonique du village, accourait, son fichu au vent, ses jupes ballonnant derrière elle, et m’expliquait, tout essoufflée d’avoir glissé et pataugé dans la neige et malade des longs télégrammes en portugais que le bureau des postes du chef-lieu du canton lui transmettait téléphoniquement pour moi, qu’elle ne comprenait pas et qui l’exaspéraient, que la ligne était brouillée par le mauvais temps, je lui disais :

— Ne vous en faites donc pas, ma pauvre dame. Vous voyez, je ne les lis même pas, vos télégrammes. Je sais d’avance ce qu’ils contiennent. Il n’y a rien à faire. Tant pis pour mes amis. Je n’irai pas au Brésil cet hiver. Je dois travailler. D’ailleurs, votre cuisine est beaucoup trop bonne, chère Madame. Je reste…

Et la mère Tissot s’en allait navrée en tant que préposée au téléphone, mais ravie en tant que bistrote, car je prenais pension chez elle, et elle me soignait !

Or, un matin, de bonne heure, je vis la brave Mme Tissot accourir encore plus agitée que de coutume. Elle brandissait un télégramme ouvert qu’elle me fourra sous le nez.

— Cette fois-ci vous devez le lire, monsieur Cendrars. Il m’a donné trop de mal. Je n’y ai rien compris. Les autres, je commençais à m’y habituer ; mais, celui-là, c’est-y Dieu possible, il est encore dans un autre langage étranger ! J’ai dû me le faire répéter cent fois, mot à mot, lettre par lettre. C’est de l’allemand ?

— Mais non, Madame, il vient de Londres, c’est de l’anglais.

— Et vous comprenez ça ? Quelle langue ! Il n’y a que des « ïou-ïou ». Qu’est-ce que l’on vous dit ?

— C’est un type qui me demande d’aller l’attendre aujourd’hui au Bourget. Il arrive en avion. Il me demande si j’ai un sujet d’opéra.

— De l’opéra ?

— Mais oui, vous savez bien, un opéra, c’est une pièce de théâtre avec des chants et des grandes machines, et beaucoup, beaucoup de musique pour la T.S.F. Vous savez, quand vous branchez votre radio, le soir, et qu’il y a une si jolie voix de femme et des duos d’amour.

— Et vous savez faire un opéra ?

— Et pourquoi pas ? C’est sûrement moins difficile que de faire, comme vous, de la bonne cuisine. Tenez, prêtez-moi la main pour plier la couverture sur le capot. J’aurai peut-être du mal à partir. Apportez-moi de l’eau chaude. Mon moteur est gelé. Quel sale temps !

— Comment, vous allez partir ?

— Mais oui, Madame, j’ai tout juste le temps d’arriver à l’heure. L’avion est à midi et je suis curieux de connaître ce phénomène d’Anglais qui a pensé à moi pour un opéra.

— Et moi qui vous avais préparé un foie de canard aux raisins, monsieur Cendrars.

— Nous le mangerons ce soir, ma bonne dame. Faites-le bien mijoter sur un feu doux, il n’en sera que meilleur ; surtout si vous y ajoutez de temps en temps un bon verre de xérès.

— Oui, je sais, vous êtes gourmand. Mais est-ce que vous serez rentré ce soir pour dîner ?

— Mais naturellement. Je serai rentré à 7 heures. Comme je ne le connais pas, ce type, ça ne sera pas long. À propos, madame Tissot, comment s’appelle-t-il ? Vous m’avez signé d’un W ?

— Je vous demande pardon, monsieur Cendrars, mais je croyais que vous le connaissiez, ce monsieur. Je me suis fait répéter son nom au moins dix fois. Je recevais plein de crépitements dans les oreilles comme toujours quand il fait mauvais et qu’il y a grand vent. Je n’entendais que des W-O, des W-OU. Alors, j’ai mis un W, pensant bien que vous sauriez de qui il s’agit. Mais attendez, je crois que son nom se terminait par un Z.

— Cela n’a aucune importance, Madame. Je saurai bien le trouver, car il n’y aura pas grand monde dans l’avion de Londres. Voyez ces bourrasques. Sur la Manche, cela doit souffler en tempête. D’ailleurs, il va encore neiger. Regardez le ciel. Il est bouché. Il est de plomb. On dirait qu’il va tomber.

Et montant en voiture, mettant en marche, je criai :

— À ce soir, madame Tissot ! Arrosez bien le canard et ayez la gentillesse de venir de temps à autre surveiller mes feux. Il y a plein de belles bûches sous le hangar.

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