V « Six millions pour un crocodile !… »

Au fond du Périgord noir, dominant la vallée sinueuse de la Dordogne, haut perché, le château féodal de Montfort…

Il restait encore en France, écrit Jean Galmot dans une lettre à Mme de Caillavet, il restait encore en France un coin ignoré du Club des Cent, du bétail en troupeaux de Cook, et des mauvais riches.

Des maisons aux toits de pierres, des vallées tantôt lourdes de noyers trapus et noirs, tantôt délicates et élégantes sous les peupliers argentés et, dominant l’horizon dans une brume opale, des citadelles qui sont les statues de ce peuple, des bastides où vivent les âmes de nos pères…

Loin du chemin de fer, au bord d’une forêt millénaire, peuplée de sangliers, de renards, de loups, Montfort a gardé les portes, les enceintes, les murs et les fossés du Moyen Âge. De tous temps, ce pays a été un champ de bataille et un carrefour d’invasions.

Les révoltes des esclaves, sur les mines de fer attenantes au château, à l’époque romaine ; l’invasion sarrasine ; l’occupation anglaise au XV e siècle ont fait de cette terre un champ de martyrs. Les guerres de religion ont dressé Montfort contre Sarlat au XVI e siècle, cependant que les paysans de la vallée se soulevaient dans cette Révolte des Croquants qui ensanglanta le centre de la France.

Des terrasses de Montfort on voit à l’horizon les citadelles de Domme, Beynac et Castelnau, et la forêt que coupe en ligne droite la voie romaine, étroite et pavée, tracée au cordeau…

Le château de Montfort est depuis quelque temps la propriété de ce Jean Galmot, brasseur d’affaires et planteur d’outre-mer. Aujourd’hui, le silence y règne, une atmosphère d’agonie. On n’entend plus le bruit des autos ; des avions, on n’aperçoit plus la silhouette du maître.

Que s’est-il passé ?

On a vu M. Pachot, commissaire aux délégations judiciaires, y pénétrer, sa serviette sous le bras, un matin que le ciel était couleur d’aile de pigeon et l’air déjà chaud.

Que s’est-il passé ? Que vient faire M. Pachot dans cette retraite ?…

Nous sommes en 1921.

Depuis moins de cinq ans Jean Galmot n’est plus un « brillant second » dans une grosse affaire ; il a conquis son indépendance.

Il travaille seul.

Cette fois-ci, il a réussi.

Déjà, en 1913, il avait essayé de s’émanciper, mais on lui avait cassé les reins et il avait dû rentrer dans le rang.

Le domaine colonial de la France appartient à un petit groupe de grandes firmes qui contrôlent la vie économique de notre empire d’outre-mer. Les maisons syndiquées n’admettent aucune concurrence. Je me suis attaqué à ces grands seigneurs féodaux. J’ai entrepris d’affranchir de la domination qui les opprime, les planteurs et les petits colons qui, comme moi, sont partis de rien.

Ces lignes sont de Jean Galmot. Elles sont explicites.

Résumons-nous.

1906. Jean Galmot débarque pour la première fois en Guyane. Il s’y attache. Il y jette les bases de son avenir.

Son travail attire l’attention des Guyanais et des capitalistes de Paris. Jean Galmot s’impose. La maison Chiris décide de s’installer en Guyane et Jean Galmot est nommé directeur du comptoir à Cayenne.

Il travaille d’arrache-pied, réussit de multiples entreprises, donne une importance inattendue à l’affaire dont il a la responsabilité. Il cherche une première fois à se rendre indépendant et fonde une maison autonome à son nom. Mais il n’est pas assez solide et retourne, en 1913, à la tête des comptoirs Chiris.

1917. Jean Galmot s’affranchit définitivement.

La concurrence est la condition nécessaire pour que le commerce et l’industrie se développent, dit-il. Tout le monde n’est pas de son avis…

La Guyane est un des plus riches pays du monde. C’est son leitmotiv.

Pourquoi ne devrait-il pas y avoir une place pour la maison de Jean Galmot ?

S’il ne l’eût fait de lui-même, tous les Guyanais dont il s’était fait l’ami fidèle et dévoué l’eussent forcé à le faire. Car voilà un homme qui, dès son arrivée, s’est aperçu que ces Noirs (et ces Indiens) ne sont pas des êtres d’une race inférieure, mais des hommes, donc des frères, et qu’au surplus ce pays est le leur ; que, par conséquent, ce qu’il produit est aussi à eux, et qu’ils doivent en profiter… C’est là tout le secret de son succès. Le jour de sa mort, le pays se révoltera contre ses adversaires.

1917-1921.

Les dates et les événements vont se précipiter.

Jean Galmot est à Paris.

Il est d’une activité inouïe. Il ne lui suffit pas que toute sa journée soit prise par son travail commercial et financier : il trouve encore, de quatre à sept heures du matin, le temps de s’occuper de son œuvre littéraire, cette oasis qu’il n’oublie jamais.

Il a ouvert des bureaux, 14, rue Duphot. Un immeuble des Champs-Élysées hébergera bientôt les nombreux services des Établissements Jean Galmot.

Ces comptoirs qu’il avait créés autrefois, avec les moyens limités dont il disposait, il les reprend, sur une plus vaste échelle. Son génie d’organisation, l’ampleur de ses vues, son habileté extraordinaire lui permettent de ne pas donner de bornes à ses entreprises.

En quelques années l’ascension de sa firme est foudroyante.

Comment Jean Galmot pouvait-il se limiter à la seule Guyane, qui est pourtant sa terre de prédilection, « sa patrie », dira-t-il délibérément.

Il ouvre donc des comptoirs à la Guadeloupe, à la Martinique, au Venezuela, à la Réunion, à Porto Rico, à Colon, à Panama, à Trinidad, et jusque sur les côtes occidentales de l’Afrique et dans l’Inde.

La Guyane ne sera pas le seul pays dont « toute la vie économique dépendait de l’organisation commerciale et industrielle créée par Jean Galmot ». Citons, par exemple, ce fragment de lettre écrite par l’un des plus importants négociants de la Guadeloupe :

… La prospérité sans précédent, dans l’histoire coloniale de la Guadeloupe et de la Martinique au cours des dernières années, est due à l’activité que M. Galmot a dépensée pour le développement de l’industrie et du commerce rhumier. Les capitaux importés dans nos vieilles colonies, grâce au concours de M. Galmot et distribués en salaires dans le pays, se sont élevés à la Guadeloupe, à la Martinique et à la Réunion à plus de 150 millions…

Veut-on d’autres chiffres, d’autres faits ?

Il a à sa disposition quarante-deux bateaux, qui sous son pavillon, font la liaison entre ses comptoirs et lui servent à ravitailler la France. Un seul, le Salybia, sera torpillé.

Il introduit en France le blé d’Argentine, les rhums, le café, le cacao, le caoutchouc, etc. Il organise ses entrepôts de Paris, Dunkerque, Le Havre, Nantes, Bordeaux et Marseille. Son mouvement d’affaires dépasse deux millions par jour.

Il crée, à Paris, les Établissements métallurgiques Jean Galmot où l’or natif qu’il importe de Guyane est fondu, affiné, manufacturé ; à Carcassonne, des usines à bois et une tonnellerie pour traiter les bois d’ébénisterie et fabriquer les fûts et les caisses pour son propre approvisionnement ; à Asnières, une usine pour traiter la gomme de balata ; en Guyane même, trois usines pour la distillation du bois de rose ; en Dordogne, l’industrie des terres de couleur, à Sarlat, et celle du plâtre, à Sainte-Sabine.

Rien ne lui est étranger. Il fonde une agence journalistique, commandite des journaux, des revues, une maison d’édition, subventionne des producteurs de films, des restaurants corporatifs, s’occupe de théâtre, entretient des écrivains et des peintres.

Il est le grand pionnier de l’aviation civile.

C’est un homme rongé par la fièvre et infatigable.

Louis Chadourne, qui fut l’un de ses nombreux secrétaires, le décrivit :

À voix basse, les yeux à demi fermés, il dicte à sa dactylo, étendu sur une chaise longue, des ordres, des lettres, résout des problèmes compliqués où il est question de connaissements, de cargaisons, de frets et de traites. Le principe est qu’il ne doit jamais sortir d’argent des caisses, dit-il. Les affaires, c’est un jeu d’échecs. Une vente à San Francisco compense un achat à Trinidad. Il aime cette attitude de tigre nonchalant. Le pli des lèvres est incisé cruellement ; le nez grand, courbe ; les yeux enfoncés, brillants ; le front vaste ; les moustaches ébouriffées. Capable de sympathie, d’amitié et de tendresse.

Mais que pensent de cette prospérité inouïe les concurrents de Jean Galmot ?

De 1917 à 1921 Jean Galmot vécut ses années les plus ardentes, les plus riches en péripéties, les plus dramatiques aussi.

C’est l’ascension.

On le laisse faire.

Son succès surprend.

On travaille avec lui.

Puis, on commence à s’étonner.

Ce diable d’homme vient troubler le train-train coutumier des affaires. Il a une façon à lui de procéder. Il est trop personnel, trop indépendant. (Plus tard, à la Chambre, il ne s’inscrit à aucun parti et figure dans le petit groupe des « sauvages ».) Il voit toutes les affaires sous un angle que l’on n’a pas l’habitude d’envisager, et, très souvent, le bénéfice qu’il peut espérer d’une affaire n’est pas toujours le seul mobile qui la lui fasse réaliser. Ainsi, pendant la guerre, au moment de la disette du sucre, il envisage de faire venir en France, grâce à trois de ses cargos qui sont momentanément disponibles, une cargaison de sucre des Antilles, sucre qui serait vendu directement au public, 1 fr 50 le kilo, au prix coûtant. Cette opération va gêner trop de monde… Un décret paraît aussitôt dans un coin perdu duJournal officiel qui interdit l’entrée en France aux bateaux ayant fait escale dans certains ports qui sont situés, comme par hasard, sur le parcours que doivent suivre les cargos de Jean Galmot. Ses capitaines câblent à Galmot : « On veut nous forcer à jeter notre chargement à la mer, en vertu d’un nouveau décret. » Jean Galmot court protester au ministère des Colonies : « Mais vous voulez donc démoraliser le marché ? » lui répond-on. Ainsi, tous les autres importateurs vont pouvoir pratiquer leur prix. L’un des parlementaires qui se réjouira de cette conclusion est M. Stanislas de Castellane, gendre de l’un de ces gros importateurs américains. Comme par hasard, il se trouvera être le rapporteur de la Commission des Marchés dans la fameuse « affaire des rhums », et chargera Galmot à fond…

Comme on le voit, cette façon héroïque d’envisager les affaires n’est pas du goût de tout le monde.

Galmot devient dangereux.

Alors commence une lutte violente et acharnée dont les péripéties paraissent inconcevables.

On a peine à imaginer de pareils épisodes, à Paris, de nos jours. Tous les moyens sont bons. Il se trouve des journaux pour consacrer leurs colonnes, tous les jours, à attaquer cet homme. Calomnies, insinuations, mensonges, cette campagne est de la dernière violence. Plus de trois mille personnes vivent de l’organisation commerciale créée par Jean Galmot, on n’en a cure. Les sentiments et les idées ne comptent pas. Toutes les perfidies sont bonnes pour atteindre celui qu’on veut abattre. Les juges sont faits pour accueillir les dénonciations. Les murs de Paris seront recouverts d’affiches où Jean Galmot se verra accusé des crimes les plus variés. Et si cela ne suffit pas, on pourra avoir recours au revolver.

Tout ceci ne se passe pas à Chicago, mais à deux pas de la Madeleine !

J’exagère ?

On peut lire l’histoire dans les journaux de l’époque.

Le 13 août 1919, un certain Angelvin, fondé de pouvoirs d’une puissante maison concurrente, est arrêté dans le bureau de Jean Galmot. Il a été surpris le revolver à la main par deux inspecteurs de la Sûreté qui se trouvaient cachés dans une pièce voisine et qui ont été témoins d’une longue scène de menace et de chantage.

Jean Galmot sait se défendre. Il gagne du terrain. Les plaintes déposées contre lui se terminent par des non-lieu. Il répond victorieusement aux attaques d’une certaine presse. Il tient bon.

Mais voici un fait nouveau : à la signature de la paix, la presque unanimité des maires et conseillers généraux de la Guyane ont délégué à Paris le maire de Cayenne, M. Gober, pour qu’il offrît à Jean Galmot de se présenter à la députation.

Voici que s’offre à lui un moyen merveilleux d’aider à l’affranchissement de ses frères noirs, de ceux qu’il appelle « mes enfants » et qui commencent à le nommer « papa Galmot ». Jean Galmot, député, va devenir encore plus gênant, il va pouvoir imposer ses méthodes absurdes de colonisation…

Ses ennemis demandent à traiter. On veut le voir. On lui propose de l’argent. Il refuse.

Il n’accepterait qu’un compromis : amitié, paix, et que chacun travaille pour soi, pour son propre compte, loyalement.

Mais ce n’est pas ce compromis qui peut satisfaire ses adversaires.

Alors, on abat les cartes et on lui pose l’ultimatum : qu’il abandonne la Guyane, sinon, coûte que coûte, il sera ruiné ! Et comme Jean Galmot ne faiblit pas et ne cède pas, on va jusqu’à changer le fusil d’épaule : ses concurrents s’en iront, on lui laissera la Guyane, mais il paiera six millions et ne sera pas candidat à Cayenne…

On lui demande six millions pour les comptoirs de ses concurrents, six millions pour des établissements qui n’ont plus de clientèle depuis que Jean Galmot est à la tête de sa propre maison, six millions pour des affaires qu’il connaît bien et qu’il n’évalue pas à 50 000 francs, six millions… Ah ! le rire de Jean Galmot !

« Six millions pour un crocodile !… »

Voilà ce que répondra Jean Galmot.

Alors, c’est la déclaration de guerre, le 4 juillet 1919.

Jean Galmot a posé sa candidature à la députation.

Il a accepté la lutte.

Le 27 juillet 1919 on porte plainte contre lui, pour abus de confiance et escroquerie.

Mais, le 13 août 1919, Angelvin est arrêté pour tentative de chantage.

Et, le 30 novembre 1919, Jean Galmot est élu député de la Guyane, à une grosse majorité, après une campagne triomphale.

Il gagne la première manche.

Ces mois qu’il venait de passer en Guyane pour préparer son élection lui avaient donné confiance en son étoile. Son triomphe inimaginable lui permet de surmonter son mauvais état de santé. Il est en pleine forme. Il parcourt le pays en avion. Une nuit on essaie de couler son appareil, ce n’est qu’un épisode sans importance…

Le pays était heureux. « Les mauvaises gens n’avaient pas pu l’emporter sur papa Galmot. » Les Guyanais s’attendaient à une renaissance de leur patrie. Les autorités n’en revenaient pas…

Et voilà que Galmot débarque en France, son mandat en poche. Sa mission l’émeut. Il vient ici défendre le bonheur de quarante mille hommes qui ont mis leur confiance en lui, et qu’il aime.

Que trouve-t-il à Paris ?

Des affiches effarantes où on le présente comme un spéculateur effronté, un mercanti, un nouveau riche, un profiteur, un noceur, un suisse, un aventurier, un joueur, un cynique, un homme qui devrait être en Guyane, mais pas en liberté… Que diraient de cela ces quarante mille Guyanais qui l’ont vu à l’œuvre, qui le connaissent depuis quinze ans et qui l’ont envoyé à Paris défendre leurs droits ?

Dans cette campagne de presse, le journal La Lanterne se distingue tout particulièrement. Ses attaques contre Jean Galmot commencent, comme par hasard, le 11 juillet 1919… Des centaines d’articles, à manchettes sensationnelles, y paraîtront, auxquels, de temps en temps, Jean Galmot est forcé de répondre par des lettres que La Lanterne insère sans commentaire.

Au début, Jean Galmot n’est désigné que comme un homme d’affaires dont d’autres se sont servis. Ce 11 juillet, il y est même traité, sans ironie, de « négociant d’ailleurs honorablement réputé ». Le lendemain, on déclare qu’il n’a été « qu’un instrument aux mains de ceux qui le manœuvraient ». Le 17 juillet, La Lanterne insère une lettre de protestation de Jean Galmot et la commente fort correctement. Et, jusqu’au 8 août, Jean Galmot ne sera attaqué qu’avec modération.

Mais, à partir du 8 août, tout change. Les attaques se font violentes et Galmot demeure la seule cible. Le 13 août, on lui souhaite le bagne. Faut-il rappeler que ce même jour avait lieu l’arrestation d’Angelvin ?

La campagne continue, avec des haltes soudaines, et ce n’est qu’en 1920 qu’elle se fait plus copieuse, pour augmenter d’intensité dans les derniers mois de l’année, au cours desquels les accusations portées par La Lanterne à propos de « l’affaire des rhums » vont émouvoir l’opinion publique et susciter une enquête à la Chambre des députés.

Et Jean Galmot ?

Il parait. Il ripostait. Il travaillait sans trêve. Et, dès qu’il avait quelque loisir, il allait passer un jour ou deux dans son Périgord, dans ce château de Montfort qui était devenu sa propriété, et où, disait-on, il vivait comme un satrape…

Comme un satrape, entre sa femme et son fils, un enfant bizarre que les médecins disaient atteint de démence précoce.

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