VI L’Affaire des rhums

Séance du mercredi 16 février 1921, à la Chambre des députés.

Voilà deux ans que l’on parle de cette troublante « affaire des rhums » qui remonte aux jours lointains de l’armistice. Depuis deux ans, quelques journaux, un ancien sous-secrétaire d’État, des présidents de commissions, s’acharnent contre un homme qui, par ailleurs, est devenu l’un des rois mystérieux de ce Paris de l’après-guerre, désenchanté et nerveux.

Cet homme c’est Jean Galmot.

Que sait de lui l’opinion publique ? On le lui présente comme un spéculateur éhonté et sans scrupules. Elle voudrait bien comprendre quelque chose à cette « affaire des rhums »…

Sur la demande de M. Boret, ministre du Ravitaillement, une instruction judiciaire a été ouverte, des perquisitions ont été effectuées aux bureaux des Établissements Jean Galmot, des inspections sévères ont eu lieu en Guyane et aux Antilles.

Tout cela s’est déclenché brusquement.

Une sentence de non-lieu, précise et nette, est venue donner une conclusion à cette suite de péripéties.

Néanmoins l’orage continue à gronder. Quelques journaux n’ont pas cessé d’attaquer le député de la Guyane, et leur campagne a repris de plus belle. Le président de la Commission des Marchés, M. Simyan, et le rapporteur sur l’affaire des rhums, M. Stanislas de Castellane, vont déposer, paraît-il, sur le bureau de la Chambre une résolution tendant à rouvrir l’instruction contre les responsables de cette « affaire des rhums »…

Alors ? L’opinion publique n’y comprend plus rien. Le juge d’instruction a-t-il rendu une sentence de non-lieu, oui ou non ? Il est vrai que le premier rapporteur dans cette question, M. Mercier, a déclaré que M. Jean Galmot était un accapareur, un escroc, et qu’il avait réalisé, déloyalement, une vingtaine de millions de bénéfices. Mais alors ? Et le juge d’instruction ? Et son non-lieu ?

Un coup de théâtre : Jean Galmot s’est enfui !

Deux jours après, on est forcé de démentir. Malade, fatigué, Jean Galmot est allé prendre quelques jours de repos à Pegli, sur cette Riviera italienne qui lui rappelle les années de sa jeunesse, et qu’il aime toujours. Là, un ami accouru ne le trouve pas du tout en train de travailler au discours qu’il lui faudra prononcer à la Chambre des députés pour se défendre : Jean Galmot achève son livre : Un mort vivait parmi nous.

Et le jour dit il sera au Palais-Bourbon.

Pour la première fois il montera les marches de la tribune, se présentant à 560 parlementaires qui ont l’intention ferme de le juger.

« Grand, élancé, visage osseux, cheveux noirs… C’est une sorte d’errant mi-poète, mi-homme d’affaires, un de ces hommes qui évoquent l’image des Frères de la Côte dont Louis XIV savait utiliser les goûts d’aventures pour être les pionniers de l’influence française », écrira le lendemain Le Temps, journal grave.

On s’attendait à une suite d’interjections d’un mercanti gras et onctueux, ou aux tirades d’un requin, comme la légende commence à populariser les profiteurs de la guerre.

On voit un homme pâle et fiévreux, mais plein de fermeté et de sang-froid, qui parle d’une voix assourdie, laissant percer parfois une émotion profonde. Pas de gestes, aucun éclat de voix : mais un regard fort et terriblement intelligent.

« Si ma voix me trahit, si mon inexpérience de la tribune vous fatigue parfois, je vous demande de penser que, plus habitué à courir les routes du monde qu’à parler en public, et, d’autre part, à peine convalescent, je me présente devant vous dans des conditions physiques assez pénibles », voilà les mots par lesquels il débute, pour passer aussitôt, avec une clarté à laquelle ses auditeurs ne sont pas habitués, à l’exposition de l’« affaire des rhums ».

Ce ton impressionne l’assistance, qui est bien forcée de rentrer ses griffes : une dignité indéniable anime cet homme, et une maîtrise de soi, qui laisse voir qu’il faut renoncer ici aux communes mesures.

« Sur un ordre du G. Q. G., basé sur l’épidémie de grippe, les services de ravitaillement ont réquisitionné, le 10 octobre 1918, tout ce qui se trouvait [de rhum] tant dans les entrepôts de douane que dans les entrepôts particuliers. Le 20 octobre, la réquisition a été levée sur les stocks en entrepôts particuliers, c’est-à-dire sur les stocks des négociants en gros, et n’a été maintenue que sur les stocks des entrepôts de douane, c’est-à-dire sur les stocks des producteurs dans les ports… Les négociants en gros qui détiennent des stocks dans les entrepôts particuliers ont donc vu se réaliser tout à coup, à leur profit, l’accaparement. »

Ainsi, en quelques mots, l’affaire est-elle exposée : Jean Galmot évalue à 30 millions les bénéfices réalisés par les négociants en gros à qui l’abondante consommation nécessitée par l’épidémie de grippe et, d’autre part, l’immobilisation des stocks en douane vont permettre d’augmenter le prix de l’hectolitre de 600 francs à 1 200 francs environ.

« Il faut maintenant rechercher, c’est votre devoir, qui a gagné ces 30 millions au minimum… Il ressort de la façon la plus nette, des déclarations de l’honorable rapporteur de la Commission des Marchés, que je suis le bénéficiaire de cette opération. Voici maintenant la vérité. J’appartiens à la catégorie des producteurs, des importateurs en entrepôts de douane. Le jour où la réquisition a été appliquée, au début d’octobre 1918, je n’avais pas un litre de rhum en entrepôt particulier. Je mets au défi quiconque de démentir cette précision : du 10 octobre 1918 au 1er février 1919 je n’ai pas eu un litre de rhum à ma disposition. Je n’ai pas vendu ni livré un litre de rhum. »

Et ici Jean Galmot passe à l’attaque : ces stocks de rhum en douane sur lesquels a été maintenue la réquisition au bénéfice des stocks des entrepôts particuliers, n’auraient pas dû être touchés, d’après la garantie de la Commission des rhums et sucres, car ils étaient le solde de la récolte dont le 75 pour cent avait déjà été réquisitionné aux colonies. En outre, ces rhums en douane devraient être payés par le ravitaillement sur une base de 600 à 650 francs l’hectolitre, tandis que ceux se trouvant déjà aux mains des négociants en gros auraient pu être réquisitionnés, parce que de fabrication plus ancienne, sur une base de 300 à 400 francs l’hectolitre.

Cela ne suffit pas au député de la Guyane : il affirme que jamais le G. Q. G., n’a ordonné cette réquisition, car les magasins de l’arrière regorgeaient de rhum et que les seuls responsables en sont les services du ravitaillement.

À ce moment, la Chambre est ébranlée : on commence à regarder avec attention cet homme grand et énigmatique qui se défend avec calme et n’attaque pas pour le plaisir de riposter, mais pour montrer ce que peut être la clairvoyance d’un commerçant réaliste. Les quelques répliques du rapporteur ou du président de la Commission des Marchés qui viennent interrompre le discours de Jean Galmot, impatientent l’Assemblée.

Le député de la Guyane va plus loin : il soulève, pour un instant, le rideau et laisse voir ce qui se passe dans les coulisses. Il déclare que cette « affaire des rhums » n’est qu’une phase de la lutte pour la possession du marché mondial des grains, lutte menée par le sous-secrétaire au ravitaillement Vil-grain, tour à tour contre son ministre, M. Victor Boret, et contre son ancien allié, M. Louis Dreyfus…

« La réquisition m’ayant enlevé la totalité de mon stock de rhums, la totalité de mes marchandises, je me suis trouvé, le 15 octobre, dans une situation financière inextricable », ainsi continue le député de la Guyane. Et il prouve que tous les importateurs s’étaient vus dans la même situation, car les « bons de réquisition n’étant payés qu’à date indéterminée, parfois plus de dix-huit mois après la livraison », il leur eût été ardu de trouver des accommodements avec leurs banquiers. Aussi une formule d’accord amiable proposée par le Syndicat des Ports fut acceptée, « la livraison de 50 000 hectolitres tout de suite à l’Intendance, l’Intendance nous rétrocédant, en France et aux colonies, la marchandise qu’elle nous prenait ». Et, comme les Établissements Jean Galmot étaient les seuls à avoir l’organisation technique et l’outillage nécessaire pour recevoir en onze mois les marchandises de l’Intendance et les transporter en France, ils furent forcés de racheter tout le stock des autres importateurs, seule condition pour que l’accord amiable pût s’effectuer.

« Tout le rapport de M. de Castellane, tous les développements qu’il a apportés ici, consistent à vous dire : “À la suite de la réquisition, M. Galmot a accaparé le commerce des rhums.”

« Tous les témoins viennent vous déclarer : “Il ne peut être question d’accaparement, puisque vous avez imposé cette mesure à M. Galmot.”

« M. LE RAPPORTEUR. – Alors, vous n’aviez aucun intérêt dans l’opération ? C’est par amour pour vos coprestataires que vous l’avez faite ?

« M. GALMOT. – M. le Rapporteur me demande quel intérêt j’ai eu à faire cette opération. Je me trouvais dans la nécessité de faire face à des échéances de 9 millions, alors que je n’avais pas de marchandises et que je n’avais rien en contrepartie. On m’a présenté une proposition qui me permettait de financer l’affaire chez les banquiers. Je l’ai acceptée, contraint et forcé. »

Cinq cents députés étaient réunis là, leurs regards convergeaient sur cet homme qui s’exprimait avec la plus grande clarté et qui laissait percevoir dans son ton une humanité que l’on ne trouve pas, d’ordinaire, dans l’exposé d’affaires financières ou commerciales. Ils étaient venus là comme des juges investis d’un mandat précis, et convaincus, initialement, de la culpabilité de cet homme. Et maintenant, troublés, émus, ils ne pouvaient s’empêcher d’accueillir avec désapprobation les interruptions et les répliques de MM. Stanislas de Castellane et Simyan.

« … L’État s’est trouvé contraint de restituer sa marchandise dans un délai beaucoup plus court que celui qu’il avait prévu, parce qu’il s’est produit le grand événement de l’Armistice et parce que nous retrouvons toujours à la base l’ordre de réquisition du 10 octobre 1918, parce que l’Intendance a dû dire au ministre : “Lorsque vous avez réquisitionné les rhums, mes magasins en regorgeaient… Le ministre du Ravitaillement, saisi des doléances de l’Intendance et des stations-magasins, n’a pas cru devoir maintenir l’application stricte de la livraison en onze mois. Il a livré plus tôt…” »

Ces explications étaient convaincantes : MM. Simyan et de Castellane ne trouvaient rien à leur opposer.

Ils s’entêtèrent. Et on entendit Jean Galmot parler encore plus vivement :

« … À ce moment je pensais avec anxiété à cette maison que j’avais passé quinze ans de ma vie à mettre debout. J’avais tant lutté, tant souffert sous les plus mauvais climats du monde. Et je sentais qu’il y avait, derrière les attaques dont j’étais l’objet, une force mystérieuse, une manœuvre dont je ne pouvais connaître les dessous et qui menaçait de faire s’effondrer cet édifice que j’avais eu tant de mal à construire. Savez-vous, messieurs, ce que représente, de labeur et de lutte, la création d’une maison coloniale telle que celle que j’avais créée ? J’ai quitté les colonies depuis très peu de temps et je connaissais mal et très peu le monde politique et le monde des affaires. Vous me dites : “Il y a eu corruption ; vous avez essayé de corrompre, d’acheter les services du ravitaillement.” Comment ? Dans quelles opérations ? J’aurais acheté ces services qui m’ont mis dans la position critique, désespérée où je me suis trouvé ? Je ne comprends plus… Monsieur de Castellane, au moment même où le ministre du Ravitaillement, M. Boret, s’affirmait de pareille façon mon complice, au début de mai 1919, pendant qu’il arrêtait la vente des rhums de l’Intendance pour me permettre de faire une spéculation à la hausse, à ce moment, M. Boret déposait la plainte qui a arrêté net, tout à coup, mon activité. Pour la première fois de ma vie, monsieur de Castellane, moi, qui ne suis qu’un ouvrier, dont les mains, je vous le jure, sont propres, j’ai eu à répondre, dans le cabinet d’un juge d’instruction, d’une accusation que je ne comprenais pas, qui ne reposait sur rien, sur aucun commencement de preuve. À ce moment-là, j’ai haï de toute ma haine cet homme dont on veut faire mon complice, car c’était lui qui me menait à la ruine et qui me déshonorait… »

La voix de cet homme, assourdie, âpre, traverse l’hémicycle extraordinairement silencieux.

On entend des interruptions : « Je me demande ce qu’on nous veut exactement », prononce M. Marius Moutet. « C’est contre la chose jugée », crie M. Marcel Habert, dans la direction du président de la Commission des Marchés. L’Assemblée refuse d’entendre les explications de M. Simyan, président de la Commission des Marchés.

C’est seulement dans une séance de nuit, que M. Simyan peut s’expliquer, au milieu des protestations de l’Assemblée. Il essaie, avec l’aide de M. de Castellane, de charger encore Jean Galmot. Il tente des diversions, passe d’un sujet à l’autre, mais à chaque occasion le député de la Guyane lui oppose des faits précis, qui laissent son antagoniste pantois.

La séance se termine fort piteusement pour M. Simyan, nous dit le Journal officiel.

« M. LE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION. – Je voudrais terminer…

« M. LE PROVOST DE LAUNAY. – Oui, terminez et le plus tôt possible. Nous en avons assez !

« M. CHARLES BERNARD. – Ce sont des débats lamentables. (Applaudissements.) »

L’ordre du jour de M. Pierre Joly qui repousse nettement la résolution de la Commission des Marchés et confirme la confiance de la Chambre dans les décisions de la Justice, cet ordre du jour qui jette bas tout ce qu’avaient ourdi M. Simyan et M. de Castellane, est voté par 574 députés sur 577, à la presque unanimité.

À M. Simyan qui s’obstinait, un député, M. Levasseur, a crié : « Vous parlez toujours de Rhum. Et l’affaire Cognacq ? » Le mot a fait rire. On l’a retrouvé le lendemain dans tous les comptes rendus. Il définit certains parlementaires : deux poids et deux mesures. Il y avait belle lurette que M. Simyan ne parlait plus de l’affaire Cognacq…

C’était, somme toute, un triomphe pour Jean Galmot.

Mais il n’avait pas tout dit : il n’avait pas décrit l’énorme préjudice que lui avait porté l’enquête judiciaire de mai 1919 ; il n’avait pas révélé que, par suite de la réquisition de ses stocks à une époque de hausse, puis de la rétrocession hâtive à une époque de baisse, sa maison perdait, grâce à cette affaire, 1 592 340 francs, alors que MM. Mercier, de Castellane, et Simyan avaient conclu à un bénéfice de 15 à 30 millions !

C’était là une chose qu’il ne fallait pas crier sur les toits : on rattraperait cet argent, il s’en tirerait…

N’importe, c’était la première fissure dans le magnifique édifice qu’il avait bâti. Et les temps étaient proches où, en France, et partout dans le monde, le règne de la crise financière et commerciale viendrait.

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