VII

Bois de rose. Mission de propagande. La guerre. L’agence radio. Activité parlementaire. Journalisme. Loterie nationale. Aviation.

La Commission des Marchés avait été créée au début de la Législature du Bloc national, le 9 mars 1920, dans le but de poursuivre sans pitié tous les mercantis, les corrupteurs et les fraudeurs. Elle avait 200 000 contrats de guerre à examiner. Sur ces 200 000 dossiers, elle n’a étudié à fond qu’une seule affaire, cette « affaire des rhums » qui était la seule peut-être à n’avoir occasionné aucun dommage et aucun débours à l’État.

Quel a été par la suite le sort de cette Commission des Marchés ? Elle s’égare dans le néant… Et quelques mois après l’« affaire des rhums », une vacance s’étant produite dans le département de Saône-et-Loire, M. Simyan président de la Commission des Marchés, renonça à son mandat de député et se fit élire sénateur. Puis on perd ses traces dans le hall des pas perdus…

Mais cette Commission avait tout de même obtenu un résultat. La Maison Jean Galmot, déjà ébranlée par les pertes subies du fait de la réquisition des rhums, se voit atteinte par le préjudice causé à son chef par les campagnes de La Lanterne, les perquisitions, les attaques politiques, l’offensive menée contre son crédit dans les banques…

Dans le bel édifice que Jean Galmot avait su construire, « cette grande maison, solidement bâtie, dont les fenêtres donnaient sur tous les points de l’horizon entre l’Orénoque, l’Amazone et les îles des Antilles », qu’il décrira à maître Henri-Robert dans la dédicace de Un mort vivait parmi nous… une fissure s’était produite, la première…

Fissure secrète, évidemment, qu’il sera facile de cacher au public et qu’il pourra même combler si on lui laisse quelque répit, mais qui n’ira que s’élargissant…

Quel est le commerçant, l’industriel qui, à ce moment, le plus grave de l’après-guerre, n’a pas des difficultés de trésorerie ? L’État lui-même, et peut-être encore plus que les particuliers, est à deux doigts de la faillite. Et la France n’est pas le seul pays en pleine crise.

Mais Jean Galmot n’est pas homme à se décourager. Ces embarras… eh bien, raison de plus pour travailler.

Il multiplie son activité.

M. Pachot, au cours de ses visites au château de Montfort, 30, avenue des Champs-Élysées et avenue Victor-Emmanuel III (dans l’appartement qu’habitait à Paris Jean Galmot et où il avait établi son bureau politique) n’a pas tout pris. J’ai pu feuilleter durant quelques jours quantité de dossiers dont chacun est une preuve de l’activité et de l’intelligence du député de la Guyane…

Je trouve, dans une lettre de l’un des plus gros industriels d’aujourd’hui, deux faits qui se rapportent à Jean Galmot et qui me paraissent significatifs. Son audace n’était pas seulement sportive, comme celle d’un Alain Gerbault qui est parti de ce même port de Cannes, elle se double d’un résultat d’ordre pratique : il établit la liaison son entre les producteurs d’outre-mer et les industriels de la métropole.

Pendant l’été de 1909, un voilier chargé de bois aromatiques de la Guyane arrivait au port de Cannes, venant directement de Cayenne. C’était un événement sans précédent pour notre région des Alpes-Maritimes qui est le principal centre de l’industrie de la parfumerie en France…

Voilà pour l’audace de Jean Galmot ; et il n’était encore qu’un tout petit commerçant à ses débuts : mais on distingue déjà le conquistador…

… En quelques années, la production d’essence de bois de rose, qui pendant trente ans avait été de 12 000 à 15 000 kilos par an, monta à 30 000, 60 000 et 90 000 kilos par an, grâce à l’activité de Jean Galmot.

Et voilà pour les résultats qu’il savait obtenir…

C’est la guerre seulement qui va commencer à le rapprocher de Paris. Ses traversées de l’Océan en cargo, en goélette, sont devenues légendaires. En hiver 1914, ce planteur de la Guyane s’en vient en France pour essayer de contracter un engagement volontaire. Ce dernier geste parfait sa silhouette. Ainsi l’homme est complet.

À plusieurs reprises, il essaiera, sans y parvenir, de se faire engager. Ajourné en 1900, exempté en 1902, toutes ses tentatives n’aboutissent à rien. En 1915, la réforme n° 2 vient mettre un terme à son obstination. Mais son insistance lui vaut d’être chargé par le Gouvernement de la République d’une mission de propagande et d’inspection dans les États de l’Amérique centrale. Mission bénévole, bien entendu, point subventionnée : ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait…

Que va-t-il découvrir ?…

« Il constate que dans une des petites républiques américaines l’homme qui fait fonction de consul de France est un déserteur. Un peu plus loin, le fonctionnaire qui représente en pleine guerre notre République aurait à son service une gouvernante allemande qui, en réalité, gouvernait la légation. Dans une colonie voisine de la nôtre, le consul de France est un Allemand, et, dans un pays neutre, ce consul est un Hollandais à la tête d’une firme allemande », lisons-nous dans la plaidoirie de maître Henri-Robert.

Comptez.

Cela fait quatre pots aux roses que Jean Galmot découvre. Quatre nouveaux adversaires qui vont grossir l’armée des gens pour qui cet homme est un danger public…

Don Quichotte avait-il peur ? Prenait-il des précautions avant d’attaquer les moulins à vent ? Non, jamais. Son enthousiasme le faisait agir. Et quel sera le sort de Don Quichotte ?…

J’ai dit l’importance du rôle joué par Jean Galmot durant la guerre dans le ravitaillement de la France.

Voilà ce qu’il pensait de la guerre : « Dans cette guerre d’usure, la question d’argent prime la question des effectifs. La victoire sera au groupement qui imposera à l’adversaire le dernier canon. Or les canons se fabriquent ou s’achètent avec de l’argent. Je prétends que la guerre finira du côté des Alliés, avec des armées de mercenaires. Tous les cerveaux et tous les bras des Alliés finiront par être appliqués à la fabrication des munitions, et ce dernier mot s’entend dans le sens le plus large, le blé est munition au même titre que l’obus… Si un cultivateur produit une valeur de cent francs de blé, si un mineur extrait pour cent francs de minerai, il faut ramener ce cultivateur ou ce mineur à son chantier et le remplacer dans la tranchée par un mercenaire qui ne coûtera au pays que la moitié ou le quart de cette richesse », dit-il dans des notes prises durant un voyage en Angleterre.

Aujourd’hui, on emploie en France, à tort et à travers, ce mot de « politique réaliste » créé par Ratzel, le grand géographe allemand. On entend par là désigner la mentalité des hommes d’action qui ont le courage de penser et d’agir en ligne droite, en allant jusqu’au bout de leur idée. À côté d’un Jean Galmot nos « réalistes » d’aujourd’hui font piètre figure…

Je voudrais essayer de montrer quelle a été l’activité de Jean Galmot à Paris, quand il vint s’y fixer, à la suite de la création de la Maison Jean Galmot et de son élection à la Chambre des députés.

J’ai déjà donné une liste, certainement incomplète, des établissements, comptoirs, usines, ateliers qu’il avait créés en France, aux Colonies et à l’étranger. Sa fonderie d’or notamment, sise 14, rue de Montmorency, juste en face des établissements de ses concurrents, les puissants seigneurs du monopole des Raffineurs d’Or, témoigne de sa belle crânerie ainsi que l’ouverture d’une usine pour traiter la gomme de balata et se libérer des conditions draconiennes faites par le Trust mondial des caoutchoucs aux planteurs.

Les résultats de sa mission au Centre-Amérique et le sentiment que la propagande française à l’étranger n’était pas à la hauteur des circonstances l’amenèrent à constituer un consortium de gros industriels, pour le compte desquels il racheta de MM. Bazil Zaharoff et Henri Turot, qu’il avait connus par l’entremise de MM. François Coty et Aristide Briand, l’Agence Radio. On sait les services rendus à la France pendant la guerre et après l’armistice par cette agence télégraphique. Ce qu’on sait moins, c’est que Jean Galmot, au beau milieu des pourparlers, fut abandonné par le consortium qu’il avait constitué et qui fut dissous à la suite d’une campagne d’intimidation alimentée par une grande agence d’information. Si bien que Jean Galmot se trouva dans l’obligation de faire seul face aux engagements pris vis-à-vis de MM. Zaharoff et Turot, engagements qui se montaient à plus de cinq millions…

Élu député, Jean Galmot se distingua dans la politique aussi par son infatigable activité.

Il manifesta tout de suite son indépendance en ne s’inscrivant à aucun parti. Il demeura toujours dans ce petit groupe de « sauvages » que l’on ne pouvait apprivoiser. Néanmoins, on vit sa compétence abondamment utilisée par la Chambre du Bloc national. Il n’est peut-être pas inutile de montrer la variété des questions auxquelles il prêta son attention : vice-président de la Commission de la Marine marchande et secrétaire de la Commission des colonies et protectorats, il fut membre de la Commission des Transports aériens, du Comité d’Action républicaine aux Colonies françaises, du Conseil supérieur des Colonies, du Groupe des Députés coloniaux. Secrétaire du Groupe de l’Aviation, il appartint également au Groupe du Tourisme et de l’Industrie hôtelière, au Groupe de Défense du Commerce extérieur et d’Action française à l’étranger, au Groupe de Défense paysanne, au Groupe des Droits de la Femme, au Groupe parlementaire de l’Organisation régionale, au Groupe de Défense des Officiers ministériels, au Groupe de la Protection des Finances publiques, à l’Union coloniale française, à l’Institut colonial français, au Conseil technique pour la Guyane de la Ligue d’Exportation aux Colonies, et on le vit encore rapporteur pour la Chambre de l’Emprunt tunisien, membre fondateur de la Ligue franco-italienne, membre titulaire du Syndicat de la Presse coloniale, membre d’honneur de l’Association de la Presse parlementaire, et enfin, membre d’honneur ou président d’une quinzaine d’autres œuvres, sociétés, associations, alliances, unions et syndicats d’initiative, à Paris, en Dordogne et aux Colonies.

Son activité politique ne fut jamais souterraine, car (et cela ne fut pas étranger à la tiédeur des sentiments qu’eurent toujours pour lui ses collègues) il aimait peu le Palais-Bourbon et sa faune, et ne se cachait pas pour le dire. Il écrivit donc beaucoup dans L’Œuvre, L’Information, La Dépêche coloniale, Les Annales coloniales, etc.

Un leitmotiv serpente le long de tous les articles qu’il fit paraître : la richesse des colonies, et en particulier de la Guyane, « le plus riche pays du monde et la plus ancienne de nos colonies ». Le peu qui reste à la France de son grand empire colonial en Amérique, il fait tout pour y intéresser les gens, s’acharne à expliquer que l’avenir est là, que des richesses inépuisables s’y trouvent, et ses paroles sont celles d’un homme d’action plutôt que d’un parlementaire.

« … Partir. Être libre. N’avoir d’autre maître que soi… La vie aux colonies est la plus grande école d’énergie et de courage… Lorsqu’un homme est tenté par le goût de l’aventure, des voix autour de lui disent :

« … Il est maintenant établi qu’un jeune homme qui part aux colonies est taré… Les colonies appartiennent à de grands seigneurs féodaux qui n’auront pour toi ni merci ni justice… si tu tentes de résister, ils te casseront les reins.

« C’est pour cela qu’il faut dire au jeune homme résolu, que la vie coloniale mérite d’être vécue. C’est une vie ardente… Il faut choisir : être libre ou être esclave. Mais quelles joies lorsque le succès vient !… La vie n’est féroce pour vous que dans le milieu bourgeois qui vous oppresse. Si vous croyez à la beauté, à la justice, à la vie, tentez votre chance, allez-vous-en… »

Paroles d’un homme jeune que la lutte enchantera toujours…

Se passionnant pour la recherche des moyens d’enrayer la crise économique dans laquelle se trouva la France au lendemain de la guerre, il songea aussitôt à la Guyane.

À ce propos il est bon de rappeler que, comme jadis Beaumarchais, il eut l’idée (et déposa sur le bureau de la Chambre une proposition de loi) d’une Loterie nationale, qui permettait de faire entrer dans les caisses de l’État six milliards par an. Cette loterie aurait comporté un montant de 500 millions de lots annuels, et était basée sur une émission mensuelle de 45 millions de billets de 25 francs. On écarta ce projet parce qu’on le trouva immoral.

Sans se lasser, Jean Galmot continua à exalter l’or et les forêts de la Guyane, prouvant que de là pourrait venir le salut invoqué et s’offrant, d’une manière toute désintéressée, pour organiser l’exploitation de la Colonie au bénéfice de la France.

Il montrait que pour la tractation d’emprunts à l’étranger, la Guyane pourrait être un gage sur lequel on devait compter. Étudiant de près toutes les questions d’emprunts, aux colonies et à l’étranger, au moyen des contacts fréquents qu’il avait avec des financiers anglais et américains, il les stupéfiait par sa compétence, telle que celle des ministres responsables, Klotz, par exemple, palissait à côté… Ils ne furent pas rares ceux qui pensaient dès cette époque qu’un homme pareil serait à sa place à l’administration suprême de l’État.

Détail à noter : pour l’exploitation intensive des trésors de la forêt guyanaise, Jean Galmot préconisait l’usage d’avions et hydravions, dont il avait déjà fait l’expérience.

Tout un chapitre serait à écrire sur « Jean Galmot aviateur ».

Faut-il rappeler qu’il avait créé, en Guyane, la première ligne régulière de transports aériens, reliant Saint-Laurent-du-Maroni et Cayenne à l’intérieur ? Là où une pirogue mettait soixante jours, l’avion effectuait le trajet en deux heures. Des hangars au fond de la forêt, toute une installation ultra-moderne prouvaient, une fois de plus, que cet homme ne craignait pas de bousculer les idées bien assises et d’utiliser tout ce que le progrès scientifique lui offrait… La mort de Jean Galmot a fait que de nouveau soixante jours sont nécessaires pour parcourir un trajet qu’on accomplissait en avion en deux heures…

Mais il n’avait pas borné à la Guyane sa propagande. Fréquemment il batailla pour qu’aux autres colonies françaises fussent créées des lignes aériennes. Et en France même, il organisa un Tour de France aérien, avec ses propres appareils (le Jean-Galmot N° 1, le Jean-Galmot N° 2…), qui lui valut une grande popularité. Sa témérité était extrême. On le vit aller se poser, avec son avion, à Montfort, arrivant en triomphateur après son élection en Guyane… Atterrissage sur un terrain impossible, qu’il parvint à réaliser contre toute logique. Comment aurait-il pu ne pas céder au désir de rentrer au pays natal d’une manière aussi miraculeuse ?

Homme aux yeux d’enfant, Don Quichotte : il y avait du bluff chez lui. Le bluff est-il incompatible avec le « réalisme » ? À un certain degré, il devient de l’héroïsme, une manière d’action supérieure. Citons une lettre de M. Dick Farman, constructeur des avions « Jean-Galmot » :

Je ne puis donc qu’insister à nouveau pour que vous preniez toutes les précautions pour éviter un accident et recommandiez l’extrême prudence à votre pilote… de façon à éviter un incident ou un accident que nous déplorerions énormément. Surtout pour vous, Monsieur Galmot, qui avez entrepris d’innover le tourisme aérien. Peut-être puis-je également vous faire le même reproche d’avoir un excès de confiance et de penser que l’aviation est arrivée au même degré de sécurité qu’un voyage ordinaire en automobile…

C’est toujours le même homme, celui qui amenait à Cannes une goélette chargée de bois de rose de Guyane, qui ouvrait ses établissements juste en face de ceux de ses concurrents, qui continuera à aller au-devant de tous les dangers, qui aime la vie dans toutes ses manifestations, par amour de l’action et par goût du risque.

Ayant remporté la première manche contre ses adversaires, Jean Galmot se remet au travail. Au milieu de ses multiples occupations d’ordre parlementaire, technique, journalistique ou financier, rien ne vient le distraire de sa principale préoccupation : il faut que la Maison Jean Galmot se tire des difficultés où elle se trouve.

Il faut regagner le terrain perdu.

L’heure est grave.

Car les affaires ne sont pas les affaires.

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