III

Je croyais être en avance, mais à cause de la gadouille dans laquelle je roulais à petite allure depuis le matin, j’arrivai au Bourget juste comme l’avion de Londres atterrissait dans un éclaboussement d’eau et de boue. Le terrain était détrempé. Comme du rebord d’un toit, des paquets de neige et des petits glaçons se détachaient des ailes incurvées du grand appareil trépidant, qui n’avait qu’un seul passager à bord.

C’était un homme grand, jeune, élancé, d’une sobre élégance et avec des manières d’esthète.

— Monsieur Cendrars, je suppose ? me dit-il, en soulevant son chapeau melon. Je suis Boyd Neels Woolworth.

— Oh ! c’est vous ! Comment allez-vous ? Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Woolworth. Votre tante m’a souvent parlé de vous.

— La chère vieille dame ! oui, je sais. Mais ce n’est pas de sa part que je vous ai télégraphié, c’est de la part de Béatrix…

— De Béatrix ?

— Oui, de votre amie Béatrix, Béatrix Guerrero-Guerrera, la grande cantatrice portugaise, souligna, en rougissant jusqu’aux oreilles, mon élégant, mon correct Anglais, que je savais être, par sa tante, un jeune musicien de talent. Nous nous sommes fiancés à bord de l’Alcantara, à son retour du Brésil, et je lui avais promis de le faire, sinon, si Béatrix n’avait pas tant insisté, jamais je ne me serais permis d’agir aussi cavalièrement avec vous, Monsieur. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

— Alors, Béatrix va chanter à Londres ? Elle m’en avait parlé. Je sais que c’était depuis longtemps son plus cher désir.

— Non, elle s’est arrêtée à Lisbonne, où elle débute ce soir et où je serai pour l’applaudir, car je reprends l’avion à trois heures. Vous ne voudriez pas venir avec moi ? Béatrix a tant insisté, je vous en prie…

— Impossible, cher Monsieur, je dois travailler.

— Oh ! Béatrix sera déçue. Elle était sûre que vous viendriez et elle se faisait une telle joie de vous revoir. Vous savez, c’est elle qui a pensé à vous pour notre opéra. Elle m’a dit qu’on n’avait qu’à vous parler de n’importe quoi pour que vous trouviez immédiatement une idée originale. C’est exactement ce qu’il me faut. L’Opéra royal de Copenhague m’a commandé la musique d’un opéra et je voudrais leur donner une œuvre moderne. Vous n’avez pas un beau sujet moderne, quelque chose de pas ordinaire, quelque chose de vécu, de vrai ?… Béatrix m’a dit que je pouvais absolument compter sur vous. Alors, vous ne voulez pas ? Béatrix sera désolée. Je… Vous… J’ai carte blanche, on pourrait faire un si beau spectacle ! Vous savez, la direction ne regardera pas à la dépense. Ils ont envie de faire grand…

— Non, je ne peux pas, je ne peux absolument pas partir maintenant. Mais ne restons pas là les pieds dans la boue. Le temps passe. J’ai ma voiture. Allons déjeuner.

— C’est que je reprends l’avion de trois heures.

— Justement. Je vous mène à deux pas d’ici. Chez Dagorno. J’y ai mes habitudes. On sera tranquille pour parler de votre opéra.

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