XII

Comme nous étions à peu près du même âge, en plus de notre communion en Jules Verne, nous avions encore une expérience commune, Delœil et moi. Je veux parler de la guerre, qui nous avait marqués, tous les deux.

J’ai déjà noté que la première fois que j’avais vu l’intrus plonger dans la piscine, puis se promener sur le pont, l’homme m’avait frappé par la blancheur rare de sa peau. Or, il se trouvait que le corps dodu, grassouillet de mon nouvel ami, à la blancheur laiteuse, féminine, était couturé de cicatrices, le commandant Delœil ayant été blessé par une trentaine d’éclats d’obus, dont un lui avait fait le coup de Jarnac, en lui sectionnant le jarret gauche.

— Où avez-vous perdu votre bras, Cendrars ? me demanda-t-il un matin que nous nagions de conserve dans la piscine.

— En Champagne, à la ferme Navarin, commandant.

— En septembre 15 ?

— Oui.

— Dans quel régiment étiez-vous ?

— À la Légion.

— À la Légion ? Tiens, c’est curieux. J’ai eu affaire une nuit à des légionnaires qui étaient venus s’empêtrer dans mes batteries. Leur régiment s’était égaré dans le secteur et les officiers avaient embusqué sections et compagnies dans tous les petits bois et les sapinières où moi-même j’avais dissimulé mes batteries. Comme je devais exécuter des tirs de contre-batterie dans la journée, ce fut une jolie pagaïe avec ces lascars de la Légion qui se baladaient, qui se faufilaient, qui s’installaient partout, et jusque entre les roues et devant la bouche de mes canons, et qui, à chaque départ, chantaient, valsaient, comme à chaque arrivée d’un boche ils se précipitaient pour aller déterrer la fusée d’aluminium encore brûlante. Je me demande comment les avions allemands ne nous ont pas repérés, ce jour-là ! Je ne décolérais pas. À chaque minute je m’attendais à être pilonné. Le colonel de la Légion…

— Oh, mince alors !

— Quoi ?

— Rien, mon commandant. Alors, c’est vous qui étiez dans les bois devant Souain, et c’est vous qui avez si magistralement engueulé notre colonel ?

— Le colonel…

— Chut ! Ne dites pas son nom.

— Pourquoi ?

— Le pauvre homme s’était perdu et aujourd’hui il est général.

— Bon. C’est donc moi qui l’ai réprimandé. J’avais pris position dans tous les taillis à l’est de la butte de Souain et mes 120-longs battaient le secteur de la ferme Navarin, du boyau de la Grande-Duchesse aux fortins étoilés du Kronprinz, en fouillant en profondeur tous les petits bois U V, U VI, U VII. L’arrivée des légionnaires…

— Mais alors, commandant…

— Quoi ?

— Oh, rien commandant. Mais, dites-moi, est-ce que votre P. C. n’était pas installé derrière le petit bois de la Brosse à Dents, dans une ravine ?

— Je vois que vous connaissez le secteur.

— Dame ! Mais alors, commandant…

— Quoi donc ?

— Oh, rien. Mais, dites-moi, souvenez-vous, est-ce que ces légionnaires ne vous ont pas fauché un tonneau de pinard, une belle barrique de 250 litres au moins, installée à votre porte sur une rallonge camouflée avec des branches de sapin et devant laquelle un canonnier montait la garde ?

— Mais oui, c’est vrai. Je me souviens. Les légionnaires m’ont volé le vin de la popote des officiers.

— Alors, commandant, je me présente : Matricule 1529, caporal à la Légion. C’est moi votre voleur. Mes hommes étaient tous saouls et c’est pourquoi ils ne tenaient pas en place entre les roues, sous la gueule de vos canons. Ah, elle est bien bonne ! Et dire que je ne voulais pas vous adresser la parole quand vous êtes monté à bord, et que j’avais bu votre vin ! Mais le pinard de la Brosse à Dents, il est resté légendaire dans mon escouade car ce vin était fameux, et nous l’avons bu à votre santé et à celle des artilleurs, commandant. Et voilà que nous nous rencontrons au milieu de l’Atlantique et que vous vous souvenez l’avoir entendu chanter, mon escouade ! Dites, n’est-ce pas que c’étaient des hommes ?

— Ah, les bougres, ils m’en ont fait faire du mauvais sang, ce jour-là.

— Eux, ils ne s’en faisaient pas, commandant. Ce jour-là, ils ont bien rigolé. Pensez donc, 250 litres pour 11 hommes ! Mais le lendemain, qu’est-ce qu’ils ont pris ! Nous nous sommes tous fait descendre dans les barbelés de la ferme Navarin car vos obus ne valaient rien, commandant.

— Je sais. C’est atroce. Ô, les pauvres ! On m’a raconté…

— Ne les plaignez pas, commandant. Il en reste encore deux ou trois. La mauvaise graine a la vie dure. Témoin, moi. Allons boire l’apéro. Je suis votre homme. À vos ordres, commandant !

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